Moyens et finsi
1. Problèmes de▶ ◀la▶ liberté ◀de▶ choisir son destin
7 novembre 1969
◀La▶ crise actuelle nous amène à poser pour la première fois dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité ◀les▶ questions fondamentales ◀de▶ ◀la▶ destinée du genre humain. Quel genre ◀de▶ communautés faut-il créer ? sur quel type ◀d’▶homme ◀les▶ fonder ? selon quelles valeurs régler ces communautés, leur morale, leur politique ? et pour quelle fin ultime ◀les▶ faire marcher ? Ce sont ◀d’▶énormes questions, qui caractérisent ◀le▶ paradoxe fondamental ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ notre temps : pour la première fois dans toute ◀l’▶histoire — depuis que ◀l’▶humanité a pris une vague conscience ◀d’▶elle-même —, ◀les▶ hommes se voient contraints ◀de▶ choisir leur avenir, ◀de▶ choisir ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶espèce humaine, et voilà ◀le▶ paradoxe : pour la première fois dans ◀l’▶histoire, ◀l’▶humanité est contrainte ◀de▶ choisir librement son avenir.
26 novembre 1971
Autrefois, tout était tracé ◀d’▶avance. Hier, un nouveau code ◀de▶ déterminismes commençait à se dessiner, prenant ◀le▶ relais des contraintes coutumières : ◀la▶ majorité des jeunes gens ◀de▶ ma génération me paraissent avoir choisi ◀le▶ métier qui était à la fois ◀le▶ moins éloigné ◀de▶ leurs goûts (dans ◀la▶ mesure où ils avaient ◀la▶ chance ◀de▶ ◀les▶ connaître) et ◀le▶ plus près de leur idée ◀d’▶une carrière intéressante, au sens financier ◀de▶ ◀l’▶adjectif. Aujourd’hui, quelque chose de nouveau s’est produit.
Au lieu des traditions remontant au Moyen Âge, au lieu des goûts individuels et ◀de▶ ◀la▶ soif ◀de▶ profit matériel libérés par ◀la▶ Renaissance, qui dominaient hier encore ◀le▶ comportement ◀de▶ la plupart des Occidentaux, je vois paraître une motivation aussi différente ◀de▶ ◀la▶ coutume que du profit : celle du sens ◀de▶ ma vie, du sens ◀de▶ ◀la▶ société, et du sens ◀de▶ ma participation — ou non — à cette société. Mais cela pose ◀de▶ grandes et graves questions. Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶ingénieur. Hier, il était ingénieur pour produire, pour bâtir et organiser, pour dominer ◀la▶ nature et ◀l’▶exploiter au maximum en vue ◀d’▶une prospérité matérielle toujours croissante. Aujourd’hui, il constate que ◀la▶ nature risque ◀de▶ succomber à ◀l’▶industrie qui ◀la▶ pille sans ◀le▶ moindre scrupule, puis ◀l’▶empoisonne par ◀le▶ moyen des produits transformés ◀de▶ ce pillage. Et ◀l’▶idée se fait jour en lui que ce n’est plus aux seuls « besoins ◀de▶ ◀l’▶économie » qu’il s’agit désormais ◀de▶ répondre (ils ne sont trop souvent que ◀le▶ profit des firmes et ◀de▶ leurs actionnaires), mais plutôt aux besoins ◀de▶ ◀la▶ société humaine, ◀de▶ ◀la▶ communauté humaine sous toutes ses formes : municipale, régionale, nationale, continentale et finalement globale, selon ◀les▶ dimensions des tâches qui ◀la▶ suscitent et ◀la▶ rassemblent. Il peut maintenant concevoir sa profession dans ◀le▶ cadre et ◀les▶ perspectives combien plus vastes et significatives ◀de▶ ◀la▶ cité, ◀de▶ ◀la▶ nature, et ◀de▶ ◀la▶ nécessité vitale désormais ◀de▶ nouer entre elles un nouveau pacte.
26 juin 1970
C’est ◀le▶ succès continuel du progrès, particulièrement industriel, qui, paradoxalement, pose des questions fondamentales. Dès lors que ◀l’▶industrie, ◀la▶ technologie, assurent aux hommes ◀le▶ nécessaire vital, et permettent ◀d’▶attendre un développement continu, à ◀l’▶infini, ◀l’▶homme se voit libéré ◀de▶ ◀la▶ nécessité pure, il se voit capable ◀de▶ choisir ◀l’▶avenir ◀de▶ sa civilisation, ◀les▶ buts ◀de▶ cette civilisation. Jusqu’ici, ◀l’▶effort absorbait ◀le▶ plus clair des énergies, maintenant on peut prévoir et choisir, et ◀l’▶on y est forcé, dès ◀l’▶instant où on ◀le▶ peut.
3 février 1972
◀Les▶ écocatastrophes désormais calculables nous contraignent à choisir librement notre avenir, nos finalités — alors que jusqu’ici, chacun fonçait droit devant soi en pensant : il y a ◀de▶ ◀la▶ place et des ressources pour tous… On se laissait entraîner sans réflexion, en faisant confiance aux États, aux experts, à ◀la▶ nature qui arrangerait tout… Or, une série ◀de▶ choix s’impose aujourd’hui ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus concrète et urgente : puissance ou liberté ? progrès quantitatif ou qualitatif ? croissance ou équilibre ? PNB ou qualité ◀de▶ vie ? etc.
Et nous voyons bien que les premiers termes sont collectifs et quantitatifs. Et que les seconds se ramènent tous à une mesure, ou unité, ou réalité, qui est personnelle et qualitative.
26 novembre 1971
Hier, parce que tout était réglé par ◀la▶ société, ◀la▶ question ◀de▶ ses fins dernières était rarement posée ; on n’en prenait pas nécessairement conscience, on se laissait déterminer par ◀les▶ conduites communes. Aujourd’hui, tout est libre, mais tout devient problème, occasion ◀de▶ doute, ◀d’▶anxiété. Tout oblige à avoir conscience ◀de▶ ce qu’on veut en fin de compte, c’est-à-dire ◀de▶ ce qu’on veut avoir comme politique ! C’est cela, ◀la▶ liberté. Et cela pèse ! Et on comprend que tant ◀d’▶hommes aujourd’hui ◀la▶ fuient, devant ◀les▶ risques et ◀les▶ obligations qu’elle implique, cherchant des remèdes à cette liberté dans un conditionnement artificiel, extrême, qui sera selon ◀les▶ cas : ◀la▶ mode (vestimentaire, artistique, idéologique), ◀la▶ publicité (conditionnement des goûts qui économise ◀l’▶hésitation, ◀les▶ doutes devant un étalage trop abondant ◀d’▶objets ou ◀de▶ produits), ou ◀les▶ divers conformismes moraux ou politiques qu’on baptise « discipline ◀de▶ parti » ou « sens ◀de▶ ◀l’▶histoire », et qui donnent au jeune homme ou à ◀la▶ jeune fille ◀l’▶impression qu’il est « engagé » alors qu’il n’est qu’embrigadé, qu’il s’est déchargé ◀de▶ ◀la▶ peine ◀de▶ réfléchir et ◀de▶ choisir sur ◀le▶ parti ou ◀la▶ mode, ou même, dans ◀le▶ meilleur des cas, sur un directeur ◀de▶ conscience laïque, chef ◀de▶ cellule ou chef ◀de▶ gang, chef ◀de▶ parti ou dictateur.
Modes, publicités, conformismes, disciplines ◀de▶ parti, chauvinismes, fanatismes ◀de▶ jeunesses fascistes ou nazies, ou communistes, ou phalangistes, ou gardes rouges : autant ◀de▶ remèdes contre ◀la▶ liberté, autant ◀de▶ fuites devant ◀la▶ liberté et ◀le▶ vertige, et devant ◀les▶ questions dernières qu’elle oblige à se poser, devant ◀le▶ choix des finalités assumées.
5 novembre 1971
◀La▶ formule ◀de▶ toute hypocrisie sociale, c’est ◀la▶ négation, ◀le▶ refoulement des finalités réelles, et ◀l’▶allégation, ◀la▶ mise en avant de finalités officielles qu’on ne vise pas réellement.
11 novembre 1966
◀Le▶ seul moyen ◀d’▶évaluer, ◀d’▶apprécier, ◀de▶ critiquer en connaissance de cause un régime et, plus généralement, une politique donnée, c’est ◀de▶ savoir d’abord quels étaient ou quels sont ses buts humains — sont-ils bons ou mauvais en tant que tels ? — et après, ◀de▶ se poser la question ◀de▶ ◀l’▶efficacité ◀de▶ ◀la▶ politique proposée, c’est-à-dire ◀de▶ comparer ◀les▶ réalisations effectuées aux buts déclarés ou réels ◀de▶ cette politique.
3 décembre 1971
Il y a ◀les▶ finalités réelles et ◀les▶ finalités alléguées. Comment ◀les▶ distinguer ? Il y a dans ◀les▶ discours des hommes politiques ce qu’on pourrait appeler ◀les▶ mensonges ◀de▶ routine : expliquer pourquoi il n’y aura pas ◀de▶ dévaluation deux jours avant qu’on ◀la▶ fasse, et expliquer une semaine plus tard pour quelles excellentes raisons on s’y est résolu. Ou dire que « ◀la▶ mobilisation n’est pas ◀la▶ guerre ». Ou proclamer, si on déclare ◀la▶ guerre, que c’est par amour ◀de▶ ◀la▶ paix, hélas unilatéral. Ou quand on refuse une augmentation ◀de▶ salaire dans une branche ◀de▶ ◀l’▶industrie, que c’est par impossibilité matérielle — pourtant on finit par ◀l’▶accorder, et on explique ensuite aux actionnaires qu’on n’a pas pu faire autrement et que ◀la▶ société ne s’en porte que mieux, etc. Bien rares sont ◀les▶ hommes politiques qui déclarent leurs vraies finalités. La plupart ne déclarent que ce qu’on attend ◀d’▶eux, dans ◀les▶ masses du pays, au parlement, ou dans ◀les▶ chancelleries ◀de▶ ◀l’▶étranger.
◀Les▶ finalités réelles ne se manifestent ◀d’▶une manière certaine et vérifiable qu’à ◀l’▶occasion ◀de▶ ◀la▶ cérémonie annuelle qui justifie ◀les▶ conseils ◀de▶ direction et ◀les▶ parlements dont elle était, à ◀l’▶origine, ◀la▶ principale fonction : ◀l’▶établissement du budget. Car ◀le▶ budget est ◀la▶ traduction financière ◀d’▶une politique, c’est-à-dire ◀la▶ manière dont on entend ordonner ◀les▶ moyens et ◀les▶ fins. ◀Les▶ budgets ne trompent pas… si on apprend à ◀les▶ lire. Pour cela, ◀le▶ principe ◀de▶ base, c’est ◀de▶ croire ◀les▶ chiffres plutôt que ◀les▶ justifications ◀de▶ ces chiffres. Par exemple, quand on dit : ◀la▶ commune ◀de▶ x n’a pas autant ◀de▶ moyens financiers que ◀la▶ petite commune ◀de▶ y pour ◀l’▶hygiène mentale des enfants des écoles, on dit en réalité : ◀la▶ commune ◀de▶ x, quoique plus riche que celle ◀de▶ y, n’a pas ◀les▶ mêmes objectifs ou doit tenir compte d’autres problèmes jugés plus importants. On essaie ◀de▶ faire croire que ◀la▶ politique que ◀l’▶on adopte est « dictée par ◀le▶ budget », alors qu’il est clair que c’est ◀l’▶inverse qui est vrai.
2. Finalités et monde moderne
29 octobre 1971
Il y a quelque chose qui est peut-être plus effrayant que ◀les▶ prévisions apocalyptiques des écologistes, quelque chose qui est déjà parmi nous, bel et bien là, qui est ◀la▶ question du siècle, une question pure, béante, qui ne se posait du temps ◀de▶ ma jeunesse qu’à quelques-uns, et qui a subitement éclaté dans ◀les▶ universités ◀de▶ tout ◀l’▶Occident et dans ◀les▶ rues ◀de▶ toutes nos grandes villes au mois ◀de▶ mai 1968 : Que faisons-nous là ? Quel est ◀le▶ sens ◀de▶ cette société, quel est ◀le▶ sens ◀de▶ ma vie dans cette société qui n’en est pas une, qui n’est pas une communauté ? Que vaut son niveau de vie calculé en termes purement matériels ? Vers quoi nous conduit-elle ? Il faut reconnaître qu’elle ne ◀le▶ sait pas elle-même.
26 novembre 1971
◀La▶ science et ◀la▶ technique ont provoqué peut-être, et ont à coup sûr permis, ◀l’▶essor industriel et ◀l’▶urbanisation sauvage qui sont en train de bouleverser ◀les▶ équilibres écologiques du continent européen, des mers et des airs qui ◀l’▶entourent. Par un juste retour, n’est-ce point aux scientifiques, aux techniciens, aux urbanistes qu’il incombe ◀de▶ chercher et ◀de▶ trouver ◀d’▶urgence ◀les▶ moyens ◀de▶ restaurer ce qui fut compromis par ◀le▶ génie civil et militaire, j’entends ◀les▶ moyens ◀de▶ prévenir ◀les▶ désastres sociaux, biologiques et physiques qu’annonce ◀la▶ prospective, en sauvant du même coup ◀la▶ nature ? N’y a-t-il pas là une vocation proprement exaltante pour ◀l’▶ingénieur ? Une nouvelle manière ◀d’▶assumer ses droits et ses devoirs civiques et culturels, et ◀de▶ passer du rôle ◀d’▶expert non concerné, voire ◀de▶ simple servant ◀d’▶un système ◀de▶ profit, au rôle ◀de▶ créateur voisin ◀de▶ celui ◀de▶ ◀l’▶artiste, responsable ◀d’▶une cité neuve et ◀d’▶un nouveau contrat social ?
Au spécialiste « isolé » (comme un fil électrique) qui fait son « job » en toute conscience professionnelle, mais ne veut pas chercher à comprendre ◀le▶ reste, au technicien du seul rendement (qui est, en fin de compte, ◀la▶ rentabilité), nous pouvons et nous devons opposer aujourd’hui un type ◀d’▶homme ◀de▶ technique et ◀de▶ science réintégré dans ◀la▶ communauté, relié à ◀l’▶ensemble social par ◀le▶ souci des fins dernières ◀de▶ ◀la▶ cité et ◀de▶ ◀la▶ personne dans ◀la▶ communauté.
9 février 1968
Il faut s’habituer à penser en tension quand il y a des antinomies, et ne pas essayer follement ◀d’▶éliminer un des deux termes. On n’y arriverait pas. Prenons par exemple ◀le▶ profit, ◀la▶ notion ◀de▶ profit. Je pense que ◀le▶ vice fondamental et mortel ◀de▶ notre société occidentale, c’est que tout est réglé en fonction du profit, que ◀le▶ profit, ◀le▶ recours à ◀la▶ notion ◀de▶ profit tranche toujours en dernier ressort. Admettons cela en tout cas. Est-ce que cela veut dire que ◀le▶ profit doit être complètement éliminé ? qu’il faut y renoncer ? au profit ◀de▶ théories des partis ◀de▶ gauche, mettons, et au détriment des capitalistes ? Eh bien, ce serait une vision irréaliste et naïve ◀de▶ ◀la▶ société. Dire que ◀la▶ priorité ◀de▶ fait donnée au motif du profit est ◀la▶ cause des maux ◀les▶ plus graves ◀de▶ nos sociétés n’équivaut pas du tout à dire qu’il faut supprimer ◀le▶ profit, mais à dire que ◀le▶ profit ne doit pas avoir ◀la▶ priorité dans ◀les▶ choix politiques qui s’imposent désormais à nos sociétés occidentales.
29 octobre 1971
Si ◀l’▶on veut agir, il faut choisir : au nom de quelles finalités va-t-on faire ◀les▶ choix nécessaires ? Si ◀la▶ finalité est ◀le▶ profit, alors tant pis pour ◀la▶ pollution, ◀le▶ bruit, ◀les▶ fumées, ◀les▶ radiations, ◀les▶ névroses collectives… Cela coûte très cher. En fait, ◀l’▶industrie occidentale a choisi, pratiquement, jusqu’à ces dernières années, au nom du profit ou ◀de▶ ◀la▶ rentabilité, et pas ◀de▶ ◀la▶ vie.
12 novembre 1971
Aux problèmes vitaux que posent ◀l’▶épuisement ◀de▶ ◀l’▶oxygène, ◀la▶ pollution des océans, ◀les▶ barrages fluviaux, s’ajoute celui des villes nées ◀de▶ ◀l’▶industrie au xixe siècle et ◀de▶ ◀la▶ technique au xxe siècle.
Je crois qu’elles nous offrent ◀l’▶exemple ◀le▶ plus visible, tangible, plastique, ◀de▶ ◀l’▶absence ◀de▶ finalités communautaires, si caractéristique ◀de▶ notre société.
Leur chaos architectural ◀de▶ géométries bêtes ou folles, leur taille démesurée, leur envahissement par ◀les▶ autos bruyantes, polluantes, et finalement paralysantes, c’est ◀la▶ représentation exacte non seulement ◀de▶ ◀l’▶absence ◀de▶ finalités communes et créatrices ◀de▶ communautés structurées, mais ◀de▶ ◀la▶ mise en œuvre, hautement efficace cette fois-ci, ◀d’▶une seule finalité : ◀le▶ profit à court terme.
3 décembre 1971
C’est ◀le▶ choix que ◀l’▶on fait quand il y a conflit entre deux besoins, deux projets, et pas assez pour ◀les▶ deux à la fois, dit-on, qui révèle ◀les▶ vraies fins que ◀l’▶on suit. Voilà ◀le▶ lieu bien délimité, ◀le▶ champ clos ◀de▶ ◀la▶ bataille proprement politique. Or, des choix ◀de▶ cet ordre, de plus en plus, nous devrons ◀les▶ faire dans ◀l’▶industrie.
◀Les▶ mesures anti-pollution (absorption des fumées et gaz dans ◀les▶ villes, autos sans essence, avions à réaction silencieux) coûteront très cher, c’est entendu. ◀La▶ question sera, de plus en plus, ◀de▶ savoir si ◀la▶ finalité dernière que ◀l’▶on sert est un certain équilibre entre ◀les▶ groupes humains et entre ◀l’▶homme et ◀la▶ nature, ou seulement ◀la▶ croissance indéfinie du PNB, ou encore ◀le▶ profit calculé uniquement en argent, ou calculé aussi en bonheur, en santé, en qualité ◀de▶ vie et en justice sociale ou communautaire.
29 octobre 1971
◀L’▶écart entre ◀le▶ tiers-monde et ◀l’▶Occident deviendra insupportable, puis engendrera des violences inouïes. Avec une population quatre fois supérieure à celle des pays industrialisés, ◀le▶ tiers-monde — il faut oser ◀le▶ dire ! — n’a aucune possibilité matérielle ◀de▶ rejoindre jamais notre niveau de vie. Pour y arriver, en effet, on a calculé qu’il faudrait multiplier ◀l’▶exploitation des ressources naturelles, et donc aussi ◀la▶ pollution du globe, par 200, ce qui est matériellement impossible. En effet, ◀les▶ ressources naturelles — charbon, pétrole, métaux, bois, eau potable, etc. — ne sont pas du tout inépuisables comme tous ◀les▶ hommes ◀l’▶ont cru naïvement jusqu’à nous : ◀le▶ charbon et ◀le▶ pétrole s’épuisent ◀d’▶une manière calculable. Selon certains experts, même si ◀l’▶on découvre dans ◀les▶ déserts et ◀les▶ mers ◀le▶ double ◀de▶ pétrole qu’on exploite aujourd’hui, avec ◀l’▶augmentation ◀de▶ ◀la▶ population et ◀de▶ ◀la▶ consommation, tout ◀le▶ pétrole ◀de▶ ◀la▶ terre semble devoir être brûlé d’ici trente ans. On trouvera autre chose, pensez-vous ? Voire ! ◀L’▶épuisement des forêts, bien pire : ◀l’▶épuisement ◀de▶ ◀l’▶eau potable, pire encore : ◀de▶ ◀l’▶air respirable, ◀de▶ ◀l’▶oxygène même, suite à ◀la▶ mort des forêts et des océans, c’est ce qui menace ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶humanité. Tout cela peut sembler délirant. Mais tout cela est impitoyablement calculé par ◀les▶ écologistes américains, soviétiques et européens.
3. Fins et moyens au service ◀de▶ ◀la▶ personne
23 janvier 1970
Une communauté des personnes n’est pas ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶homme, mais un moyen pour ◀les▶ personnes ◀de▶ se réaliser. ◀Le▶ but final n’est pas une plus grande puissance ◀de▶ ◀la▶ communauté, mais une plus grande liberté, une meilleure réalisation ◀de▶ chacun. ◀La▶ communauté est donc ◀le▶ lieu ◀de▶ dépassement des égoïsmes individuels, alors que ◀le▶ nationalisme voudrait nous faire croire qu’elle est ◀la▶ somme ◀de▶ tous ces égoïsmes additionnés en un super-égoïsme collectif. Finalement, il faut répéter ◀de▶ ◀la▶ personne ce qu’en disait Kant : ◀la▶ personne, c’est ce qui, dans ◀l’▶homme, ne peut jamais être utilisé comme instrument.
3 février 1964
◀Les▶ réalistes transigent toujours très facilement sur ◀les▶ fins. Ils ont tendance à subordonner ◀les▶ fins à leurs moyens actuels, puis à oublier tout à fait ◀les▶ fins. ◀Les▶ idéalistes, au contraire, ne s’occupent que ◀de▶ ◀la▶ pureté absolue des fins, seuls objets dignes ◀de▶ ◀la▶ réflexion ◀d’▶un guide des hommes ; ils supposent que ◀les▶ moyens seront donnés et souvent oublient finalement ◀d’▶en parler. À d’autres ◀de▶ ◀les▶ rechercher. ◀Les▶ points ◀de▶ réalisation dans ◀l’▶histoire, il me semble, ◀les▶ points où il y a réalisation ◀de▶ quelque chose, se situent toujours à ◀l’▶intersection ◀de▶ ces deux tendances, lorsque ◀les▶ fins, ◀les▶ buts, clairement conçus et ordonnés, suscitent ◀les▶ moyens adéquats de la part des hommes politiques.
3 février 1964
On pourrait aller plus loin dans ◀la▶ critique des utopies et dire ceci, ◀d’▶une manière peut-être paradoxale : la plupart des utopies ont ◀le▶ tort ◀de▶ n’être pas assez nouvelles, pas assez neuves. C’est-à-dire qu’elles sont conçues à partir de ce que nous connaissons et voyons aujourd’hui, qu’elles sont trop étroitement liées à nos propres connaissances présentes limitées, à nos préjugés, qu’elles prolongent simplement quelques traits ◀de▶ notre vie actuelle. Or, ◀les▶ changements qui se produiront d’ici vingt ans ou cent ans, ou d’ici sept-cents ans, seront très probablement, on pourrait dire certainement, beaucoup plus importants et beaucoup plus radicaux que tous ceux que peuvent imaginer aujourd’hui ◀les▶ utopistes. ◀L’▶histoire réelle fera certainement preuve ◀de▶ beaucoup plus ◀d’▶imagination que ◀le▶ plus grand utopiste ◀d’▶aujourd’hui. ◀L’▶histoire réelle aura une imagination beaucoup plus fertile en surprises, en innovations totalement imprévisibles ◀de▶ nos jours, aussi imprévisibles par exemple que ◀la▶ bombe atomique ◀l’▶était à ◀la▶ fin du xixe siècle, quand Jules Verne imaginait des armes terrifiantes pour détruire presque un quartier ◀de▶ ville, ou même encore beaucoup plus imprévisibles que ◀la▶ bombe ne ◀l’▶était en 1939, quand tous ◀les▶ états-majors et tous ◀les▶ gouvernements mettaient en garde contre ◀la▶ guerre des gaz, quand tout le monde portait un masque à gaz en bandoulière. On se préparait donc à un danger qui paraissait terrifiant et qui paraît aujourd’hui presque un jeu, en comparaison de ce qui a été trouvé quatre ans plus tard. En somme, ◀les▶ utopies sont ◀le▶ plus souvent trop courtes, trop modestes, on pourrait dire trop peu utopiques.
Mais il y a d’autres conceptions possibles ◀de▶ ◀l’▶utopie, des conceptions qui ne sont pas négatives, qui ne sont pas polémiques, qui ne sont pas liées aux insuffisances actuelles pour ◀les▶ critiquer, qui ne sont pas non plus une évasion devant ◀les▶ conditions pratiques ◀de▶ ◀l’▶action, mais au contraire qui sont des descriptions ◀d’▶un nouvel ordre à établir, ◀d’▶une société plus cohérente, mieux ordonnée au bien, c’est-à-dire au type ◀d’▶homme que ◀l’▶on considère comme idéal, des utopies conçues non pas à partir ◀d’▶aujourd’hui, mais à partir de ce but cohérent. Ce sont des descriptions positives, éclairantes, qui désignent ◀le▶ but à atteindre, qui ◀l’▶imposent à ◀l’▶imagination, et qui, par là même, agissent sur ◀les▶ esprits, c’est-à-dire sur ◀le▶ lieu où tous ◀les▶ événements ◀de▶ ◀l’▶histoire prennent leur source. Il n’y aurait pas ◀d’▶histoire, s’il n’y avait pas, à ◀l’▶origine ◀de▶ ce qu’on appelle ◀l’▶événement, quelque chose qui se passe dans ◀l’▶esprit ◀d’▶un homme — c’est toujours là que ◀l’▶histoire commence, tous ces événements, à ◀l’▶exception peut-être des tremblements ◀de▶ terre.