(1968) Revue de Belles-Lettres, articles (1926–1968) « Entr’acte de René Clair, ou L’éloge du Miracle (mars 1927) » pp. 124-127

Entr’acte de René Clair, ou L’éloge du Miracle (mars 1927)i

Surprendre est peu de chose, il faut transplanter.

Max Jacob.

Ce soir-là, le programme comprenait : un film d’avant-guerre ; un film japonais ; Entr’acte et le Voyage imaginaire, de René Clair.

La Mort de Phèdre (environ 1905) : quelques acteurs d’une troupe de province s’agitent incompréhensiblement dans un décor très pauvre, légèrement coloré. Le principe est simple : « Je vous aime » se traduit par trois ou quatre claques sur la poitrine ; et une crise intérieure par un court accès de danse de Saint-Guy. Art classique : la mort d’Hyppolite se passe en coulisse. Mais Phèdre avoue tout « devant le cadavre encore tout chaud ». Affreux. Aussi : « Elle mourut. » On voit que cette bande est antérieure à l’époque du long baiser de conclusion.

Le film japonais : une historiette un peu plus banale que nature, très bien photographiée. C’est le film du type « Jeux de soleil dans les jardins, complets variés, ça fait toujours plaisir de voir des gens bien habillés. »

Soudain éclate Entr’acte (1925). « Une étude sur le Monde des Rêves ». Rondes de cheminées dans le ciel où des pressentiments clignent de l’œil. Des poupées en baudruche gonflent leur tête jusqu’à éclater, tandis que des villes passent au fond à toute vitesse. Rigueur voluptueuse d’une colonnade, puis un jeu d’échec serré, mais sur la corniche d’un gratte-ciel, d’où se met à descendre un petit bateau de papier, sur fond de boulevards et parmi les toits flottants, c’est assez tragique. Mitrailleuse de phares d’auto, les 100 000 yeux de la nuit. Des imprécisions rapides. Un chasseur, toujours sur son toit ; il tire sur l’œuf d’où naît une colombe. Chasse. Mais un papillon éclatant qui battait de l’aile un dixième de seconde, par intermittences, se pose enfin sur l’écran : une danseuse sur une plaque de verre, vue par-dessous. Quelques miracles qui suivent sont embrumés dans mon souvenir par le rayonnement de la robe, fleur qui s’ouvre pour dégager le mouvement obsédant de deux jambes, l’harmonie de leurs arabesques à trois dimensions mêlées avec une lenteur et une perfection dont une brève vue verticale donne la clé… Un enterrement bourgeois, mais le corbillard est traîné par un dromadaire, d’ailleurs dételé. Les amis affligés mangent les couronnes et suivent à grands sauts lents, solennels. Ils revoient la danseuse, font une ronde autour d’une tour Eiffel de bois de la taille de l’Obélisque de la Concorde, puis enfilent les Champs-Élysées à une allure grandissante, bientôt vertigineuse, poursuivant le corbillard. Aspects du paysage urbain vu par les poursuivants, arbres au ciel renversé, maisons obliques, montagnes russes. (J’ai regretté que René Clair ne nous donne pas la vision du mort.) Enfin le cercueil roule dans les marguerites, il en sort un chef d’orchestre dont la baguette éteint tous les personnages et lui-même.

Le tout ne dure pas 20 minutes. Et c’est heureux. Nous manquons d’entraînement dans le domaine du merveilleux moderne. Un peu plus et nous demandions grâce de trop de plaisir. Mais je ne suis pas sûr que le plaisir du public fût de même essence que le nôtre. Les gens rient à l’enterrement au ralenti, à l’éclatement des têtes de poupées, à la conclusion. Ce n’est pas le bon rire de cinéma. Quand la danseuse paraît, ils n’attendent que le moment où ils pourront se pousser en disant : « C’que c’est cochon ! » Mais le moment ne vient pas, ils sont déçus. Enfin, mon voisin, un agent, murmure : « On va tous devenir fous ! » — « Hé ! lui dis-je, si seulement. » Mais tout de même, là par exemple, où nous ne pouvons nous empêcher d’admirer l’utilisation artistique ingénieuse et précise de certaines théories sur le rêve, le peuple, qui n’a pas vu ces dessous mais accueille le résultat avec la naïveté qu’il faut, approuve et dit : « C’est bien ça, c’est comme quand on rêve. »

Un des défauts d’Entr’acte, c’est la fantaisie recherchée de certaines scènes (l’enterrement). Cela fait bizarre. Or, dans le monde où le cinéma doit nous « transplanter », un certain naturel est de rigueur ; toute bizarrerie détourne du véritable miracle auquel nous assistons. Mais de pareils défauts sont presque inévitables dans une production de début, et Entr’acte mérite d’être ainsi qualifié : c’est peut-être le premier film où l’on a fait du ciné avec des moyens proprement cinégraphiques. Ici le geste pictural remplace le geste de l’acteur. Un mouvement ne souligne pas, il exprime, et se suffit. Mais comme pour le film 1905, on a sans cesse envie de crier : « Trop de gestes ! » C’est une question d’épuration des moyens. Rendre le plus par le moins, c’est le fait d’un art à sa maturité.

Mais ce sont là critiques de style. D’ores et déjà, il faut admirer dans les films de René Clair un sens du miracle assez bouleversant. Et je ne parle pas du miracle genre conte de fée, comme le Voyage imaginaire en montre (beaucoup trop à mon gré). Qu’une sorcière transforme un homme en chien, cela n’a rien d’étonnant au cinéma. C’est la photographie d’une chose qui ne serait étonnante que dans le réel ; ce n’est pas encore un miracle de ciné. Et les fées paraissent vieux jeu avec leur baguette, pour moi qui chaque soir crée ma chambre en tournant un commutateur. Le vrai miracle du cinéma, c’est, par exemple, l’éclosion d’une rose, un homme qui court au ralenti, certaines coïncidences de mouvements… C’est une réalité quotidienne dans une lumière qui la métamorphose ; c’est un temps nouveau, et l’espace en relation se modifie pour maintenir je ne sais quelle harmonie… C’est une réalité aussi réelle que celle dont nous avons convenu et que nous pensions la seule possible. Le monde « normal » nous apparaît alors comme l’une seulement des mille figures que peut revêtir une substantia dont nos sens trop faibles — bornés encore par des habitudes nées des nécessités sociales — nous empêchent de découvrir la richesse immédiate. Surréel qui n’est pas synonyme d’incompréhensible, non Madame, car alors quoi de plus surréaliste que le film 1905. Ce n’est peut-être qu’une question d’imagination ; il reste qu’un film comme Entr’acte est une aide puissante.

Nous faisons nos premiers pas, étourdis, dans un pays d’illuminations vertigineuses, et nous en sommes encore à nous frotter les yeux… Peut-être, quand nos regards plus assurés sauront enfin gagner de vitesse les prodiges que déclenche René Clair, verrons-nous, pris par surprise dans l’exploration ivre d’un projecteur, des signes fatidiques, le visage d’un ange.