(1982) Journal de Genève, articles (1926–1982) « Le Dépaysement oriental (16 juillet 1926) » p. 1

Le Dépaysement oriental (16 juillet 1926)a

Il y a dans le monde intellectuel une « Question d’Orient » dont on ne peut plus méconnaître l’urgence. Des prophètes — hindous à demi-européanisés ou germains désillusionnés — nous annoncent le « crépuscule du monde occidental », et, au-dessus des ruines prochaines de nos cités mécaniciennes, ils rallument le mirage d’un Orient paradisiaque d’où nous viendraient une fois de plus la sagesse et la lumière. De récentes enquêtes ont dénoncé certaines des confusions sur quoi se fondent ces poétiques espérances ou ces craintes imaginaires. Beaucoup pourtant subsistent encore.

Or, le nouveau livre de M. de Traz1, par les précisions importantes qu’il apporte sur les rapports de l’Orient et de l’Europe, me paraît destiné à lever plusieurs des plus tenaces de ces confusions.

M. de Traz a visité l’Égypte, ses habitants, ses tombeaux et son passé, en curieux avide du secret dernier des choses, lucide, avec une sorte d’acharnement, comme seul il sait l’être aujourd’hui sans que cela nuise en rien à un don de sympathie qui est parfois la plus subtile de ses ruses de psychologue. C’est parce que son livre, aux petits chapitres à la fois si concis et achevés, n’est ni un album de vues pittoresques, ni le journal plus ou moins lyrique auquel nous ont habitués les voyageurs en Orient, mais une suite de coups d’œil aigus sur l’âme orientale de l’islam, que nous l’avons lu avec un intérêt si soutenu et parfois — je pense à certaines pages sur Jérusalem qui touchent particulièrement une sensibilité protestante — si passionné.

Nul n’est moins oriental que de Traz, et c’est ce qui donne à ses notations tout leur prix. Elles ne nous renseignent pas sur une partie orientale de lui-même, comme c’est si souvent le cas, mais bien sur l’Orient.

Encore faut-il s’entendre : les meilleurs documents sur l’Orient sont les œuvres des Orientaux. L’intérêt d’un livre comme celui-ci est plus dans l’opposition des deux mondes que dans la peinture elle-même de l’Orient. Tandis que s’accumulent les traits qui composent le portrait moral de l’Oriental, celui de l’Européen se précise dans la même mesure, — et aussi la figure de l’auteur : car il n’est guère de comparaison valable qu’entre individus, et comme type d’individu européen Robert de Traz ne pouvait trouver mieux que lui-même. S’il dit des Égyptiens : « Le mensonge, autant qu’une politesse, leur paraît une beauté », c’est pour affirmer par contraste une « préférence irréductible pour le vrai ».

Ce qui lui permet de voir profond dans cet islam qu’il qualifie de « religion du fil de l’eau », ou de « prodigieux stupéfiant », tandis que « l’attrait du christianisme est dans l’inquiétude qu’il nous inflige ». « Ils mettent leur âme en veilleuse, dit-il des rêveurs orientaux. De leur immense paresse, jusqu’à leur mysticisme, partout c’est une démission qu’ils désirent. Du difficile oubli de soi-même nous avons fait une vertu. Eux, ils l’ont rendu facile et en ont fait un plaisir. » Et encore ceci que je trouve si juste : « Ce qui définit le plus profondément l’Occidental, c’est peut-être la fidélité. » Ses remarques sur la psychologie de l’Égyptien ne sont pas moins subtiles et le mènent à cette constatation fondamentale que « notre intelligence et celle de l’Oriental ne sont pas superposables ».

Dès lors, comment collaborer, comment se comprendre, et si c’est impossible, pourra-t-on du moins éviter le conflit que certains prétendent menaçant ? Malgré l’« anxiété mélancolique » qu’il éprouve à se sentir si loin de l’Oriental, les conclusions de M. de Traz — si tant est qu’on peut conclure en une matière si complexe — sont plutôt optimistes. Il ne paraît pas croire à un péril oriental très pressant, ni surtout que nous ayons à chercher là-bas notre salut. « La seule leçon à attendre des musulmans, c’est que le spectacle de leur décadence nous enseigne comment éviter la nôtre. »

La place me manque pour parler comme j’aurais voulu le faire des deux autres parties du volume, d’une importance moins actuelle, mais d’une qualité d’art peut-être supérieure. Les méditations sur les ruines de la Haute-Égypte révèlent en de Traz un philosophe de l’histoire aux vues larges et pourtant réalistes, aux hypothèses hardies — de la hardiesse de ce bon sens qui est le plus éloigné du sens commun — mais qui reste trop méfiant de tout romantisme pour édifier aucun système. Le livre se termine par un voyage à Jérusalem : le christianisme n’est-il pas le plus beau don de l’Orient à l’Europe ? Il y a là des pages d’un accent très noble et courageux mêlé, parfois, d’une certaine amertume, où de Traz quitte le ton mesuré qu’il s’impose d’ordinaire. Mais j’avoue que m’a parfois un peu gêné cette présence de la mort qu’il fait sentir partout aux lieux mêmes où naquit la religion du « Prince de la vie »…

Qu’on ne croie pas, d’ailleurs, que l’attitude presque constamment critique de M. de Traz diminue l’intérêt vivant de son livre : cette impartialité même, cette façon de se placer en face des choses, tout près, mais sans jamais s’y perdre ou se confondre en elles, révèle sa personnalité peut-être mieux que ne le feraient une suite de pages lyriques toujours un peu stylisées. Il apparaît, ici, comme le type du voyageur intelligent, qui n’accepte d’être séduit que pour « mieux comprendre », assez « fidèle » à ses origines pour garder dans ses dépaysements un point de vue fixe, d’où comparer et, parfois, juger ; préférant obstinément à la légende le vrai, même amer, non par défaut d’un sens artistique dont plusieurs de ses morceaux attestent la délicatesse, mais parce qu’il sait y trouver les seuls motifs réels d’exaltation.