(1930) Articles divers (1924–1930) « Dés ou la clef des champs (1927) » pp. 97-104

Dés ou la clef des champs (1927)k

« On sent l’absurdité d’un semblable système. »

Musset.

Une rose et un journal oubliés sur le marbre vulgaire d’une table de café. Je venais de m’asseoir et de commander une consommation. Comme d’habitude, un peu après six heures. J’étais seul. Le café est un lieu anonyme bien plus propice au rêve que ma chambre où m’attendent tous les soirs quand je rentre du bureau, les gages insupportablement familiers d’une vie honnête de type courant. Pour dix sous et le prétexte d’un apéro, on entre ici dans le jardin des songeries les plus étranges qu’appelle la musique. Je me gardai donc d’ouvrir le journal. Les Petites nouvelles ont un pouvoir tyrannique sur mon esprit. Non que cela m’intéresse au fond : les faits-divers, rien de moins divers. Mais je suis pris dans l’absurde réseau des lignes, et cette mécanique me restitue chaque fois un peu plus de lassitude, un peu plus d’ennui.

J’essayai donc de rêver. Mais cette rose oubliée me gênait : perdre une rose pour le plaisir ! (Et je ne pensais même pas, alors : une si belle rose.)

Le tambour livra un homme élégant et tragique, qui se tint un moment immobile, cherchant une table, puis s’avança lentement vers la mienne et s’assit sans paraître me voir. Une grande figure aux joues mates, aux yeux clairs. Il déplia le journal et se mit à lire les pages d’annonces. On m’apporta une liqueur. Et quand j’eus fini de boire, mes pensées plus rapides s’en allèrent un peu vers l’avenir et j’osai quelques rêves. C’était, je m’en souviens, une petite automobile qui roulait dans la banlieue printanière ; des soupers d’amis dans notre modeste salle à manger ; des jaquettes de couleur pour ma femme…

Mais l’homme avait posé son journal. Soudain, portant la main à son gilet, il en retira trois dés qu’il jeta sur la table. Les yeux brillants, il compta. Une indécision parut sur ses traits. Puis il reprit les dés brusquement, et me fixant avec un léger sourire : — Jouez ! ordonna-t-il. La surprise vainquit ma timidité, je pris les dés et les jetai sans hésiter. Il compta de nouveau, puis avec une légère exaltation : — Vous avez gagné, c’est admirable, ah ! mon Dieu, je vous remercie, Monsieur…

Il saisit son journal. Il en parcourait rapidement les pages, la proie d’une agitation visible. Bientôt il m’offrit de jouer un moment. Nous fixâmes comme enjeu nos consommations. Je gagnai. Il demanda des portos. Je les gagnai et je les bus. D’autres encore. Ma tête commençait à osciller vaguement. Les couleurs du bar me remplissaient d’une joie inconnue. Et je me refusais sans cesse aux questions qu’en moi-même posait ma raison effarée. L’étranger s’animait aussi : une fièvre faisait s’épanouir sur son visage je ne sais quel plaisir cruel.

C’était un jeu très simple où l’esprit libre de calculs se tend ardemment vers la conclusion d’un hasard qui opère au commandement de la main. Ce soir-là, une confiance me possédait, telle que je savais très clairement que je gagnerais à tout coup.

L’étranger se mit à discourir. Et dans mon ivresse, ses paroles peignaient des tableaux mouvants où je me voyais figurer comme une sorte de « personnage aux dés ». Ce furent d’abord des images décousues de sa vie, brillantes ou misérables, passionnées. Mais bientôt :

— « Destin, s’écria-t-il, tu pourrais me remercier. Vois quels chemins de perdition j’ouvre sans cesse à ta course aveugle ; tu n’aurais pas trouvé ça tout seul, avec tes airs pessimistes. De nouveau, d’un coup de dés, je bouscule tous tes calculs, ha ! tu te disais : le voilà riche, le voilà classé, le voilà prêt à faire des bassesses pour durer, et tu te réjouissais, parce que tu n’as pas beaucoup d’imagination, et que tu es un pauvre vaudevilliste qui use à tort et à travers de situations complètement démodées et d’intrigues usées jusqu’à la corde, jusqu’à la corde pour les pendre, ha ha ha ! Tu pensais que j’allais me cramponner à cette espèce de bonheur qu’ils croient lié à la possession, et que j’allais vivre aussi sur le dogme l’argent-fait-le-bonheur. En somme, tu croyais que j’allais adhérer à l’idéologie socialiste, gros farceur, va. Quand je songe à tous ces gens qui perdent leur vie à la gagner9, et leur façon inexplicable de lier des valeurs morales aux cours de bourse. « Heureux quoique pauvre » comme ils disent dans leurs manuels scolaires. Les voler, pour leur apprendre. Et leur manie aussi de situer le paradis dans la classe d’impôts immédiatement supérieure à la leur. Ils voudraient que leur vie garantît un 5 % régulier de plaisirs, avec assurance contre faillites morales et douleurs d’amour — ô vertige sans prix du lâchez-tout ! Ils ont inventé les caisses d’épargne, monuments d’une bassesse morale inconcevable, temples de leurs paresses et de leurs lâchetés, glorification de leur impuissance à concevoir un autre bonheur que celui qu’ils ont reçu de papa-maman et l’Habitude, leur marraine aux dents jaunes. Ah ! perdre, perdre ; et c’est toujours à qui perd gagne ! Sauter follement d’une destinée dans l’autre, de douleurs en ivresses avec la même joie, mon cheval fou, mon beau Désir s’ébroue et part sitôt que je vais m’endormir, ah ! galope, caracole, éclabousse, ils n’y comprendront jamais rien, écoutez-les, comme ils me jugent et leurs cris indignés qui couvrent une angoisse. Ça les dérange terriblement, sauf un ou deux qui s’imaginent gagner à mes dépens, témoin ce brave homme qui est en train de me soutirer les quelque billets de mille dont je venais de régler le sort, puisque demain dès l’aube, j’irai tenter la misère aux yeux las pleins de rêves, la misère qui fait des soirs si doux aux amants quand ils n’ont plus que des baisers au goût d’adieu, et l’avenir où se mêlent incertaines, une tendresse éperdue et la mort. »

Il ferma les yeux sur des visions. Les lustres doraient un brouillard de fumée, et la musique noyait mes pensées. Je vis qu’une femme était assise à notre table, en robe rouge, et très fardée. Elle jouait avec la rose. Les dés roulèrent, pour un dernier enjeu. Alors la femme lança sur la table cette rose qui s’effeuilla sur les dés, et partit d’un long rire. Elle me regardait et l’étranger aussi se mit à me regarder bizarrement et j’étais possédé de joies et de peurs. Il fallut se lever, traverser le café dans la musique et la rumeur des clients. Dehors les réclames lumineuses dialoguaient follement au-dessus des rues parcourues de longs cris en voyage. Je me sentis perdre pied délicieusement. Et de cette nuit peut-être, je ne saurai jamais rien… (sinon qu’au lendemain je n’avais plus un sou).

Je n’ai jamais revu l’étranger. Quelquefois je songe à ses paroles — ou peut-être n’étaient-ce que celles de mes folies ? Je me répète : paradoxes, mais cela ne suffit plus à m’en délivrer. Ma vie m’a repris, je ne suis pas heureux. Je sais très bien que je devrais tenter quelque chose. Je suis plein de rêves, certains soirs. Il faut pourtant rentrer chez moi, et ma femme m’embrasse et me regarde avec inquiétude, parce que je ne suis plus tout à fait le même. Puis elle me laisse, parce que le lait va monter. Alors, dans ma chambre, avant d’aller souper, je m’abats sur mon lit, les cheveux dans les mains. Et je voudrais pouvoir pleurer sur ma lâcheté. Et je t’apostrophe, soudain plein de mépris et de désespoir, ô vie sans faute, vie sans joie… Ah ! plus amère, plus amère encore, saurai-je un jour te désirer, te haïr…