Révolutiono
1. Définitions
12 juin 1970
La▶ révolution est essentiellement mouvement. ◀Le▶ concept ◀de▶ révolution évoque tout de suite deux choses : explosion et mouvement. C’est ◀la▶ relativisation ◀de▶ toutes choses.
◀L’▶État, par ses excès, a amené ◀la▶ révolution politique. ◀La▶ révolution est explosive, expansive, innovatrice, aventurière, et surtout, elle provoque un changement ◀de▶ centre et un changement ◀de▶ hiérarchie des valeurs conséquemment.
12 juin 1970
Si ◀l’▶État-nation se veut porteur et garant ◀de▶ toutes ◀les▶ valeurs, ◀la▶ révolution est au contraire un acte ◀de▶ réévaluation ◀de▶ toutes ◀les▶ valeurs.
Tout ce qui dépend ◀de▶ ◀l’▶État tend à ◀la▶ stabilité, et c’est ◀le▶ besoin ◀de▶ stabilité, ◀de▶ sécurité, qui explique son triomphe (État : status, stare, stabilité, établir, et fixer : bornes, frontières, institutions, poids et mesures, police). ◀La▶ révolution relève ◀de▶ ◀l’▶ensemble ◀de▶ concepts contraires : mouvement, changement, innovation, relativisation ◀de▶ toutes choses.
◀L’▶État s’est institué en Europe en réaction au vertige, à ◀la▶ décentration, à ◀la▶ déstabilisation caractéristique ◀de▶ ◀la▶ Renaissance. Il a été rassurant, sécurisant, ordonnateur, cadre fixe — et finalement oppression, prison, sclérose.
◀La▶ révolution prolonge au contraire ◀le▶ mouvement explosif, expansif, innovateur, aventurier ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, mais surtout traduit une décentration du monde — un changement ◀de▶ centre, un regroupement des planètes autour du Soleil, du cosmos autour de ◀l’▶homme. Au début, « révolution » n’a eu qu’un sens astronomique : mouvement ◀de▶ ◀la▶ terre et des planètes autour du Soleil. Mais cela est symbolique ◀de▶ toutes ◀les▶ autres transformations : Galilée, qui est ◀le▶ véritable héros ◀de▶ ce qu’on nomme ◀la▶ « révolution copernicienne », est ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀l’▶homme découvrant un nouvel ordre, un centre plus « vrai » autour duquel réalités cosmiques, philosophiques, religieuses, politiques et civiques se réordonnent ◀d’▶une manière plus significative, laissant tomber ◀l’▶ordre traditionnel, périmé, trop étroit, mal ajusté au réel.
Mais changer ◀de▶ centre, c’est aussi changer ◀de▶ valeurs, ◀de▶ critères, ◀de▶ hiérarchie. C’est tout changer. Cela renvoie à un concept bien plus ancien que Copernic : c’est ◀l’▶équivalent ◀de▶ ◀la▶ conversion des chrétiens.
26 juin 1970
◀La▶ révolution est une traduction collective ◀de▶ ◀la▶ conversion chrétienne, avec ◀les▶ mêmes caractéristiques : soudaineté du phénomène, succédant à une longue maturation intérieure, et explosion, ainsi que changement complet ◀de▶ hiérarchie. Cela peut réussir pour un individu, mais il est difficile ◀de▶ faire changer complètement toute ◀la▶ hiérarchie des valeurs, ◀d’▶une manière instantanée, pour une société. Une société est beaucoup trop lourde, formée ◀de▶ trop ◀d’▶inerties, pour être retournée d’un seul coup — sauf s’il y a une très longue préparation, ce qui n’est généralement pas ◀le▶ cas dans une révolution. À cause de ce poids ◀d’▶inertie que ◀la▶ société oppose à une volonté ◀de▶ changement révolutionnaire, ◀la▶ révolution est violente. Elle traduit ainsi son manque ◀de▶ maturation. ◀D’▶où ◀l’▶échec ◀de▶ toutes ◀les▶ révolutions connues.
19 juin 1970
◀L’▶élément ◀de▶ soudaineté et ◀de▶ violence dans ◀la▶ conversion individuelle transposé au niveau collectif donne ◀la▶ violence révolutionnaire, parce que vouloir tout changer dans un corps immense comme ◀la▶ société, c’est tenter quelque chose qui est impossible. Une conversion individuelle peut être brusque parce qu’il y a une longue préparation intime dans ◀la▶ psychologie ◀de▶ ◀l’▶individu. Mais une société, c’est une quantité énorme ◀d’▶inerties, ◀de▶ choses lourdes à mouvoir ; poids et lourdeur auxquels se heurte ◀l’▶idéologie révolutionnaire, ce qui aboutit au recours à ◀la▶ violence comme signe que ◀l’▶on n’a pas suffisamment préparé ◀le▶ milieu.
◀De▶ là viennent ◀les▶ échecs constants ◀de▶ toutes ◀les▶ révolutions politiques en Europe. Il n’y a pas ◀d’▶exemple ◀d’▶une révolution qui ait réussi ce qu’elle voulait faire. Aucune n’a abouti à plus ◀de▶ liberté à court ou à moyen terme.
Ces échecs réguliers des révolutions en Europe s’expliquent aussi par ◀le▶ fait qu’elles ont toutes été mal préparées. Dans ◀le▶ groupe l’Ordre nouveau, dès 1932, nous avions mis au point ◀la▶ théorie suivante : une révolution est sanglante dans ◀la▶ mesure où elle est mal préparée (mal organisée, improvisée, ou dans ◀la▶ mesure où elle dépasse et échappe à ses initiateurs). Mal préparées, ◀les▶ révolutions européennes ont dû se laisser aller à des violences qui ne pouvaient aboutir qu’au triomphe ◀de▶ ◀l’▶armée et ◀de▶ ◀la▶ police.
28 février 1969
◀Les▶ libertaires (ceux ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Est, comme Kossuth ou Mickiewicz) ou ◀les▶ nationalistes (comme Gioberti, Michelet, Heine, Mazzini) ont provoqué 1848, que j’appelle, plutôt qu’une révolution, une première grande contestation — car j’appelle « révolution » ◀la▶ substitution ◀d’▶un ordre nouveau à un désordre établi. 1848 a surtout été ◀de▶ ◀l’▶agitation négative ou une reprise ◀d’▶idées un peu anciennes, celles des romantiques, ce qui explique ◀l’▶échec total du mouvement, qui n’a abouti finalement qu’à un progrès spectaculaire du nationalisme.
14 janvier 1972
◀L’▶idée ◀de▶ révolution est née du christianisme, et ◀l’▶on peut vérifier qu’elle a ◀la▶ même extension que ◀la▶ foi chrétienne — je veux dire : que ◀la▶ zone ◀d’▶influence du christianisme, ◀de▶ ses Églises, ◀de▶ ses théologies, ◀de▶ sa morale sociale. ◀La▶ révolution est ◀la▶ transposition au plan social ◀de▶ ◀la▶ conversion individuelle. Elle gardera ◀de▶ cette origine ◀le▶ caractère ◀de▶ soudaineté, donc ◀d’▶effroi (ou terreur) — violence signifiant d’abord, sur le plan spirituel, ◀l’▶intensité du contraste entre valeurs anciennes et finalités nouvelles.
Ce processus, peu à peu, sera transposé au niveau collectif, et c’est là qu’apparaîtra enfin ◀la▶ finalité ◀d’▶une civilisation, ◀d’▶une société, liée aux idées ◀d’▶histoire, ◀de▶ progrès, ◀de▶ révolution.
Il y a finalité déclarée dès que ◀l’▶homme cherche ◀le▶ progrès (au lieu de ◀l’▶exacte conformité à ◀la▶ tradition), dès qu’il cherche ◀le▶ salut par ◀le▶ changement radical (c’est-à-dire ◀la▶ conversion) et non par ◀l’▶obéissance méticuleuse aux rites, ou aux décrets ◀de▶ ◀la▶ puissance du roi (prêtre), ou aux lois constituant ◀l’▶ordre du monde.
Il y a finalité dès qu’il y a aventure, risque, liberté et responsabilité, et enfin droits individuels, valeurs chrétiennes liées à ◀l’▶idée ◀de▶ vocation personnelle.
19 juin 1970
◀Le▶ progrès est intimement lié à ◀la▶ révolution, en ce sens que c’est une version étalée dans ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ révolution — ce qui se dit : évolution. ◀La▶ différence étant donc uniquement ◀le▶ facteur temps, ◀le▶ remplacement ◀de▶ ◀la▶ soudaineté, ◀de▶ ◀l’▶instantanéité ◀de▶ ◀la▶ conversion par ◀la▶ durée — ◀d’▶où ◀la▶ substitution ◀d’▶un effort prolongé à ◀la▶ violence — qui rend ◀l’▶évolution moins populaire chez ◀les▶ jeunes.
2. Révolution et État-nation
12 juin 1970
◀Le▶ concept ◀de▶ révolution, profondément important, typique ◀de▶ ◀l’▶ensemble culturel européen, s’oppose au concept ◀d’▶État-nation.
◀L’▶État-nation voulait être ◀le▶ porteur et ◀le▶ garant ◀de▶ toutes ◀les▶ valeurs. Il y a donc dans ◀l’▶État une idée ◀de▶ stabilisation. Au contraire, ◀la▶ révolution est un acte ◀de▶ « réévaluation » ◀de▶ toutes ◀les▶ valeurs (formule ◀de▶ Nietzsche).
Tout ce qui dépend ◀de▶ ◀l’▶État tend à ◀la▶ stabilité, mais ◀les▶ excès, ◀l’▶absolutisation ◀de▶ ◀l’▶État, ont provoqué ◀le▶ système ◀de▶ valeurs contraires qu’est ◀la▶ révolution.
27 mai 1977
Pendant huit siècles, « nation » n’a pas voulu dire autre chose que cela : un peuple parlant une certaine langue. Avec ◀la▶ Révolution française, avec ◀le▶ fameux cri ◀de▶ Valmy « Vive ◀la▶ nation » qui a au fond donné ◀la▶ victoire aux troupes françaises, c’était la première fois qu’on voyait des gens à peine armés, qu’on appelait ◀les▶ sans-culottes et qui étaient d’ailleurs ◀de▶ bons bourgeois ◀de▶ Paris, vaincre ◀les▶ meilleures troupes ◀d’▶Europe qui étaient celles ◀de▶ Brunswick, par ce cri et par cette manière absolument non conformiste ◀de▶ livrer une bataille ! Goethe, qui était témoin, a été si stupéfait qu’il a noté dans son carnet, ◀le▶ même soir : « ◀De▶ ce jour, ◀de▶ ce lieu une ère nouvelle va naître. »
« Vive ◀la▶ nation », ça ne voulait pas dire ce jour-là « Vive ◀la▶ France » ; ça voulait dire : Vive ce nouveau type ◀de▶ communauté qui instaure ◀la▶ révolution. C’était exactement ◀l’▶équivalent du cri ◀de▶ « soviets partout » en 1917 et 1918, lequel ne voulait pas du tout dire « ◀la▶ Russie partout ». Avant cela, il y avait eu un autre exemple ◀de▶ ce genre ◀de▶ slogans, c’était ◀le▶ cri ◀de▶ « Ligua, Ligua » qu’on poussait dans ◀les▶ cités italiennes qui devenaient des communes contre ◀les▶ seigneurs environnants : il désignait, comme ◀le▶ mot « nation », une espèce ◀de▶ symbole ◀de▶ ◀la▶ nouvelle communauté que ◀l’▶on recherchait. Avec ◀la▶ Révolution française, ◀la▶ guerre déclarée à presque toute ◀l’▶Europe par ◀les▶ girondins, faite par ◀les▶ jacobins ensuite, a naturellement durci ◀les▶ positions, si bien que ◀le▶ cri « Vive ◀la▶ nation » est devenu très vite « Vive ◀la▶ France révolutionnaire » et puis ensuite « Vive ◀la▶ France de Napoléon » : c’est devenu ◀le▶ slogan nationaliste et impérialiste.
21 janvier 1972
◀L’▶État a pris une importance croissante en s’isolant, en s’absolutisant, et en se subordonnant toutes ◀les▶ autres finalités. C’est au xviie siècle que cette finalité nouvelle s’impose, avec Richelieu puis Louis XIV. Elle impose à tous ◀les▶ esprits ◀la▶ notion du pouvoir absolu ◀de▶ ◀l’▶État, ◀de▶ ◀la▶ « majesté de l’État », ◀de▶ sa toute-puissance sur ◀la▶ vie quotidienne ◀de▶ chaque sujet du royaume, non seulement ◀la▶ vie sociale, mais ◀la▶ vie privée et ◀la▶ conscience (comme ◀le▶ démontrent ◀la▶ révocation ◀de▶ ◀l’▶édit de Nantes et ◀les▶ persécutions religieuses dans toute ◀l’▶Europe). ◀La▶ conséquence ◀de▶ cette croyance générale et superstitieuse en ◀la▶ toute-puissance du pouvoir étatique va être ◀la▶ révolution. En effet, si ◀l’▶État peut tout, et si on souffre ◀de▶ son pouvoir, comme il est absolu et qu’il n’y a pas ◀de▶ recours possible contre lui, il faudra donc s’en emparer par ◀la▶ force : alors, on sera tout-puissant, on pourra réaliser tout ce qu’on désire. S’emparer du pouvoir royal, ◀de▶ ◀l’▶État, voilà qui a dominé en fait ◀l’▶action des députés aux états généraux.
Et après, comme on découvre que cela ne suffit pas, on rejette ◀la▶ faute sur ◀l’▶opposition, ◀la▶ réaction, ◀les▶ « factions » ; on parle ◀de▶ trahison, on exclut, on épure, on décapite, on veut toujours plus ◀de▶ rigueur, ◀de▶ pureté.
3. ◀De▶ ◀la▶ révolution personnaliste à ◀la▶ révolution aujourd’hui
15 janvier 1965
◀Les▶ mouvements ◀d’▶Esprit et ◀de▶ l’Ordre nouveau se proclamaient révolutionnaires, en précisant que ◀la▶ révolution dont ils étaient ◀les▶ avocats était à la fois anticapitaliste et antitotalitaire, qu’il s’agisse ◀de▶ totalitarisme communiste, fasciste ou nazi. Ce qu’ils voulaient, en revanche, selon un ◀de▶ leurs slogans, c’était une société « à hauteur ◀d’▶homme », des institutions « à hauteur ◀d’▶homme », dont ◀le▶ module serait ◀la▶ personne, ◀le▶ module et ◀le▶ but final. Je m’explique : ces groupes étaient à la fois contre ◀l’▶individualisme, contre ◀l’▶individu isolé qu’avait si bien critiqué Marx au xixe siècle, et que critiquaient d’autre part des penseurs ◀de▶ droite comme Maurras, ils étaient contre cet individualisme « atomisé », mais ils étaient également contre ◀le▶ collectivisme, contre ce que Hitler appelait ◀le▶ « soldat politique », idéal totalitaire du citoyen complètement embrigadé, qui n’avait plus aucune liberté, qui était purement au service ◀de▶ ◀la▶ collectivité ; tandis que ◀l’▶individualiste ◀de▶ nos démocraties ◀de▶ ◀l’▶Ouest était, lui, trop libre, engagé dans rien du tout. Ces groupes demandaient que ◀l’▶homme, ◀le▶ citoyen, soit à la fois — c’est une des formules qui revenaient ◀le▶ plus souvent — « libre et responsable », libre parce que responsable et responsable parce que libre (formule qui sera reprise après ◀la▶ guerre par Sartre, Sartre sachant d’ailleurs très bien où il ◀l’▶avait prise). Ils étaient pour une morale civique communautaire.
19 juin 1970
Je pense qu’il n’y a qu’un point ◀d’▶application à une véritable révolution aujourd’hui, c’est ◀le▶ dépassement ◀de▶ ◀l’▶État-nation.
Tant que ◀l’▶État-nation persistera, toute une série ◀de▶ changements souhaitables ne pourra pas être réalisée. On ne pourra pas établir ◀la▶ paix tant qu’il y aura des États-nations qui se prétendent souverains, indépendants et qui sont armés : c’est du gangstérisme transposé au niveau international. Si on veut supprimer ◀la▶ guerre, il faut défaire ◀les▶ États-nations, créer des régions en dessous ◀de▶ ◀l’▶État-nation et des fédérations continentales au-dessus.
Sur un plan plus moral, un changement ◀de▶ ◀la▶ hiérarchie des valeurs consisterait à dire : est-il vrai que ◀le▶ but ◀de▶ ◀l’▶humanité consiste à élever continuellement ◀le▶ niveau de vie du plus grand nombre possible ◀de▶ gens (PNB, taux ◀de▶ croissance, qui sont ◀le▶ sacré des hommes politiques ◀d’▶aujourd’hui) ? ◀L’▶attitude révolutionnaire serait ◀de▶ mettre ◀le▶ niveau de vie en question et ◀de▶ lui opposer ◀le▶ mode de vie. S’il se trouvait soudain une majorité ◀de▶ gens pour penser que, dans ◀les▶ cas où il y a conflit entre ◀le▶ niveau de vie matériel et ◀le▶ mode de vie qualitatif, on décide que ◀le▶ mode de vie doit triompher et ◀le▶ niveau de vie être un peu sacrifié, il y aurait une révolution.