La personnek
1. Individu et personne
18 février 1966
La personne, dans l’individu humain, c’est la partie de▶ nous-mêmes qui peut dire « je », qui prend conscience.
23 janvier 1970
La personne est distincte ◀de▶ l’individu, mais ne peut pas exister sans lui. L’individu n’est pas le contraire ◀de▶ la personne, c’est plutôt la condition nécessaire. Enfin, la personne n’existe que dans ses actes. Elle n’est pas une essence, elle est une existence.
11 novembre 1966
Quand l’individu apparaît, c’est au moment où il y a certains troubles dans la tribu primitive — par exemple certains criminels se sauvent pour échapper au châtiment ; d’autres, qui ont commis des fautes moins graves, sont expulsés ; certains s’en vont comme un jeune homme qui fait des fugues, un adolescent qui a envie ◀d’▶aller ailleurs. Tous ces gens qui quittent le sein maternel ◀de▶ la tribu primitive et l’abri des tombeaux deviendront les premiers individus, ces premiers atomes qui partent en liberté, qui sortent ◀de▶ la molécule et ◀de▶ leur combinaison. Ce sont eux qui vont créer les premières cités, les cités grecques que l’on connaît bien, depuis le viiie , viie , vie siècle avant notre ère.
Dans ces cités, où ils se réunissent peu à peu, ils vont se donner volontairement des liens nouveaux. Les autres étaient des liens du sang, ◀de▶ la naissance. Ils se donneront des lois, des liens délibérés, qu’ils accepteront à l’origine tout à fait volontairement — quitte à ensuite les imposer à d’autres. Ils deviennent, ◀de▶ ce fait, des hommes à la fois libres — ils sont libérés des liens du sang, ◀de▶ la tribu — et responsables, puisqu’ils sont ceux qui, réunis dans les conseils, dirigent la cité. Le deuxième stade est, comme idée ◀de▶ l’homme, comme formule ◀de▶ l’homme, le citoyen.
Ensuite, les cités s’agrandissent. C’est la période hellénistique, après les conquêtes ◀d’▶Alexandre, quand les cités deviennent beaucoup trop grandes pour que la voix ◀d’▶un citoyen sur l’agora puisse porter jusqu’aux limites ◀de▶ la ville — comme le voulait Aristote — et beaucoup trop grandes pour que les citoyens, même ceux qui voulaient se dévouer au bien public, puissent garder une notion concrète du gouvernement ◀de▶ la ville. Alors, ils le délèguent à un certain nombre ◀de▶ gens, dans tous les quartiers, où ils se groupent d’après des professions surtout ; ils sont très éloignés du centre et subissent ce que celui-ci décide. Ils deviennent des individus passifs. C’est le règne ◀de▶ l’individualisme, presque au sens moderne du mot ; c’est aussi le règne ◀de▶ la démagogie, parce que les membres du conseil responsable qui siège près de l’agora doivent se faire élire ou tiennent à un semblant ◀d’▶élection ; ils veulent en tout cas avoir un parti, donc ils se mettent à faire ◀de▶ la démagogie et mènent très vite à la tyrannie. Cela devient surtout ce que j’appelle un sentiment ◀de▶ vide social. L’individu qui est trop loin du pouvoir est devenu passif, il n’a plus ◀de▶ responsabilités, il se sent devant une sorte ◀de▶ vide. C’est un sentiment que beaucoup connaissent aujourd’hui dans nos cités et nos États beaucoup trop grands.
C’est l’Empire ◀de▶ Rome qui est venu remettre ◀de▶ l’ordre dans toutes ces cités qui se défaisaient par leur individualisme ◀de▶ l’Empire ◀d’▶Alexandre. Rome vient avec sa règle extrêmement fruste, militaire, aligner tout son monde, et créera une nouvelle conception ◀de▶ l’homme citoyen ; non pas le citoyen qui décide librement en conseil des graves questions ◀d’▶État, mais le citoyen qui est au service du despote, ◀de▶ l’empereur et ◀de▶ sa machine étatique (autrement dit le fonctionnaire), l’homme défini par sa fonction dans la cité. Il n’a pas ◀de▶ valeur en lui-même, c’est uniquement celle que lui délègue l’État qui compte, si bien que cet homme s’appellera, dans le droit romain, persona. Que veut dire persona ? C’était à l’origine le nom du masque des acteurs. Per-sona vient de per-sonare en latin, qui veut dire : faire résonner des paroles à travers. Per-sonare était donc le masque. Pourquoi applique-t-on alors au citoyen romain cette notion ◀de▶ persona ? C’est justement parce qu’il est défini uniquement par sa fonction, son rôle, au sens du rôle ◀d’▶un acteur dans une pièce. Il devient persona dans la mesure où il est un citoyen romain reconnu par l’empereur et par l’empire. S’il ne l’est pas, il est un servus, un esclave ; et un des adages ◀de▶ base du droit romain est que l’esclave n’est pas une personne (servus non est persona), parce qu’il n’est pas déterminé par l’empereur.
25 février 1966
À la notion grecque ◀d’▶individu a correspondu chez eux la notion sociale ◀de▶ polis, ◀de▶ cité, a correspondu aussi une notion du civisme, ◀de▶ la vie politique, ◀de▶ la vie commune, qui traduisait bien cette notion ◀de▶ l’individu.
Dans le monde romain, la notion humaine qui est apparue comme nouveauté était la notion ◀de▶ citoyen, ◀d’▶homme défini par ses liens sociaux, et la notion qui lui a correspondu était le règne ◀de▶ la loi réglant les relations entre les hommes au niveau de la cité, puis ◀de▶ l’empire.
Nous voyons maintenant la révolution que l’on pourrait appeler judéo-chrétienne, qui crée la notion ◀de▶ « personne », ◀d’▶homme défini par sa vocation transcendante, notion qui synthétise en quelque sorte la notion grecque ◀d’▶individu et la notion romaine ◀de▶ citoyen, puisque la personne chrétienne est à la fois l’homme unique, distinct, et l’homme en relation avec son prochain. Donc, c’est la synthèse — je pourrais dire, pour jouer un peu avec les mots — du solitaire et du soldat qui donne le solidaire.
28 janvier 1966
On peut dire que l’homme ◀de▶ la tribu, du clan primitif, avait une seule dimension existentielle, c’était sa relation avec le corps sacré que formait la tribu, où il n’était pas distinct des autres, mais en symbiose, comme dans le rêve, où les choses ne sont pas vraiment distinguées, où les animaux et les hommes se métamorphosent, s’absorbent, se mélangent. Une deuxième dimension sera introduite, quand l’individu se détachera du clan, deuxième dimension qui le fonde en lui-même, et qui ensuite détermine son mode ◀de▶ relations avec autrui dans la cité, selon les lois.
Avec le christianisme et saint Paul, une troisième dimension s’introduit, celle qui relie l’individu non plus seulement aux lois ◀de▶ la cité impersonnelle, ou à la morale sacrée, mais au transcendant et, par l’ordre ◀d’▶aimer son prochain, à une nouvelle communauté. Donc, cet homme — imaginons un chrétien idéalement conforme à la doctrine ◀de▶ saint Paul — se trouve mieux distingué du magma originel que l’individu grec, distingué par sa vocation personnelle, et en même temps mieux engagé que ne l’était le citoyen romain, parce qu’il n’est pas engagé seulement au service impersonnel ◀de▶ l’empereur ou des lois ◀de▶ la cité, mais au service concret du prochain. Cet homme qui est à la fois mieux individualisé et mieux relié par la même vocation, c’est ce que le christianisme va nommer la « personne ».
2. La personne comme « tension »
20 janvier 1967
J’ai défini et situé jusqu’ici un certain nombre ◀de▶ couples ◀d’▶antinomies logiques, qui se trouvent être des complémentaires réels : dans la conception ◀de▶ l’homme européen, le couple vocation personnelle et engagement communautaire, ou liberté et responsabilité ; dans le domaine ◀de▶ l’éducation, le couple initiation et initiative, ou encore dressage et éducation pour l’autonomie ; dans le domaine ◀de▶ la vie intellectuelle, ◀de▶ la culture et des universités, les couples étaient culture générale et savoir spécialisé, ou encore sens commun et création originale — par sens commun, j’entends lieu commun ◀d’▶une civilisation —, ou encore vue ◀d’▶ensemble qui fasse sens et connaissance spécialisée qui soit efficace.
Nous allons y ajouter maintenant, au niveau de la cité, une série ◀de▶ couples nouveaux, celui que forment la vie personnelle, ou familiale, protégée, et la vie sociale possible, la justice assurée ; ou encore, l’agrandissement inévitable des dimensions ◀de▶ la cité et la participation à la vie civique des habitants ◀de▶ cette cité.
3 février 1972
Dans la plupart des définitions de la personne : libre et responsable, distingué et relié, solitaire et solidaire, on reconnaît un même caractère dialectique, une même formule ◀de▶ coexistence ou coaction ◀de▶ réalités antinomiques, correspondant au principe même du mouvement et ◀de▶ la plus belle harmonie selon Héraclite, principe même ◀de▶ la vie biologique qui, ◀de▶ la cellule à l’organe et des organes au corps, est faite ◀de▶ tensions en équilibre mouvant.
18 février 1966
La personne se définit comme une réalité paradoxale, toujours. Elle est à la fois distincte et reliéel ; elle est à la fois libre et responsable ; elle est à la fois autonome et participante ; elle est maîtresse ◀d’▶elle-même, mais elle est en relation avec autrui ; elle est définie par sa vocation unique, mais cette vocation lui donne une fonction dans la communauté. Il y a toujours ce paradoxe, il y a toujours ces deux choses en tension créatrice.
24 juin 1977
Il y a toujours une tension entre l’autonomie et la responsabilité vis-à-vis ◀d’▶autrui, c’est-à-dire la solidarité. La vocation que reçoit un individu le distingue plus que n’importe quoi ◀de▶ tous les autres, et en même temps l’exercice ◀de▶ cette vocation le met en communication avec autrui.
18 novembre 1966
La personne ou la fédération ne sont pas des synthèses ◀de▶ deux termes, ni des solutions qu’on obtiendrait par un sacrifice ◀de▶ chaque côté, où on se rencontrerait finalement à mi-chemin. J’insiste beaucoup sur ce point qui a l’air très théorique : ni la personne, ni la fédération ne supposent une rencontre à mi-chemin. Elles supposent l’existence complète ◀de▶ ces deux pôles et leur mise en tension.
Il y a l’exemple ◀de▶ la dialectique ◀de▶ Hegel : la thèse, qui est niée ensuite par l’antithèse, et les deux sont assumées par la synthèse. Dans la synthèse, ni la thèse, ni l’antithèse n’existent plus comme telles : elles sont, dit-on en allemand, aufgehoben ; elles ont été prises, digérées, et donnent la synthèse, qui peut être une chose unique ; il n’est plus question ◀de▶ tension.
Dans le fédéralisme ou dans la notion ◀de▶ la personne, c’est tout à fait différent, puisque chacun des deux éléments reste intact. Il devient même encore plus lui-même, il est chargé ◀d’▶une énergie du fait ◀de▶ sa mise en tension. L’individu se trouve précisé, dessiné, et on pourrait dire dynamisé, par sa mise en tension avec le milieu social ; et c’est sur le fond ◀de▶ ce milieu social que son originalité va se manifester. Prenons le cas du langage, il ne s’agit pas, pour faire une fédération européenne, ◀de▶ mélanger toutes les langues, ◀d’▶arriver à une espèce ◀d’▶esperanto ; il s’agit ◀de▶ s’arranger avec des langues différentes, chacun tâchant ◀de▶ parler ◀de▶ son mieux sa propre langue. Il ne s’agit pas non plus ◀de▶ créer un conformisme général ou ◀de▶ fonctionnalisation ; il s’agit au contraire que chacun assume ses responsabilités, ses risques, et tâche ◀de▶ les faire valoir, sans faire la guerre ou vouloir la mort ◀de▶ l’autre, mais en arrivant à des accords où chacun reste autant que possible intact. C’est ainsi que chaque élément social entrant en composition fédérale est amené à renforcer ses caractères spécifiques, lesquels sont en même temps garantis par le fait ◀de▶ la fédération. Chaque canton suisse se trouve être lui-même, du fait qu’il est entré dans une fédération qui défend son existence ; sinon, il aurait été absorbé depuis longtemps par un des États voisins, il aurait perdu son individualité. Donc, on ne lui demande pas ◀de▶ céder à moitié sur son caractère pour rencontrer l’autre à mi-chemin.
3. Manifestations ◀de▶ la personne
5 décembre 1969
L’histoire ◀de▶ la personne humaine prend son départ seulement au vie siècle, au moment où les trois traditions — Athènes, Rome et Jérusalem — se sont confondues dans un même grand débat qui a produit, comme un précipité, cette doctrine ◀de▶ la personne. Il est évident que le fait que l’on croie ou que l’on ne croie pas à la Trinité et à la définition ◀de▶ la personne ◀de▶ Jésus-Christ n’est pas important. Il est indéniable que cela définit une certaine forme ◀de▶ pensée, qui veut que les choses sont à la fois en mouvement et obéissant à une loi fixe : dans les grands conciles, comme autrefois en Ionie, s’est illustrée une forme ◀d’▶esprit — l’esprit occidental — qui sera très importante pour toute définition ◀de▶ l’Europe et qui trouve ici une ◀de▶ ses étymologies.
12 décembre 1969
Pour les réformateurs, le nouvel homme (l’homme rénové par l’esprit), c’est l’individu naturel tel que le définissait la scolastique, transformé par l’appel ◀de▶ l’esprit. La personne, c’est donc la vocation qui transforme tel ou tel individu en son instrument ◀de▶ réalisation.
29 novembre 1968
On assiste chez Hegel au transfert du concept ◀de▶ vocation ou ◀de▶ mission à une communauté — peuple, État ou nation. Jusqu’alors, une mission, une vocation, dans le vocabulaire chrétien, était un appel qui s’adressait à une personne seule. Dans le christianisme, la vocation est un appel (vocare : appeler) adressé à un individu et qui le personnalise, lui donne un rôle à jouer dans la communauté, l’oblige à changer ◀de▶ direction (la conversion) et à changer le principe même ◀de▶ ses actions, c’est-à-dire à passer ◀de▶ l’égoïsme ◀de▶ l’individu naturel à une existence pour Dieu et pour le prochain, c’est-à-dire selon la vérité et selon l’amour. En passant au niveau de la communauté, ce concept ◀de▶ vocation change radicalement ◀de▶ valeur. La mission collective que se découvre une communauté n’oblige la communauté qu’à s’affirmer — ◀de▶ préférence ◀de▶ manière agressive — contre les autres.
28 janvier 1966
Le chrétien doit agir dans le monde, au nom de quelque chose qui vient d’ailleurs, qui est transcendant. Il est donc citoyen ◀de▶ deux mondes différents. Le monde ◀de▶ l’au-delà, le monde divin, dont il relève en premier lieu, mais qui l’oblige ensuite à agir dans le monde, ce n’est pas un au-delà spatial, comme on se l’imaginera bientôt, irrésistiblement, et surtout pendant tout le Moyen Âge ; ce n’est pas un au-delà ◀de▶ la voûte céleste, ce n’est même pas un tout là-haut vers les étoiles, comme le peuple le croit naïvement. C’est un au-delà qualitatif, qui peut aussi bien être en nous que très loin.
23 janvier 1970
La doctrine ◀de▶ la personne implique une morale et une politique. On peut dire que la morale ◀de▶ la personne, c’est ce qui découlera ◀de▶ sa vocation et ◀de▶ l’exercice ◀de▶ cette vocation dans la communauté. De même, on peut dire que la politique ◀de▶ la personne découlera des buts ◀de▶ toute communauté et ◀de▶ ses conditions ◀de▶ formation et ◀de▶ fonctionnement. Les termes étant équivalents, on peut dire que la morale est une politique ◀de▶ la personne, tandis que la politique est une morale ◀de▶ la communauté.
3 février 1972
L’écologie et la personne ont les mêmes ennemis, les mêmes conditions et exigences, les mêmes critères. Les mêmes ennemis : le culte du profit sans scrupule et ◀de▶ l’uniformisation ; la religion ◀de▶ la croissance et du PNB, ◀de▶ la puissance nationale et des disciplines que tout cela implique, qui sont à la fois aliénantes, anonymisantes, dépersonnalisantes. Les mêmes critères et exigences : l’équilibre en tension (formule même ◀de▶ la vie), par opposition à des cadres contraignants et des géométries placées sur le vivant. Structures en autorégulation et cependant en évolution vers des fins toujours plus actualisantes.
30 janvier 1970
Ces deux maladies ◀de▶ la cité que sont l’individualisme et la collectivisation, correspondent à deux maladies ◀de▶ la personne et les traduisent dans l’histoire. L’individualisme s’est traduit une première fois dans l’histoire lors de la cité hellénistique, la réaction collective étant l’Empire romain. Rome a été la remise au pas du monde hellénistique dissocié, la restauration forcée ◀de▶ la notion ◀de▶ citoyen réduite à celle ◀de▶ rôle social que l’on valorise à l’extrême, aux dépens de la liberté individuelle et du sens ◀de▶ l’identité personnelle.
12 décembre 1969
Les deux maladies mortelles ◀de▶ toute société sont la bureaucratie et l’ennui, c’est-à-dire le manque ◀de▶ sens général pour la vie des hommes.
4. ◀De▶ la personne à la fédération
4 mars 1977
Le trait le plus frappant ◀de▶ la théorie ◀d’▶Althusius, c’est que, pour lui, le citoyen ne l’est pas en tant qu’individu, mais en tant que « symbiote », c’est-à-dire celui qui vit avec les autres, le convive. C’est en tant qu’il vit dans une cellule sociale, qu’il dépasse le niveau ◀de▶ l’individu isolé, qu’il devient réellement un citoyen ; on dirait même, en termes plus modernes, une personne. Ce n’est donc pas un simple homme, individu ◀de▶ l’espèce, mais un compagnon, un associé. Le citoyen althusien se rapproche beaucoup du citoyen ◀de▶ la polis grecque ou ◀de▶ la civitas romaine, mais aussi ◀de▶ ce que l’École française du xxe siècle appellera « la personne » ; c’est-à-dire l’individu défini par son rôle dans la communauté.
23 janvier 1970
Si l’invention ◀de▶ la cité est l’invention majeure ◀de▶ la civilisation européenne, la personne est l’invention majeure ◀de▶ la culture européenne, la civilisation étant l’application des valeurs ◀de▶ la culture. La différence est donc du même genre qu’entre technique et science. Cette distinction peut aussi s’exprimer ainsi : la civilisation est l’ensemble des formes, tandis que la culture est l’ensemble des valeurs. Si on comprend bien la personne, qui est la valeur ◀de▶ base, on comprendra du même coup les formes politiques qui traduisent cette valeur. La dialectique ◀de▶ la personne se retrouvera dans la cité.
La personne est donc l’individu totalisé et orienté par ce que les chrétiens appellent une vocation et les non-chrétiens un appel ◀de▶ l’inconscient : quelque chose qui transcende la raison, oriente l’individu, le distingue ◀de▶ la tribu, ◀de▶ sa famille et ◀de▶ sa tradition et en même temps le met en contact avec la communauté et le charge ◀de▶ responsabilités. La définition la plus simple ◀de▶ la personne est que c’est l’individu libre et responsable.
20 janvier 1967
La participation à la culture générale, telle que je l’ai définie, est pour moi la participation ◀de▶ tout l’homme à un sens général ◀de▶ la vie, l’acquisition ◀de▶ structures mentales résultant ◀de▶ connexions établies entre les savoirs spécialisés. De même, la participation dans la vie civique sera la participation ◀de▶ la personne complète — individu plus vocation, ou individu fois vocation — à la puissance ◀de▶ la cité, considérée comme la somme et le produit ◀de▶ toutes les activités économiques, intellectuelles, politiques et morales des citoyens.
25 novembre 1966
L’idéal directeur ◀d’▶une éducation spécifiquement européenne ou fédéraliste serait donc ◀de▶ former et ◀de▶ promouvoir des hommes à la fois libres et responsables, c’est-à-dire conscients à la fois ◀de▶ ce qu’ils se doivent en tant qu’individus à la recherche ◀de▶ leur vocation, et ◀de▶ ce qu’ils doivent à la communauté dans laquelle ils se trouvent engagés. C’est donc ce type ◀d’▶homme en équilibre dynamique que j’appelle personne et qui est le module ◀de▶ tout régime fédéraliste.
4 février 1966
C’est au Moyen Âge, vers les xie , xiie , xiiie siècles et beaucoup plus tard encore, que le terme ◀de▶ personne a joué un rôle dans la vie civique et dans la vie politique, et que la notion qu’il représente est devenue l’un des fondements ◀de▶ la forme ◀de▶ pensée et ◀d’▶aménagement public qu’est le fédéralisme.
18 novembre 1966
Après Boèce, il y eut toutes sortes ◀d’▶écoles ◀de▶ penseurs, ◀de▶ moines, ◀de▶ grands intellectuels du Moyen Âge jusqu’à saint Thomas, qui ont fait la théorie ◀de▶ la personne humaine — c’est ◀de▶ là qu’on répète encore souvent aujourd’hui « la personne humaine », ce qui a l’air ◀d’▶un pléonasme, parce qu’il n’existe pas ◀de▶ personne animale, mais on donne cette précision, puisque, au début, le mot personne ne désignait que les Personnes divines.
Baignant dans le milieu ◀de▶ l’Église qui reprend toutes les structures sociales et administratives ◀de▶ l’Empire romain, se reforment, au Moyen Âge, les cités, communes et communautés, où ce type ◀d’▶homme nouveau, bipolaire, se manifeste. Ce n’est plus tout à fait le citoyen des cités grecques, ce n’est pas non plus la persona ◀de▶ l’Empire romain, car c’est un homme qui est à la fois défini par la fonction qu’il a reçue ◀de▶ l’Église ou ◀de▶ l’Esprit — sa vocation — et par son rôle plus physique, plus matériel, dans la communauté humaine. Cet homme est responsable devant la cité ou l’empereur d’une part, et devant l’Église, Dieu ou le pape d’autre part. Il a plus ◀de▶ substance en lui-même que l’homme romain, qui était défini uniquement par l’extérieur, mais il est aussi mieux relié que l’individu grec.
11 novembre 1966
Le type ◀d’▶homme idéal, qui correspondrait au type ◀de▶ régime bien articulé que j’appelle le fédéralisme, est ce que toute une école ◀de▶ philosophes ◀de▶ la vie politique entre les deux guerres mondiales a défini comme étant la personne, l’homme à la fois libre et engagé. Un homme antinomique, qui vit dans la tension entre le pôle ◀de▶ la liberté individuelle et le pôle ◀de▶ la responsabilité communautaire, reflétant ainsi en lui-même la nature bipolaire ◀de▶ tout régime, ◀de▶ tout problème, ◀de▶ toute solution ◀de▶ type fédéraliste. Cet homme doit être en fait continuellement en garde contre une double déviation toujours menaçante, celle vers le pôle individualiste, quand il est tenté ◀de▶ renier ses responsabilités communautaires, ou l’autre, inverse, vers le pôle du collectivisme, quand il recule devant les risques ◀de▶ sa vocation individuelle. À ce moment-là, il s’offre à la tyrannie, qui peut être celle ◀de▶ la mode, celle des routines ou celle imposée par un parti unique ou une dictature.
18 novembre 1966
Nous trouvons dans la personne ou dans le fédéralisme, parce que ce sont deux réalités bipolaires, les mêmes possibilités ◀de▶ double déviation permanente dont on a passablement ◀d’▶exemples. Dans la personne, elles s’exercent d’une part vers l’individualisme atomisé (on renie ses engagements sociaux), d’autre part vers l’engagement total (on fuit devant sa vocation, on ne veut plus assumer les risques ◀de▶ sa liberté). Ceci correspond exactement au double danger ◀de▶ déviation qui menace en permanence tout régime fédéral. Correspondant à la déviation ◀de▶ la personne vers l’individualisme, on a la déviation ◀d’▶un régime fédéral vers le séparatisme, quand un des éléments ne veut plus que l’autonomie, et non pas ce qui le relie, reniant ainsi le lien fédéral. L’autre déviation, celle qui correspond à l’engagement total chez l’individu, est la déviation vers l’unitarisme : on ne veut plus assumer les risques et les charges ◀de▶ son autonomie locale, et on s’en remet complètement au pouvoir central.