(1977) Foi et Vie, articles (1928–1977) « Le péril Ford (février 1928) » pp. 189-202

Le péril Ford (février 1928)a

On a trop dit que notre époque est chaotique. Je crois bien, au contraire, que l’histoire n’a pas connu de période où les directions d’une civilisation apparaissent plus nettement.

Un certain ordre s’élabore, ou, pour mieux dire, une organisation générale de la vie mondiale. Toutes les forces du temps y concourent obscurément ; et, pour peu que cela continue, pour peu que la bourgeoisie intellectuelle persiste à jouer l’autruche aux yeux clos, l’avènement de cette organisation toute-puissante n’est plus qu’une question de quelques années. Mais peut-être est-il temps encore. Ici et là, quelques cris s’élèvent dans le désert d’une époque déjà presque abandonnée par l’Esprit. À l’heure de toucher aux buts que sa civilisation poursuit depuis près de deux siècles, l’Occidental est saisi d’un étrange malaise. Il soupçonne, par éclairs, qu’il y avait peut-être dans ces buts une absurdité fondamentale. L’infaillible progrès aurait-il fait fausse route ? Est-il temps encore de le détourner du désastre spirituel vers lequel il entraîne l’Occident ?

Cris dans le désert. Déserts des villes fiévreuses où le fracas des machines couvre déjà la plainte humaine.

Il y a ceux qui pleurent le passé et ceux qui prophétisent, ceux qui jettent une imprécation stérile et magnifique contre l’époque et ceux qui cherchent à l’oublier dans le rêve, dans l’utopie, dans une belle doctrine… Il faudrait d’abord prendre conscience du péril. Nous ne tentons rien d’autre ici.

Il y a une lâcheté, croyons-nous, dans cette complaisance générale à proclamer le désordre du temps. On a peur de certaines évidences, on préfère affirmer que tout est incompréhensible. L’homme moderne recule devant l’évidence de la banqueroute prochaine de sa civilisation. Il répugne à admettre qu’une époque entière ait pu se tromper, et se tromper mortellement.

Il suffit pourtant de regarder autour de nous et d’en croire nos yeux.

I. L’homme qui a réussi

Je prends Henry Ford comme un symbole du monde moderne, et le meilleur, parce que personne ne s’est approché plus que lui du type idéal de l’industriel et du capitaliste. Le succès immense de ses livres1, sa popularité universelle sont signes que l’époque a senti en lui son incarnation la plus parfaite. Qu’on ne m’accuse donc pas de caricaturer l’objet de ma critique pour faciliter l’accusation : je prends pour la juger ce que l’époque m’offre de mieux réussi.

Voici la vie de Ford, telle qu’il la raconte dans Ma vie et mon œuvre. Il naît fils de paysan. Il passe son enfance à jouer avec des outils, « et c’est avec des outils qu’il joue encore à présent », dit‑il. Le plus mémorable événement de ces années de jeunesse, son « chemin de Damas » (comme il dit sans qu’on sache au juste quelle dose d’« humour » il met dans l’expression), c’est la rencontre d’une locomotive routière. « Depuis l’instant où, enfant de 12 ans, j’aperçus cette machine de route, jusqu’au jour présent, ma grande et constante ambition a été de construire une bonne machine routière. » Les étapes de sa jeunesse sont : la construction d’un moteur à vapeur, puis d’un moteur à explosion, enfin d’une première automobile fabriquée, à temps perdu, alors qu’il est simple mécanicien chez Edison. Il fonde tôt après la Société des automobiles Ford, « et commence à réaliser son rêve, le type unique d’automobile utilitaire »2. Dès lors, c’est une suite de chiffres indiquant le progrès de sa production, d’année en année. On pourrait ajouter à ces chiffres celui des milliards qu’il possède, ou plutôt qu’il gère, mais ce n’est pour lui qu’un résultat secondaire de son activité. Le but de sa vie n’a jamais été de s’enrichir. Son « rêve » était autre, il l’a réalisé comme il est donné à peu d’hommes de le faire : 7000 voitures par jour, et la possibilité d’augmenter encore cette production.

Ford est le plus puissant industriel du monde ; le plus riche, au point qu’il peut parler d’égal à égal avec beaucoup d’États ; le plus parfait aussi.

Son succès sans précédent le met à l’abri de toutes les attaques, du point de vue technique. L’organisation de ses usines, des salaires, des conditions de travail et de repos qu’il offre à ses ouvriers semblent bien apporter une solution définitive aux problèmes du surmenage et du paupérisme. C’est un résultat qu’on n’a pas le droit humainement de sous-estimer. Les griefs que les socialistes font aux capitalistes européens ne sauraient l’atteindre. Au contraire, il a résolu la question sociale d’une façon qui ne devrait pas déplaire aux doctrinaires de gauche, lesquels ont coutume de promettre à leurs électeurs une organisation complète du monde, seule méthode capable d’empêcher les abus des capitalistes. Du même coup, en supprimant l’esclavage financier de l’ouvrier, il supprime la principale cause avouée de la lutte des classes.

Il se dégage de la lecture de Ma vie et mon œuvre une impression de netteté, de solidité, de propreté. Si l’on ajoute à cela le plaisir qu’on éprouve toujours au récit de succès mirobolants, et le charme un peu facile mais fort goûté du grand public, de l’humour américain, l’on comprendra sans peine la popularité mondiale des « idées » d’Henry Ford et des livres qui les répandent. L’on ne pourra qu’y applaudir, semble-t-il, en souhaitant que les industriels européens s’en inspirent toujours plus. Ford leur montre le chemin qu’ils seront bien obligés de prendre tôt ou tard. Il est préférable qu’ils s’y engagent dès aujourd’hui résolument, pendant qu’il reste quelques chances encore de régler pacifiquement le conflit du capital et du travail.

« Se fordiser ou mourir », écrivait récemment un économiste.

Ford, perfection de l’industriel, offre au monde moderne le premier exemple de son achèvement intégral. Il a atteint l’objectif de la moderne civilisation occidentale. Voici donc venue l’heure de la juger.

Le héros de l’époque, c’est l’homme qui a réussi.

Mais à quoi ?

C’est la plus grave question qu’on puisse poser à notre temps.

II. M. Ford a ses idées, ou la philosophie de ceux qui n’en veulent pas

Nous avons dit tout à l’heure quel fut le but de la vie de Ford, sa « grande et constante ambition ». Il semble que toute sa carrière — pensée, méthode, technique — soit conditionnée jusque dans le détail par une idée fixe primitive. Considérons-la sous cet angle.

Il y a d’abord la vision de l’auto routière : naissance de sa passion froide et tenace. Il s’efforce d’en réaliser l’objet par ses propres moyens, à un exemplaire ; puis, il fonde une usine pour multiplier les réalisations. Bientôt, élargissant son ambition, il conçoit ce mythe extravagant du bonheur de l’humanité par la possession d’automobiles Ford. Et, comme il est très intelligent, il a vite fait de démêler les conditions les plus rationnelles de la production, avec cette netteté et cette décision qu’une passion contenue peut donner à l’homme d’action. Enfin, le voici en mesure de produire des quantités énormes d’autos. Seulement, pour pouvoir continuer, il faut vendre ; dans l’intérêt de la production, il faut créer la consommation. La réclame s’en charge. Par le procédé très simple de la répétition, on fait croire aux gens qu’ils ne peuvent plus vivre heureux sans auto. Voilà l’affaire lancée. La passion de Ford se donne libre cours. Il ne s’agit plus maintenant que de lui donner une apparence d’utilité publique.

À chaque page de ses livres, on pourrait relever les sophismes plus ou moins conscients par lesquels il prétend ramener le bénéfice de la production à celui du consommateur. Prenons cette petite phrase qui n’a l’air de rien : « Nul ne contestera que, si l’on abaisse suffisamment les prix, on ne trouve toujours des clients, quel que soit l’état du marché. » Il semble que cela soit tout à l’avantage du client. Mais cherchons un peu les causes réelles de cet abaissement de prix — la concurrence n’étant bien entendu qu’une cause accessoire. Dire que l’état du marché est tel que le client n’achète plus, cela signifie parfois que la marchandise est momentanément trop chère ; mais surtout que le besoin qu’on a de tel objet est satisfait ou a disparu. Il semble alors que l’industriel n’ait plus qu’à plier bagage. Mais c’est ici que Ford montre le bout de l’oreille, et que son but réel est la production pour elle-même, non pas le plaisir ou l’intérêt véritable du client. Le besoin ayant disparu, la production devant se maintenir, il n’y a qu’une solution : recréer le besoin. Pour cela, on abaisse les prix. Le client fait la comparaison. Il est impressionné par la baisse, au point qu’il en oublie que cela ne l’intéresse plus réellement. Il croit qu’il va gagner 5 francs en achetant 5 francs moins chers un objet que, sans cette baisse, il n’eût pas acheté du tout. Autrement dit, il est trompé par la baisse. L’industriel comptait. La tromperie est préméditée.

Et le scandale, à mon sens, n’est pas que l’industriel ait forcé (psychologiquement) le client à faire une dépense superflue ; le scandale est qu’il l’ait trompé sur ses véritables besoins. Car cela va bien plus profond, cette tromperie-là. Elle peut amener, en se généralisant, une sorte de suicide du genre humain, par perte de son instinct de préservation, d’autorégulation et d’alternances.

Tel est ce sophisme, le paradoxe du bon marché. Celui de la réclame a même but, mêmes effets. Mais le plus grave est peut-être le sophisme du loisir. M. Guglielmo Ferrero a fort bien montré, dans un article intitulé « Le grand paradoxe du monde moderne »3, ce qu’il y a de profondément antihumain dans la conception fordienne de l’oisiveté. Ford a créé un second dimanche dans la semaine, « retouché l’œuvre de la Création », comme dit Ferrero. Le bon peuple s’extasie. Il ne peut voir la duperie : ce jeu du chat et de la souris ; si Ford relâche les ouvriers et leur donne une apparence de liberté, c’est pour mieux les prendre dans son engrenage. L’emploi de leurs loisirs est prévu. Il est déterminé par la réclame, les produits Ford qu’il faut user, etc. Il a pour but véritable d’augmenter la consommation. Il rend plus complet l’esclavage de l’ouvrier, puisqu’il englobe jusqu’à son repos dans le cycle de la production. Cercle vicieux : plus la production s’intensifie, plus il faut créer de besoins et de loisirs. Or, l’industrie ne peut subsister qu’en progressant. Mais la nature humaine a des limites. Et le temps approche où elles seront atteintes.

On peut se demander jusqu’à quel point Ford est conscient des buts et de l’avenir de son effort. Pour mon compte, je crois que l’idée fixe de produire peut très bien envahir un cerveau moderne au point d’en exclure toute considération de finalité. Mais cet aveuglement fondamental n’empêche pas notre industriel de philosopher sur les sujets les plus divers. Les aphorismes sont assez révélateurs de la mentalité capitaliste américaine.

Voici, par exemple, une définition de la liberté :

La liberté consiste à travailler pendant le temps convenable et à gagner, par ce moyen, de quoi vivre convenablement tout en restant maître de régler à sa guise le détail de sa vie privée. Cette liberté particulière, et cent autres pareilles, composent, au total, la grande Liberté idéale et mettent de l’huile dans les rouages de la vie quotidienne.

Cette Liberté idéale réduite au rôle d’huile dans les rouages, n’est-ce pas charmant et prometteur ? Et que dire de cette admirable simplification : « Sur quoi repose la société ? Sur les hommes et les moyens grâce auxquels on cultive, on fabrique, on transporte. »

« Toute notre gloire est dans nos œuvres, dans le prix que nous payons à la terre la satisfaction de nos besoins. » — Ford se moque de la philosophie. Il ne peut empêcher que son attitude ne porte un nom philosophique : c’est au plus pur, au plus naïf matérialiste que nous avons affaire ici. Et ses prétentions « idéalistes » n’y changeront rien. D’ailleurs, voici des déclarations plus nettes encore : « Je ne considère pas les machines Ford simplement comme des machines. J’y vois la réalisation concrète d’une théorie qui tend à faire de ce monde un séjour meilleur pour les hommes. » C’est le bonheur, le salut par l’auto. Philosophie réclame. « Ce que j’ai à cœur, aujourd’hui, c’est de démontrer que les idées mises en pratique chez nous ne concernent pas particulièrement les autos et les tracteurs, mais composent en quelque manière, un code universel ! » Réjouissons-nous… Mais, comment expliquer que des centaines de milliers de lecteurs, dans une Europe « chrétienne », applaudissent sans réserve aux thèses de cet orgueilleux et naïf messianisme matérialiste ?

Un seul doute effleure Ford vers la fin de son livre :

Le problème de la production a été brillamment résolu… Mais nous nous absorbons trop dans ce que nous faisons et ne pensons pas assez aux raisons que nous avons de le faire. Tout notre système de concurrence, tout notre effort de création, tout le jeu de nos facultés semblent dirigés uniquement vers la production matérielle et vers la richesse qui en est le fruit.

On ne saurait mieux dire. Mais il faudrait en tirer des conséquences, alors que Ford passe outre et se remet à discuter des points de technique. Il n’a pas senti qu’il touchait là le nœud vital du problème moderne.

D’ailleurs, les idées générales de cette sorte sont rares dans son livre. En général, il se borne à parler de problèmes techniques où son triomphe est facile. C’est le technicien parfait qui combat les techniciens imparfaits. Il ne se demande jamais si la technique même la plus perfectionnée mérite les sacrifices qu’elle exige de l’homme moderne.

Paradoxes plus ou moins intéressés, optimisme d’homme à qui tout réussit, messianisme de la machine, méconnaissance glorieuse des forces spirituelles, le tout agrémenté d’humour et exposé avec un simplisme qui emporte à coup sûr l’adhésion du gros public : telle est l’idéologie de celui que M. Cambon, dans sa préface, égale aux plus grands esprits de tous les temps.

On me dira que Ford a mieux à faire que de philosopher. Je le veux. Mais si j’insiste un peu sur ses « idées », c’est pour souligner ce hiatus étrange : l’homme qu’on pourrait appeler le plus actif du monde, l’un de ceux qui influent le plus sur notre civilisation, possède la philosophie la plus rudimentaire. Le phénomène n’est pas nouveau en Occident, mais il est ici tragiquement aigu. Est-ce notre pensée qui, à force de subtiliser, est devenue trop faible pour nous conduire ? Ou bien est-ce notre action qui est devenue trop effrénée, trop folle, pour être justiciable encore de nos vérités essentielles ?

Il semble bien que notre temps ait prononcé définitivement le divorce de l’esprit et de l’action.

III. Le fordisme contre l’Esprit

La formidable erreur de la bourgeoisie moderne c’est de croire que les choses pourront aller ainsi longtemps encore. On se refuse à l’idée d’une catastrophe, pourtant plus que probable, par crainte de se voir obligé à la révision des valeurs, la plus difficile et la plus grave : celle qu’on ne peut faire qu’au nom de l’Esprit et de ses exigences. Mais le « rien de nouveau sous le soleil » derrière lequel on se réfugie avec une paresse et une légèreté inouïes, c’est le signe d’une complicité avec un état de choses funeste pour l’Esprit.

Si l’Esprit nous abandonne, c’est que nous avons voulu tenter sans lui une aventure que nous pensions gratuite : nous avons cherché le bonheur dans le développement matériel, avec l’arrière-pensée sournoise que, si cela ratait, on gardait toutes les autres chances. J’accorderai que le progrès matériel n’est pas mauvais en soi. Mais par l’importance qu’il a prise dans notre vie, il détourne la civilisation de son but véritable : aller à l’Esprit, y conduire les peuples. Ainsi, détournant de l’essentiel une grande part des forces humaines, il travaille contre l’Esprit.

Rien n’est gratuit. Nous payons notre passion de posséder la matière du prix de la seule possession véritable, la connaissance de l’Esprit.

C’est déjà un fait d’expérience. Et qui n’en pourrait citer un exemple individuel ? Nous savons assez en quel mépris l’homme d’affaires à l’américaine tient les choses de l’Esprit. Dans le cas le plus favorable, « il se passera bien de cette littérature ». Plus tard, « puisqu’elle n’est pas utile, elle est nuisible ».

« … Tableaux, symphonies, ou autres œuvres destinées à charmer les loisirs de personnes oisives et raffinées, réunies pour admirer mutuellement leur culture », dit Ford. Et tout est dit !

Le simplisme arrogant avec lequel, de nos jours, on tranche les grandes questions humaines est une des manifestations les plus frappantes de notre régression. Cette perte du sens de l’âme se nomme bon sens américain. On en fait quelque chose de jovial et d’alerte, quelque chose de très sympathique et pas dangereux du tout.

On n’en fait pas une philosophie. Mais, sans qu’on s’en doute, cela en prend la place. Les facultés de l’âme, inutilisées, s’atrophient. Pourvu, dit-on, que subsiste le peu de morale nécessaire aux affaires, tout ira bien. (On pense que les formes de la morale peuvent exister sans leur substance religieuse.)

L’homme moderne manie les choses de l’âme avec une maladresse de barbare.

IV. « En être » ou ne pas en être

Une fois qu’on a compris à quel point le fordisme et l’Esprit sont incompatibles, le monde moderne impose ce dilemme : « en être » ou ne pas en être, c’est-à-dire se soumettre à la technique et s’abrutir spirituellement — ou se soumettre à l’Esprit, et tomber presque fatalement dans un anarchisme stérile.

Accepter la technique et ses conditions. Dans cette mécanique bien huilée, au mouvement si régulier qu’il en devient insensible et que la fatigue semble disparaître, l’homme s’abandonne à des lois géométriques. Un jeu de chiffres d’horlogerie calculé une fois pour toutes et qu’il sent immuable comme la mort le restitue au monde vers 5 heures du soir, dans la détresse des dernières sirènes. Au monde, c’est-à-dire à une nature dont l’usine lui a fait oublier jusqu’à l’existence, et à une liberté qu’il s’empresse d’aliéner au profit de plaisirs tarifés, soumis plus subtilement encore que son travail aux lois d’une offre et d’une demande sans rapport avec ses désirs réels, et dont il subit docilement l’abstraite et commerciale nécessité. Ennui, fatigue, sommeil sans prière.

Cela s’appelle encore vivre. Mais l’homme qui était un membre vivant dans le corps de la Nature, lié par les liens les plus subtils et les plus profonds à tous les autres membres de la Nature, choses, bêtes et anges, — le voici devenu sourd à cette harmonie universelle, incapable d’en comprendre les correspondances divines et humaines, insensible même à sa déchéance, abandonné à la lutte tragique et absurde des lois économiques et des exigences les plus rudimentaires de son corps.

Il a perdu le contact avec les choses naturelles, et par là même, avec les surnaturelles. Il en ressent une vague et intermittente détresse, — qu’il met d’ailleurs sur le compte de sa fatigue. Neurasthénie.

La conquête du confort matériel l’a laissé oublier les valeurs de l’esprit au point qu’il n’éprouve plus même cette carence ; seulement, peu à peu, il découvre qu’il s’ennuie profondément ; fatigué de trop de satisfactions matérielles, il a laissé se détendre, ou il a cassé les ressorts de sa joie : l’effort libre et généreux, le sentiment d’avoir inventé ou compris par soi-même, la liberté et une certaine durée normale et capricieuse dans le plaisir, la conscience de ses besoins et de ses buts propres, humains et divins.

Mauvais loisirs. Ford lui a donné une auto pour admirer la nature entre 17 et 19 heures : vraiment, il ne lui manque plus rien — que l’envie.

Mauvais travail. Il a perdu le sens religieux, cosmique, de l’effort humain. Il ne peut plus situer son effort individuel dans le monde, lui attribuer sa véritable valeur. Il sent obscurément que son travail est antinaturel. Il le méprise ou le subit, mais, jusque dans son repos, il en est l’esclave.

Pour s’être exclu lui-même de l’ordre de la nature, il est condamné à ne plus saisir que des rapports abstraits entre les choses. Il ne comprend presque plus rien à l’Univers.

Par la technique, l’Occidental a prétendu maîtriser la matière et parvenir à une liberté plus haute. Or, la technique a révélé des exigences telles que l’Esprit ne peut les supporter. Il abandonne donc la place, mais c’est pourtant lui seul qui nous permettrait de jouir de notre liberté. La victoire mécanicienne est une victoire à la Pyrrhus. Elle nous donne une liberté dont nous ne sommes plus dignes. Nous perdons, en l’acquérant, par l’effort de l’acquérir, les forces mêmes qui nous la firent désirer.

Accepter l’esprit, et ses conditions. Je dis que les êtres encore doués de quelque sensibilité spirituelle deviennent par le seul fait de rester eux-mêmes dans un monde fordisé, des anarchistes. Car l’Esprit n’est pas un luxe, n’est pas une faculté destinée à amuser nos moments de loisir, il a des exigences effectives ; et ces exigences sont en contradiction avec celles que le développement de la technique impose au monde moderne.

Ces êtres, d’une espèce de plus en plus rare, qui savent encore quelque chose de la vie profonde, qui voient encore des vérités invisibles, qui gardent, par quelle grâce ? un peu de cette connaissance active de Dieu que nos savants nomment mysticisme et considèrent comme un « cas » très spécial, — on les écarte des engrenages où ils risqueraient de faire grain de sable. Ils se réfugient dans ce qu’on pourrait appeler les classes privilégiées de l’esprit : fortunes oisives ou misères sans espoir. On en rencontre encore parmi les jeunes gens, jusqu’au jour où, comme on dit, sans doute par ironie, « la vie les prend ».

Irréguliers aux yeux du monde ; la proie d’on ne sait quelles forces occultes sans doute dangereuses, puisqu’elles les rendent inutilisables dans les rouages de la vie moderne.

Le triomphe de Ford réduira l’Esprit à devenir l’apanage d’une sorte de franc-maçonnerie de quelques centaines d’individus. Et cette franc-maçonnerie sera bientôt traquée avec la dernière rigueur : avec la rigueur de la nécessité — puisqu’elle est inutile au grand dessein matérialiste de l’Occident.

La logique, parlant par la bouche de Ford : « Inutile, donc à détruire. » Ford a raison, une fois de plus. Pas de compromis possible de ce côté. Mais du nôtre ?

« Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon », dit l’Écriture.

Je ne pense pas qu’une attitude réactionnaire qui consisterait à vouloir en revenir à la période préindustrielle soit autre chose qu’une échappatoire utopique. Nous avons mieux à faire, il n’est plus temps de se désintéresser simplement des buts — si bas soient-ils — d’une civilisation sous le poids de laquelle nous risquons de périr. Il se prépare déjà des révoltes terribles4, celles d’un mysticisme exaspéré, devenu presque fou dans sa prison.

Les intellectuels d’aujourd’hui ont une tâche pressante : chercher s’il est possible d’échapper au fatal dilemme. Premiers pas vers la solution : l’existence du dilemme. Second pas : en poser les termes avec netteté et courage. Pour le reste, je pense que c’est une question de foi.