Agora (1994)av
L’▶agora est ◀la▶ meilleure définition ◀d’▶un espace où des citoyens puissent échanger leurs vues, dialoguer. Elle est donc ◀le▶ fondement historique ◀de▶ ◀la▶ démocratie à ◀l’▶européenne, en tant que lieu où n’importe quel homme libre peut prendre ses responsabilités, d’abord en paroles, puis, s’il convainc, si un groupe ◀le▶ choisit pour ◀le▶ représenter, par ◀l’▶action publique.
Platon et Aristote en ont beaucoup parlé. Aristote surtout a traité du rôle indispensable ◀de▶ ◀l’▶agora dans ◀la▶ vie ◀d’▶une cité, et il a décrit ◀les▶ dispositions architecturales typiques ◀de▶ ◀la▶ place publique qui lui paraissaient nécessaires pour qu’y soient représentées ◀les▶ composantes ◀d’▶une communauté civique, ◀de▶ ◀l’▶espace ouvert voué aux activités publiques — palabres politiques ou étalages ◀de▶ marché — rectangulaires en général (beaucoup plus tard, en Angleterre, on dira square pour désigner une place souvent informe).
◀Les▶ bâtiments constants qui délimitent ◀la▶ place sont, chez ◀les▶ Grecs, ◀le▶ temple — ou au moins ◀l’▶enceinte des autels —, ◀le▶ bouleutérion où siègent ◀les▶ magistrats, que ◀l’▶on nomme curie dans ◀le▶ monde romain et, beaucoup plus tard, ◀le▶ « palazzo comunale » ou ◀l’▶« hôtel de ville » et ◀les▶ cafés.
Au Moyen Âge, ◀l’▶agora deviendra ◀la▶ place — piazza ou campo — des communes italiennes. Et ◀la▶ formule traversera ◀les▶ Alpes par ◀le▶ col du Gothard, en y laissant ◀les▶ semences ◀de▶ ce qui formera ◀la▶ Confédération suisse. À ce propos, on sait aujourd’hui que ◀le▶ Pacte ◀de▶ 1291, dit du « Grütli », fut écrit dans un latin assez particulier, celui des greffiers qui rédigeaient alors ◀les▶ pactes et statuts ◀de▶ liberté des communes italiennes, garantis par ◀le▶ Saint-Empire. Ce sont ces greffiers-là, passant ◀le▶ col ouvert vers 1240, qui ont fourni aux premiers confédérés ◀les▶ instruments nécessaires pour exprimer leurs liens jurés, leurs foederationes, puis ils ont poursuivi leur voyage vers ◀le▶ Nord, appelés par ◀les▶ villes rhénanes, jusqu’aux Pays-Bas.
Et ◀de▶ là, ◀la▶ nouvelle formule des pactes ◀d’▶autonomie — régionale dans certains cas : ◀les▶ Waldstätten, mais ◀le▶ plus souvent urbaine — s’est répandue dans ◀les▶ Allemagnes et en Angleterre, en Bourgogne et jusqu’en Espagne. Il y a donc une longue tradition que ◀l’▶on peut suivre ◀de▶ ◀la▶ polis grecque avec son agora à ◀la▶ civitas romaine avec son forum, puis aux communes italiennes avec leur piazza, qui va devenir place, plaza, Platz, plein, selon ◀les▶ pays du continent.
◀Les▶ règles impératives à respecter, si ◀l’▶on veut que ◀l’▶agora fonctionne, ont été formulées par Aristote, notamment dans sa Politique. La première règle est celle ◀de▶ ◀la▶ dimension. Il s’agit ◀de▶ trouver un optimum entre trop petit et trop grand. ◀La▶ dimension ◀d’▶une polis — ville ou État — ne doit pas dépasser celle qui permet à ◀la▶ communauté politique tout entière (donc aux hommes libres, nous dirions : aux électeurs) ◀de▶ se réunir sur ◀l’▶agora et ◀de▶ pouvoir entendre ◀la▶ voix ◀d’▶un homme « qui ne serait pas nécessairement Stentor », précise Aristote.
◀L’▶agora reste donc ◀le▶ symbole et même ◀la▶ définition du lieu où chacun a ◀le▶ droit ◀de▶ s’exprimer, ◀de▶ répliquer, ◀de▶ critiquer, ◀de▶ questionner et ◀de▶ proposer, ce qui est ◀l’▶exercice du civisme et qui permet aux hommes ◀d’▶être libres dans ◀la▶ mesure même où ils peuvent assumer leur responsabilité civique.
◀Les▶ vraies difficultés commencent lorsqu’il s’agit ◀d’▶appliquer ces principes à nos sociétés telles qu’elles sont devenues : démesurées en fait, qu’on ◀le▶ veuille ou non, par ◀les▶ tâches de plus en plus vastes, lourdes et dispendieuses dont elles se sont chargées et dont elles abandonnent ◀la▶ responsabilité à ◀l’▶État, c’est-à-dire aux corps des technocrates, bureaucrates et employés qui ◀le▶ constituent en fait.
Ici se pose la question ◀de▶ créer des équivalents ◀de▶ ◀la▶ formule agora transposés à ◀l’▶échelle des échanges électroniques. On peut imaginer une agora réunissant des gens séparés par des centaines ◀de▶ kilomètres qui pourraient cependant se voir et se parler… Mais non pas se serrer la main à ◀l’▶arrivée. On sent tout ce qu’il manquerait ◀d’▶humainement essentiel à ◀de▶ tels assemblages ◀de▶ reflets, comparés aux vraies assemblées ◀d’▶hommes en contact.
Bibliographie
Aristote, ◀La▶ Politique, Paris, Vrin, 1989.
Mumford Lewis, ◀La▶ Cité à travers ◀l’▶histoire, Paris, Seuil, 1964.
Platon,◀Les▶ Lois, in Œuvres complètes, Paris, ◀La▶ Pléiade, 1989-1990.