(1968) Revue de Belles-Lettres, articles (1926–1968) « Paradoxe de la sincérité (décembre 1926) » pp. 13-25

Paradoxe de la sincérité (décembre 1926)b

Nous voyons un mythe prendre corps parmi les ruines de ce temps. Il fallait bien tirer quelque vertu d’une anarchie dont on ne veut pas avouer qu’elle est plus nécessaire — provisoirement — que satisfaisante pour l’esprit. C’est ainsi que nous trompant nous-mêmes, sous le prétexte toujours de probité intellectuelle ou de courage moral, nous avons élevé à la hauteur d’une vertu première — et qui légitime tous les dénis de morale à quoi nous obligeaient en réalité on sait quel dégoût, et certains désirs de grabuge moins avouables, — la sincérité, masque fier et un peu douloureux des défaitismes les plus subtils comme des plus pures et loyales inquiétudes.

Sincérité, le mal du siècle.

Tout le monde en parle, et chacun s’en autorise pour excuser sa petite faiblesse originale : tant qu’à la fin la notion concrète de sincérité s’évanouit en mille définitions tendancieuses et contradictoires.

Êtes-vous sincères en actes ou en pensées ; envers vous-mêmes ou quelque doctrine acceptée ; envers votre idéal ou envers les fluctuations de votre moi ? Votre sincérité est-elle consentement immédiat à toute impulsion spontanée (Gide), ou « perpétuel effort pour créer son âme telle qu’elle est » (Rivière), ou encore refus de choisir, volonté de tout conserver en soi ? Ou bien une attitude en quelque sorte scientifique, à la fois curieuse et désintéressée, de naturaliste de l’âme ?

Heureusement que M. Brémond ne s’est pas encore mêlé de l’affaire. Au reste, on n’a pas attendu les éclaircissements du subtil abbé pour n’y plus rien comprendre.

Qu’on imagine un personnage de tableau se mettre à décrire ce qu’il voit autour de lui — et l’étonnement indigné du spectateur.

Pour parler avec un peu de clairvoyance de ce dont nous avons vécu jusqu’à tel jour de notre jeunesse, il faudrait pouvoir sauter hors de soi. Seule, une méthode d’observation et de déduction passablement sèche pourrait nous donner l’illusion et peut-être certains bénéfices de cette opération idéale. En même temps, la froideur d’une telle méthode atténuerait dans une certaine mesure — parce que nécessaire — ce qu’il y a de déplaisant dans l’effort d’un esprit pour se dégager de confusions aussi perfides et si profondément mêlées à ses plus chères aventures.

Sincérité et spontanéité

« Nos actes les plus sincères sont aussi les moins calculés », écrit Gide. D’où l’on peut tirer par une sorte de passage à la limite que les faits justifient : sincérité = spontanéité. Mais la morale est ce qui s’oppose en premier lieu à la spontanéité. C’est pourquoi Gide écrit ailleurs : « En chaque être, le pire instinct me paraissait le plus sincère. »

La sincérité spontanée, vertu moderne en qui renaît un mythe rousseauiste, inspire, explique un vaste domaine de la littérature contemporaine. Cette sorte-là de sincérité, on la nomme gratuité. Lafcadio poussant Fleurissoire « pour rien » ne songeait pas qu’il allait faire école. Le fait est que ce geste symbolique a déclenché tout un mouvement littéraire, celui-là même qui aboutit naguère au surréalisme. Tous les héros de roman se sont mis à gesticuler « gratuitement ».

Et les critiques d’abord de s’indigner. Aujourd’hui, on les voit assez enchantés de l’affaire : « Gratuit ! », déclarent-ils chaque fois qu’ils ne comprennent pas. Il faudrait s’entendre. Et, ici encore, prenons garde de confondre le plan littéraire avec le plan moral. Telle action peut paraître gratuite au lecteur parce qu’il ne sait pas tout sur le personnage. Mais quant à l’auteur, il n’y a pas de gratuité. Le geste le plus incongru du héros n’est jamais que le résultat d’un mécanisme inconscient, aussi révélateur du personnage que ses actions les mieux concertées. Rien n’est gratuit que relativement à un système restreint de références.

Il résulte de semblables considérations, dans le domaine de la morale, que le meilleur moyen de se livrer à ses déterminants, c’est de mener la vie gratuite que réclament les surréalistes. Le contraire de la liberté.

D’autre part, on veut donner à l’acte gratuit une valeur morale en disant qu’il révèle ce qu’il y a de plus secret dans la personnalité. Ce serait un moyen de connaissance plus intégrale de soi. Mais pour être moins pittoresque et plus « entachée d’utilitarisme », la décision réfléchie, aussi peu gratuite que possible, d’un Julien Sorel, est-elle moins révélatrice du fond de l’âme humaine ?

Que si l’on s’étonne de me voir donner ici la préférence à l’acte volontaire, ou mieux : intéressé, tandis qu’en littérature je défends l’acte gratuit, je réponds que la littérature remplirait déjà suffisamment son rôle en se bornant à nous donner de nous-mêmes une connaissance plus intense et plus émouvante ; mais la morale, plutôt que de nous constater, doit nous construire — selon le mode le plus libre, le plus conscient à la fois et le plus voluptueux.

Sincérité envers soi-même

Noli me tangere.

Premier exemple. — Je m’assieds à mon bureau, je prends une feuille blanche, je vais écrire ce que je trouve en moi (sentiments, idées, souvenirs, désirs, élans, hésitations, obscurités, etc.).

Supposons que j’éprouve un désir d’action vive, un élan vers certain but précis.

Ou bien j’aurais juste le temps de le noter avant de partir.

Ou bien je me mettrai à l’analyser plus longuement. Mais alors je le fausse, puisque je le prive de la puissance de se délivrer en gestes, en conséquences matérielles. Ce n’est plus l’élan pur que je décris : c’est un élan freiné dans mon esprit, c’est le frein lui-même, bientôt — par un mouvement normal de l’attention — et fatalement c’est à la découverte d’une faiblesse que j’aboutis : ce quelque chose qui m’a retenu d’accomplir ce que l’élan appelait.

 

Second exemple. — J’éprouve le besoin de faire le point : à quoi en suis-je, qui suis-je ? Je revois des actes accomplis, je revis plus ou moins fortement des sentiments que je crois avoir éprouvés à tel moment de mon passé. Parfois — rarement —, je parviens à me souvenir de certaines sensations profondes et indéfinies (telle sensation physique de bonheur, dans une rue au coucher du soleil, des phares d’automobiles étoilent le brouillard, les visages se cachent dans des fourrures, personne ne sait la richesse de ta vie…). J’écris ces choses. Puis, dans un ancien carnet de notes, je retrouve un être si différent. Les gestes et les sentiments qui se proposaient à mon souvenir ont été passés au crible de la minute où je me penchais sur mon passé. Ou, pour user d’une image plus précise, cette minute est baignée d’une lueur de tristesse ou de sérénité qui métamorphose le paysage du passé. Ainsi de certains décors modernes : vous changez l’éclairage, et la chaumière devient palais.

C’est l’objection classique et irréfutable à toute introspection : ce daltonisme du souvenir.

Si l’un de ces deux procédés peut m’apprendre quelque chose, c’est bien le second. La qualité des souvenirs qu’il me livre me renseigne assez exactement, non sur mon passé, mais sur le moment que je vis1. Il est bien clair qu’on ne saurait atteindre « la vérité sur soi » en se servant de la méthode indiquée dans le premier exemple. C’est un cas-limite, j’en conviens. Pourtant, n’est-ce pas le schéma de tout un genre littéraire moderne, cette espèce de confession romancée dont les livres de Bopp, d’Arland, de Soupault et surtout de René Crevel ont donné les exemples les plus récents et significatifs ? Tous ces livres évoquent assez précisément la forme d’un entonnoir. La vie serait le liquide tourbillonnant à l’intérieur. Un arrêt (l’auteur se met à se regarder vivre, le personnage à douter du sens de sa vie) et les forces centripètes l’emportent peu à peu, une aspiration vers le bas produit une agitation accélérée et folle, puis tout finit dans un râle, brusquement c’est le vide. Centre de soi, l’aspiration du néant.

J’ai revu à l’envers le film de mon passé : ce qui était élan devient recul, et l’évocation de mes désirs anciens ne me restitue qu’un dégoût.

J’ai cru que je pourrais me regarder sans rien toucher en moi. En réalité, je n’assiste pas à moi-même, mais à la destruction de moi-même. Par les fissures, un instant, j’ai pu soupçonner des profondeurs ; mais déjà c’est le chaos.

Mon corps et moi, le livre si poignant de René Crevel, est la démonstration la plus cynique que je connaisse de ces ravages du sincérisme. Dans la solitude qu’il s’acharne à approfondir — il était venu y chercher quelque raison de vivre, il voulait se voir le plus purement (« cette curiosité donnée comme raison d’une perpétuelle attente »), — ce que l’auteur découvre c’est ce « merveilleux contraire » de l’élan vital qu’il nomme élan mortel — générateur de l’incurable tristesse qui rôde dans certaine littérature d’aujourd’hui.

J’ai dit : ravages du sincérisme. C’est plus exactement faillite qu’il faudrait. Faillite de toute introspection, en littérature et en morale.

Impossibilité de faire mon autoportrait moral : je bouge tout le temps.

Danger de faire mon autoportrait moral : je me compose plus laid que nature.

Faut-il conclure avec Gide : « L’analyse psychologique a perdu pour moi tout intérêt du jour où je me suis avisé que l’homme éprouve ce qu’il imagine d’éprouver. » Non. Car à supposer que l’analyse nous crée, elle ne nous crée pas n’importe comment, mais selon certaines lois où se retrouve notre individualité. Elle nous crée tels que nous tendons à être (plutôt inférieurs, en vertu des remarques précédentes). Rivière définissait la sincérité comme « un perpétuel effort pour créer son âme telle qu’elle est ». Il voyait dans cet effort sur soi le gage d’un enrichissement, d’une consolidation de l’individu mais avant tout un moyen de se connaître. Cependant, n’est-ce pas lui-même qui ajoutait que l’homme sincère « en vient à ne plus pouvoir même souhaiter d’être différent », ce qui est la négation de tout progrès moral.

De la sincérité envisagée comme moyen de connaissance, le cas extrême d’un Crevel nous montre assez ce qu’il faut penser2. Il ne s’en suit pas que contenue dans des limites assez étroites empiriquement fournies par le sens de son intérêt propre, une analyse sincère ne puisse faire découvrir quelques richesses et ne serve parfois de contrôle efficace. Mais les bénéfices sont maigres en regard des dangers que la sincérité du noli me tangere fait courir, tant dans le domaine littéraire que dans celui de l’action.

En littérature : refus de construire, de composer ; impuissance à inventer. Car inventer, c’est se porter à l’extrême pointe de soi, et, d’un élan, se dépasser ; c’est créer une différence. Pourquoi les romanciers modernes ont-ils tant de mal à créer des personnages ? C’est parce qu’une sorte de sincérité les retient d’imposer aux héros ce rythme volontaire par lequel un Balzac les fait vivre. Ce serait fausser quelque chose à leurs yeux. Le cas des Faux-Monnayeurs le montre clairement.

En morale : défaitisme quand il s’agit de gestes qui pourraient entraîner des effets imprévisibles, « réalisme » décourageant, et, bientôt, incapacité d’agir efficacement. (Il faut, pour sauter, une confiance dans l’élan qui échappe à toute analyse préalable et sans quoi le saut paraît impossible, absurde.) Enfin, désagrégation de la personnalité, car l’analyse la plus savante, comme l’a fort bien dit Ramon Fernandez, « retient tous les éléments du moi, moins le principe unificateur ».

De quelques sophismes libérateurs

La fonction de l’homme est aussi bien de croire que de constater.

F. Raub.

La sincérité obstinée d’un Rivière n’a plus rien de spontané. En quoi est-ce encore de la sincérité ? Trop sincère, pas sincère.

Ou bien si l’on prétend que la sincérité est la recherche, puis l’acceptation de toute tendance du moi, je réponds que le mensonge est sincère aussi, qui révèle mon besoin de mentir. Il devient dès lors impossible de faire rien qui ne soit sincère. Peut-on véritablement se mentir à soi-même, et surtout se prendre à ses propres mensonges ? Peut-être juste assez pour qu’ils vous aident3 — mais jamais au point d’oublier la vérité qu’on désirait qu’ils cachent pour un moment. « L’art est un mensonge, mais un bon artiste n’est pas menteur », dit Max Jacob.

« Être sincère, c’est avoir toutes les pensées » (Rivière). Mais on ne peut se maintenir dans cet état. Ce « mensonge », ce choix faux mais bon, nécessaire à la vie, n’est-ce pas être sincère aussi que de s’y prêter ? Or, il vous tire aussitôt de l’indétermination violente qu’est la sincérité selon Rivière. La sincérité véritable vous pousse à faire le saut dans le vide qu’exige toute foi ; c’est la volonté de sincérité, c’est-à-dire une sincérité tournée au vice, invertie, qui retient de l’oser.

Petite anthologie
ou que le « style » est de l’homme même

J’en étais à peu près à ce point de mes notes — à ce point de mon dégoût pour ce que beaucoup continuaient d’appeler sincérité et qui me devenait inintelligible en même temps qu’odieux. Au hasard de quelques lectures, je pris note des passages suivants (les paraphraser serait d’une ingratitude insigne — ils marquent au reste fort bien les jalons de cette recherche) :

Puissiez-vous avouer moins de sincérité et montrer plus de style. (Georges Duhamel.)

… Nous ne sommes pas, nous nous créons. Certains se refusent à toute intervention qui altérerait leur moi ; ils ne souhaitent que d’être leur propre témoin, intelligent mais immobile : ce sont les mêmes qui s’ignorent en tant que personnes. Comment se trouveraient-ils, n’existant pas ? (François Mauriac.)

La valeur morale de M. Godeau serait définie par l’aspect seul qu’il souffrirait de garder lui-même à son propre regard. Ainsi la valeur morale d’un homme équivalait-elle à l’illusion qu’il était capable d’entretenir sur lui-même. (Marcel Jouhandeau.)

Ce qu’on appelle une œuvre sincère est celle qui est douée d’assez de force pour donner de la réalité à l’illusion. (Max Jacob.)

Un rôle ? Oui. Mais si le personnage est maintenu jusqu’à la mort, il se confond avec l’homme même. (André Maurois.)

(Quel effroi, ce jour de l’adolescence où l’on soupçonne pour la première fois que certains, peut-être, jouent leur vie. Rien ne paraît plus sinistre à la sincérité presque pure de cet âge. Mais il le faut dépasser.)

 

Si j’en crois l’intensité d’un sentiment intime, ce moi idéal que j’appelle en chaque minute de ma joie est plus réel que celui qu’une analyse désolée s’imaginait retenir. Dès lors, ce n’est pas lâcher la proie pour l’ombre que de tendre vers ce modèle. Dirais-je que c’est ma sincérité d’y aller par les moyens les plus efficaces ? Mais on nommera cela de l’hypocrisie. Soit, j’accepte. Et aussitôt j’annonce :

Éloge de l’hypocrisie

Non, non !… Debout dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, brisez cette forme pensive !
..........................................................................
Le vent se lève, il faut tenter de vivre.

Paul Valéry.

Certes, du sein de ma triste lucidité, je t’avais déjà invoquée, hypocrisie consolante et libératrice. Mais tu m’offrais un visage un peu crispé, signe d’une ironie secrète et pour moi douloureuse encore. Pitoyable, trop visiblement, tu prêtais bien quelques voiles à mon dégoût d’un moi que la vie me montrait si désespérément vrai, tyrannique, insuffisant. Mais un pli de ta lèvre, un peu sceptique, quand mon esprit partait dans le rêve d’un idéal de fortune, idole naïve de ma jeune angoisse…

Je t’ai mieux aimée ; d’autres soirs, alors qu’une symphonie de joies émanait de toute la vie : chaque chose proposait une ferveur nouvelle, et chaque être un plus prenant sourire. Cependant que ma joie — un état de grâce, un amour — ne pouvait se satisfaire de telle possession particulière, ne pouvait non plus s’imaginer qu’elle en pût être privée. Alors, acquiesçant vivement à l’invite que je soupçonnais la plus riche d’inconnu, je m’élançais sur la voie qu’elle m’ouvrait, avec tant de rires amis, vers tout ce que momentanément je choisissais de laisser — et des baisers à tous les vents — qu’il eût été loisible d’attribuer comme objet à ma jubilation, non pas ce but peut-être dérisoire vers quoi je me portais, mais bien ces figurants de mon bonheur que je me conciliais pour des retours possibles.

C’est ainsi que fidèle à soi-même au plus profond de l’être, on entretient comme une arrière-pensée sagace et obstinée l’assurance d’une continuité entre ses actions et ses désirs, un quant-à-soi qui ne gêne aucun geste, mais incline discrètement les décisions et les rend complices d’un dessein logique, peut-être lointain, en quoi consiste l’unité la plus réelle de l’individu — en dehors du corps.

Et ce ne sont point là jeux d’idées et jongleries verbales. Regards au-dessus de l’amour ! Voir l’heure à la pendule pendant l’étreinte d’un adieu et calculer rapidement le retour à une fidélité plus profonde. Fidélité à sa loi individuelle, quelles merveilleuses duperies cela suppose. Mais c’est une honnêteté peut-être plus réelle que l’autre. Et l’on conçoit que ce constant et secret assujettissement au moi idéal exige une politique des sentiments plus subtile et, je pense, moins vulgaire que cette agilité offensive qu’on appelle dans la vie publique arrivisme, et séduction dans les salons.

Constater une faiblesse, c’est toujours un peu en prendre son parti. La sincérité crée en nous un fait accompli. J’appelle hypocrisie envers soi-même une volonté — si profonde qu’elle n’a pas besoin de s’expliciter pour être efficace — qui m’interdit de nommer ce dont je ne veux plus souffrir. (Car il n’est peut-être qu’une espèce de souffrance véritablement insupportable, c’est celle qu’on tire de soi-même.)

Hypocrisie, ce sourire des sphinx ; hypocrisie, masque ambigu d’une liberté plus précieuse que toute certitude… Ô vérité, ma vérité, non pas ce que je suis, mais ce que de toute mon âme je veux être !…