(1930) Bibliothèque universelle et Revue de Genève, articles (1925–1930) « Voyage en Hongrie II (novembre 1930) » pp. 577-590

Voyage en Hongrie II (novembre 1930)bj

11. Le retour d’Esztergóm

Il faut se pencher aux portières et laisser l’air furieux emmêler les cheveux, glacer le masque et appuyer au front comme une caresse indéfinie de la puissance. Soir de voyage, tout enfiévré d’orgueil errant, de conquêtes vagues… Tout ce qui est de la terre renonce à s’affirmer en détails précis, se masse dans une confusion de violet sombre, et par la seule ligne dure de l’horizon s’oppose au ciel qui retire ses lueurs. Ciel blanc, où très peu d’or rose s’évanouit…

Le train serpente dans un de ces paysages de nulle part qui sont les plus émouvants, entre des collines basses grattées par les vents, aux arbres rares, mais aux replis si doucement intimes qu’à cette heure on sent bien que poursuivre est une sorte d’enivrant péché. — Nous aurions une maison dans ce désert aux formes tendres et déjà familières, et le passage des trains chaque soir nous redirait un adieu bref, — chaque soir plus infime, à cause de l’éloignement en nous-mêmes.

À l’entrée d’un tunnel tu vois que la veilleuse brûle toujours — et moi, parmi les reflets fuyants de toutes sortes de faces et de paysages soudainement invisibles, je distingue le doux feu bleu de mon obsession. L’Objet Inconnu, — quand je pense à ce qu’en imagineraient les autres, si je leur en parlais… Il leur suffirait de l’image d’un bibelot d’une sorte bizarre. Alors que c’est plutôt un certain arrangement des choses qui rende un certain son spirituel… Un objet de musique et de couleurs, mais aussi une forme symbolique de tout… Enfin, tellement inconnu et tellement fascinant à la fois, qu’il me préserve de tout amour pour quelque bien particulier où je serais tenté de me complaire. Oh ! je sais ! — Je ne sais plus. — Le train s’attarde dans sa fumée, on respire une lourde obscurité qui sent l’enfer. Je ne pense plus qu’ « au souffle »… Mais alors tout s’allume et voici la nuit des faubourgs de Pest, au-dessous de nous.

12. Un bal, ou de l’ivresse considérée comme un des beaux-arts

Ils n’ont plus de noms, ils ne sont qu’une ivresse aux cent visages, lorsque j’entre dans l’atelier du peintre. Je ne tarde pas à oublier ce qui est lent ou fixe ou pas-à-pas. Tout s’épanouit dans un monde rythmé, fusant, tournoyant, sans frontières.

Eux : leurs petites moustaches militaires, leurs joues rouges, leurs yeux hilares ou bassement mélancoliques. Souvent laids — sauf les demi-juifs — mais laids comme des paysans, beaux hommes aux traits lourds. Dans l’ivresse, leurs yeux s’agrandissent. Dans la danse, ils incarnent l’allégresse rythmique. Je les vois frapper le sol du talon en levant un bras, la main à la nuque ; frapper le sol de l’autre talon en changeant de main ; saisir la danseuse sous les bras (elle pose alors ses mains sur les épaules du cavalier) et la faire pirouetter un quart de tour à droite, un quart de tour à gauche ; pirouetter seuls sur place ; de nouveau frapper le sol des talons, alternativement ; saisir la danseuse, tourbillonner, pousser de grands cris ; tourbillonner en sens inverse ; frapper des talons toujours plus vite, mains à la nuque, mains à la hanche, mains à la danseuse ; partir en martelant le parquet jusqu’à produire un roulement continu, marteler encore plus vite en tourbillonnant, choir enfin dans une vaste culbute sur les divans où l’ivresse les lâche, affalés, tandis que les danseuses secouent leurs cheveux et tendent les bras en riant pour qu’on les relève.

Elles : des Vénitiennes aux yeux de plaine, comme les autres ont des yeux de mer. Des grâces d’amazones avec un coup de talon qui les secoue jusqu’à la chevelure. Graves entre leurs éclats de rire tournoyants mais non pas désordonnés, et des gestes tendres des bras en balançant vivement la tête. Quand elles parlent, la voix un peu rauque, voluptueuse ; quand elles chantent, les moires et l’ondulation des rubans de vents chauds sur la plaine, avec des éloignements et des retours, des enroulements et déroulements rapides, des vibrations tendues, horizontales, soutenues par un long souffle vif.

J’observe que les paroles autant que les gestes sont gouvernées par la seule logique d’un rythme constamment imprévu. Il s’agit moins de comprendre que de s’abandonner d’une certaine manière. En France, chacun parle pour son compte, paraphe son épigramme, jette son petit caillou. Ici, le sens des mots et des choses est celui d’un courant musical qui domine l’ensemble et le compose selon les lois d’une plastique exubérante. Quand je dis que j’observe, je n’observe rien. Il y a des femmes si belles qu’on en ferme les yeux.

Quel style dans la liberté ! Il n’y a plus qu’ici qu’on aime l’ivresse comme un art. Et qu’on soigne sa mise en scène, qu’on sauvegarde sa qualité. Ailleurs, on la laisse traîner dans la sciure ou dans le gâtisme. On trouve que ça n’est pas distingué, et en effet, que serait un lyrisme distingué ? Il faut choisir entre les bonnes manières et les belles manières. Et quant à ceux qui n’ont pas le pouvoir de s’enivrer, ils auront toujours raison, mais n’auront que cela, car c’est l’ivresse15 seulement qui permet à l’esprit de passer d’une forme dans d’autres, — et c’est même en ce passage qu’elle consiste — ô Danses ! avènement de l’âme aux gestes !

Vous voici, longs coups d’ailes en silence au-dessus du gouffre. Je vole sur place, mais tout se met à fuir, alors il faut voler plus vite pour rattraper ces apparences adorables… Si je « lâchais » un instant, toutes choses disparaîtraient… Le vertige (la peur et l’amour du vertige). Qu’est-ce qu’il y aurait de l’autre côté ? Se laisser choir dans le Gris ? Rejoindre ?… Derrière mes paupières, dans ce désordre lumineux, le verrai-je naître à mon désir ? Rejoindre ! Mais vous, derrière ma tête, Sans Noms, ça ne sera pas encore pour cette fois.

13. Chansons hongroises

Les Suisses chantent immobiles, les yeux fixes, le visage impassible. Mais rien dans la chanson hongroise ne rappelle la nostalgie traînante des lieder de l’Oberland : ici la mélancolie même est passionnée.

Elles chantent avec le corps entier — non pas avec les bras, comme on chante du Verdi, — elles ont des mouvements vifs du buste, et des mains pleines de drôleries ou de supplication.

Je ne sais ce que disent les paroles. Je vois des chevauchées sous le soleil, des campements nocturnes où le souvenir des pays désertés enfièvre encore un désir de perdition illimitée… Les Hongrois se sont arrêtés dans cette plaine. Mais c’est le soir au camp, perpétuel.

Une lassitude de steppe brûlante, des ondulations longues… Mais un cheval se cabre ; et c’est la danse qui se lève, et des tambours et des cris modulés, et toute la frénésie d’un grand souffle qui se serait mis à tourbillonner sur place.

14. L’amour en Hongrie (généralités)

Les Allemands aiment les femmes comme ils aiment les saucisses ou les catastrophes, selon qu’ils sont techniciens ou intellectuels. Les Français aiment par goût d’en bien parler. Les Suisses aiment avec une bonne ou une mauvaise conscience. À Vienne on voit des couples qui savent être à la fois cocasses et fades. En Italie…

Mais l’amour hongrois t’emportera dans une inénarrable confusion de sentimentalisme et de passion, et c’est là son miracle. Si tu n’as pas le sens de la musique, conserve quelque espoir de t’en tirer. Sinon… je t’envierais presque.

Celui qui part pour la Hongrie sans talisman, s’il a du cœur, n’en revient plus.

15. La plaine et la musique

L’ouverture de Stravinsky exécutée par l’express de Transylvanie au sortir de la gare de Budapest, devient avec la plaine une Symphonie-Dichtung borodinesque, mais l’erreur n’est imputable qu’à mon instabilité rythmique. (Trop souvent ce que je vois traverse ce que j’entends.)

La plaine hongroise n’est pas monotone, parce qu’elle est d’un seul tenant. Rien qui fasse répétition. C’est ici le premier pays que je n’ai pas envie d’élaguer ; dont je ne me compose pas de morceaux choisis16. Il y a une grande ville, un grand lac, une plaine et une seule vigne de véritable Tokay. Et point de ces endroits déprimants, à plusieurs milliers d’exemplaires, tels que banlieue française, village suisse, gare allemande grouillante de questions sociales. La Puszta est une terre vierge, je veux dire que la bourgeoisie ne s’y est pas encore répandue. Il y a peu de bourgeois en Hongrie. Il y a de petits nobles déclassés, des juifs, des paysans, des communistes, de grands nobles, et des Tziganes. D’ailleurs, le bourgeois supporterait difficilement l’ampleur qu’ont ici toutes choses, cette atmosphère de nomadisme, et ces vents vastes ; et cette passion de vivre au-dessus de ses moyens — c’est-à-dire au-dessus du Moyen — qui est caractéristique du Hongrois. — « Comment peux-tu vivre si largement ? » demande certaine hargne à cet artiste de la prodigalité. — « Ah ! répond-il, j’aimerais bien pouvoir vivre comme je vis ! »

Voici les cigognes, dont Andersen assure qu’elles parlent en égyptien, « car c’est la langue qu’elles apprennent de leurs mères ». Combien j’aime ces sœurs des Tziganes ! Les Tziganes vinrent en Europe conduits par le noir Duc d’Égypte ; aussi les nomma-t-on gipsys. Pour leur nom allemand, c’est : Zigeuner ; hongrois : cigány ; mien : cigognes. D’ailleurs ces Égyptiens venaient des Indes, qui nous apportèrent le tarot et la roulotte, dont descendent le bridge et la bohème, c’est-à-dire un symbole de la servitude et un symbole de la liberté. Si la Hongrie tout de même a quelque chose de « moderne », dans un sens vaste et mystique, elle le doit au charme égyptien du peuple errant qui lui donna sa musique nationale17. Les signes parlent, et certains sages : nous entrons dans une ère égyptienne.

Mais que dire des pouvoirs de la plaine qui s’agrandit pendant des heures ? — Ce qu’en raconte la musique — tu vas l’entendre à toutes les terrasses de Debrecen.

Debrecen est une sorte de ville indescriptible, à demi mêlée aux sables de la plaine du Hortobágy, aux longues maisons jaunes immensément alignées, autour d’une place rectangulaire qui ressemble à un jardin public, flanquée d’un temple blanc à deux clochers baroques, d’hôtels modernes, de statues, de pylônes plantés dans un grand désordre de piétons et de chars à bœufs parmi les trams.

Les habitants de Debrecen se plaignent de n’avoir pas ce faux confort que nous n’avons qu’au prix de tout ce qu’à Debrecen je viens admirer. On aime les Hongrois comme on aime l’enfance : or le rêve de l’enfant, c’est de devenir une grande personne.

On me l’a dit, c’est vrai : cette ville historique est aussi l’autre « Rome protestante ». Mais d’avoir vu ses profondes bibliothèques et son quartier universitaire tout rajeuni dans des jardins luisants ne m’empêchera pas de m’y sentir au bout d’un monde, au bord extrême de l’Europe. Le hasard a voulu que j’y entende, un soir, une présentation de musiques hongroises, turques et chinoises, commentées et comparées par un folkloriste aux yeux ardents et au visage mongol. Il jouait des phrases simples, tragiques, à peine modulées, qui donnent le vertige, et dont soudain se cabre le rythme, avant la chute stridente et basse, prolongée. Peut-être ce soir-là, ai-je compris la Grande Plaine, et que par sa musique j’étais aux marches de l’Asie.

En sortant du concert, j’ai erré aux terrasses des hôtels, dans le grandiose bavardage des Tziganes. Qu’est-ce qu’ils regardent en jouant ? Qu’est-ce qu’ils écoutent au-delà de leur musique — car aussitôt donnée la phrase, voici qu’une autre vient d’ailleurs, entraînée par je ne sais quel vent sonore qui l’étire et l’égare, et l’enroule et d’un coup la subtilise, ne laissant plus qu’un long silence soutenu, comme un appel à la rafale dont l’approche déjà fait grésiller les notes basses du cymbalum, — et maintenant ferme les yeux sous la vague toujours un peu plus haute que profonde ne fut l’attente, et lâche tout. C’est l’âme qui joue aux montagnes russes, mais voici que le petit train en rumeur depuis un moment ne redescend plus : il gouverne avec une vertigineuse docilité dans les voies d’un amour ineffable et se perd avec lui vers le désert et ses mirages.

On ne sait d’où tu viens, tu ne sais où tu vas, peuple de perdition, Peuple inconnu, — mais c’est toi, c’est toi qui l’as caché dans une roulotte sous des chiffons bariolés et des secrets qui feraient peur aux femmes, cet objet dont parfois, au comble de la turbulence de tes jeux, un violon décrit vite quelque chose, d’une ligne nette, insaisissable, déjà perdue (comme le rêve pendant que bat la paupière lourde de celui qui succombe à l’excès du sommeil) — et me voici plus seul, avec une nostalgie qui ne veut pas de la romance à mon oreille d’un violoneux qui me croit triste.

Ils l’ont amené du fond d’une Inde. Ils l’ont égaré, comme ils égarent tout d’un monde où si peu vaut qu’on le conserve, au long d’un chemin effacé par le vent sur la plaine… Ils l’ont perdu comme un rêve au matin s’élude, — et leur musique seule s’en souvient. Trésor si pur qu’on ne doit même pas savoir qu’on le possède… Tout près d’ici, peut-être, mais invisible.

Lève-toi, pars, et sans vider ton verre — il n’y a pure ivresse que de l’abandon —, car voici qu’à son tour il s’égare au bras d’une erreur inconnue, ton fantôme éternel, ton « Désir désiré ».

16. Les eaux fades du Balaton

Deux jours après, dégrisé, je nageais dans les eaux fades du Balaton. Ces eaux, je crois, s’en vont à la mer Noire, et je n’en connais pas les fées, c’est pourquoi je nageais à brasses prudentes avec, aux jambes, l’imperceptible angoisse de rencontrer une onde trop légère. Mais pour connaître un lac, il faut d’abord s’y plonger ; et ensuite, s’il vous a paru beau, en faire le tour, mais voilà qui est affaire de pur caprice, tandis que s’y baigner est une règle de savoir-vivre avec la Nature.

Lac doré, horizon de collines pointues, rives basses, verdoyantes, toutes fraîches de musiquettes et de baigneuses ; quais de Balaton-Füred aux élégances bourgeoises et militaires, idylles de jardins publics à l’écart d’un concert du samedi soir, petits professeurs entourés de leur famille, et toutes ces Magda, toutes ces Maritza rieuses et déjà presque belles dans leurs petits sweaters — vais-je pour vous m’arrêter quelques jours ? On ferait connaissance à table d’hôte, on irait ensemble à Tihany — elle a l’air d’être en Italie sur sa presqu’île — par cet instable bateau-mouche qui naguère emportait l’infortuné roi Charles. Non, non, plutôt emmener ce désir, comme un tendre souvenir de voyage, et partir en croyant qu’ici la vie a parfois moins de hargne…

Déjà je suis repris par le malaise que m’infligent les lieux faciles. Ô tristesse des crèmeries et des jardins ! C’est devant une glace panachée qu’il m’arrive de douter de la vie, comme d’autres aux approches du mal de mer.

À la nuit, j’ai rôdé dans la campagne aux collines basses, d’apparence rocheuse — ce sont des restes de volcans — blanches sous la Lune et toutes lustrées de rêches végétations. J’ai traversé l’angoisse lunaire des villages vides aux portes aveugles (j’avais peur du bruit de mes pas). Au hasard, j’ai suivi des sentiers dans les champs de maïs, épiant la venue d’une joie inconnue. Joie d’être n’importe où… évadé ?

Mais soudain, c’est au silence que je me heurte, comme réveillé dans l’absurdité d’être n’importe où. Une panique balaye la nuit déserte jusqu’à l’horizon. Où vas-tu, les mains vides, faiblement ? Ah ! toutes les actions précises et courageuses, tout ce qui t’appelle là-bas, maintenant, maintenant, où tu n’es pas — et tant d’amour perdu…

Un train dormait devant la gare campagnarde. Je me suis étendu dans un compartiment obscur, stores baissés, à l’abri de la lune. Le contrôleur a dû jouer un rôle dans mes cauchemars. L’aube m’éveille dans les faubourgs de Budapest, cheveux en désordre, pantalon plissé, et cet abruti de contrôleur qui rit et me dit je ne sais quoi, — alors que justement j’allais rattraper, comme un pan de la nuit fuyante, un songe où j’ai dû voir l’objet pour la première fois — ou bien était-ce un être ?

17. Insomnie

J’éteignais la lampe et la veilleuse me rendait compagnon d’une momie bleuâtre, mais peut-on se reposer vraiment à cent à l’heure. Par-dessous le store, je voyais la Lune faire des bonds courts sur la plaine inondée de nuit. J’essayais de penser par-dessous le rythme obstiné de cette hurlante bousculade sur place qu’est un voyage en express. Mais je ne trouvais pas la pente de mon esprit, et tout en le parcourant avec une soif qui annonçait le désert, je traçais des plans d’œuvres sablonneuses. Je composais un traité des voyages : les titres en étaient de Sénèque ou de Swift, et je voyais très bien ce qu’en eussent tiré Sterne ou Goethe, mais, semblable à Gérard de Nerval, je sentais qu’il s’agissait d’autre chose… Il s’agit toujours d’autre chose que de ce qu’on dit.

(L’imprudence de penser dans l’insomnie ! Cela tourne tout de suite à la débauche. Notre liberté de penser est absurde au regard des contraintes que subissent nos gestes. Imaginer ce qui se produirait, si par quelque Décret l’on élevait la Morale du domaine des actions à celui de la pensée, de l’Apparence à l’Essence. D’un coup, tous les refoulés qui explosent, le chômage dans la gendarmerie et les fakirs débordés. L’hypocrisie s’en tire avec une volte-face.)

Quelle heure est-il ? La Lune se tient assez bien depuis un moment, c’est que la ligne est droite. Je ne sais plus dans quel sens je roule. J’aime ces heures désorientées ; le sentiment du « non-sens » de la vie n’est-il pas comparable à ce que les mystiques appellent leur désert, — cette zone vide qu’il faut traverser avant de parvenir à la Réalité. Entre « déjà plus » et « pas encore »… Bon point de vue pour déconsidérer nos raisons de vivre. La maladie aussi. Rien ne ressemble au voyage comme la maladie. C’est la même angoisse au départ, le même dépaysement au retour. « Il revient de loin » signifie qu’il vient d’être très malade. Si dans ta chambre, en plein jour, tu t’endors, et que, vers le soir, tu t’éveilles dans une lueur jaune, ne sachant plus en quel endroit du temps tu vis, — c’en est fait, toutes choses ont revêtu cet air inaccoutumé qui signale que tu es parti.

Voyager — serait-ce brouiller les horaires ? Le voyage est un état d’âme et non pas une question de transport. Un vrai voyage, on ne sait jamais où cela mène, c’est une aventure qui relève de la métaphysique plus que de la psychologie. — Une vaste licence poétique… (Voici bien la fatigue avec son jeu des définitions)… pas de but. — C’est vous qui le dites ! — Vous, naturellement… (Encore un qui se réveille dans ma tête.) — On ne voyage jamais que dans son propre sens !

— Mais il faut voyager pour découvrir ce sens !

— Qu’as-tu vu que tu n’étais prêt à voir ?

— Mais il fallait aller le voir !

La vie est presque partout la même…

— Mais en voyage on la regarde mieux.

— La vie… (une sorte de cauchemar de la pensée, qui ne peut plus s’arrêter de penser).

Se peut-il qu’on cherche le sens de la vie ! Je sais seulement que ma vie a un but. M’approcher de mon être véritable. Seul au milieu des miens, j’oubliais ma race, j’avais l’illusion de n’être rien que… moi-même. Identique à mon centre. Ici, comparé à tant d’autres, je perds mes préjugés sur mon apparence, je me découvre localisé dans un type humain. Immobile, j’étais presque infiniment variable, indéterminé. Et c’est le voyage qui me fixe. Je rayonnais, on me dessine. Mais en même temps, j’ai découvert mes puissances d’évasion intérieure. Et souvent je pressens qu’il existe une clef : délivré de moi, j’entrerais en plein Moi… Une clef ? Plutôt « cela » qui me permettrait de combler l’écart entre moi et Moi qui est la seule réalité absolument tragique… Une chose ? Un être ? L’Objet ? — Est-ce que je dors dans mes pensées ?

La veilleuse fleurit soudain d’un éclat bleu douloureux, le train ralentit. Hegyeshalom, petite gare frontière arrêtée au milieu de la plaine à l’heure A, — l’heure des arrivées et des adieux… Il y a dans tous les réveils une détresse et une délivrance étrangement mêlées.

18. Les clefs perdues

Il faudrait sortir à l’air frais, mais chaque porte est obstruée par un douanier, tant qu’à la fin on me refoule dans mon compartiment. Est-ce encore un rêve ? Je comprends bien qu’il faudrait ouvrir ces valises, mais j’ai perdu mes clefs. L’œil du douanier conseille des aveux complets. J’ai le feu à la tête, mais je suis innocent puisque enfin il n’est pas dans ma valise, ce n’est que trop certain. Cependant, « rien à déclarer » après des semaines de voyage ? Cela va paraître improbable. On a dû voir sur moi que je le cherche, c’est pourquoi l’œil est implacable… Pas de clefs dans mes onze poches. Seulement ce papier timbré d’un ministère… mais déjà l’œil s’éteint, le corps se plie, fait demi-tour et puis s’en va.

Rien, rien à déclarer, quelle tristesse. Mais qu’a-t-on jamais pu « déclarer » d’important ? Je ne sais plus parler en vers et la prose n’indique que les choses les plus évidentes. C’est bien pourquoi l’Objet n’a pas de nom. Parfois je me suis demandé s’il n’était pas une sorte de pierre philosophale. Peut-être ces deux mots suffiraient-ils à l’indiquer quand je m’en parle ? Tout en donnant le change à celles de mes pensées qui exigent des apparences positives. Ainsi donc, j’ai cherché la Pierre des philosophes. D’autres aussi, peut-être, la cherchent. Et qui sait si vraiment elle n’existe plus, l’Hermétique Société18  de ceux qui ne désespèrent pas encore du Grand Œuvre ? Cela seul est certain : qu’il existe des signes. Peut-être faut-il d’abord les découvrir tous par soi-même. Et c’est alors seulement qu’aux yeux de ceux qui surent désirer de la voir, apparaît la « Loge » invisible. J’attends, j’appelle quelqu’un qui vienne me prendre par la main.

Ainsi je quitte la Hongrie. Serait-ce là tout ce qu’elle m’a donné ? Cette notion plus vive d’un univers où la présence de l’Objet deviendrait plus probable ? Ou bien n’ai-je su voir autre chose que la Hongrie de mes rêves, ma Hongrie intérieure ? Il est vrai que l’on connaît depuis toujours ce qu’une fois l’on aimera. Et les uns disent qu’il faut connaître pour aimer ; les autres, aimer pour connaître, alors qu’au point de perfection, aimer et connaître sont un seul et même acte. Peut-être l’ai-je aimée d’un amour égoïste, comme un être dont on a besoin et en qui l’on chérit surtout ce dont on manque : touchantes annexions, pieux mensonges du cœur qui traduisent, à tout prendre, une vérité particulière plus importante que cette vérité générale dont tout le monde se réclame et dont personne ne vit… Et certes un tel amour est un amour mineur. Mais qui saura jamais la vérité sur aucun être ? Et s’il fallait attendre pour aimer !…

Je me souviens de ces terrains de sable noir, piqués de petits arbres et d’un désordre de maisons basses, les dernières de la ville de Debrecen, au bord de la Grande Plaine encore rougeâtre de soleil couchant. J’y suis venu par hasard, en flânant ; je me suis sans doute perdu et pourtant je n’éprouve qu’une étrange sécurité. Présence, présence réelle… Comme j’ai peine à m’imaginer que jamais plus je ne la reverrai, cette lumière en ce lieu, secrète et familière. Songeant à cette minute et à d’autres semblables, en voyage, je me dis que c’est de là que j’ai tiré le sentiment d’absurdité foncière qu’il m’arrive d’éprouver en face d’une action purement raisonnable. Ah ! quelle raison t’attirait donc ici, sinon l’espoir bien fou d’y retrouver l’émotion d’un miracle imminent… ou moins encore : l’image, née en rêve, d’une plaine, d’un couchant plus grandiose au ciel et sur la terre plus secret que dans ton pays. Tu attendais une révélation, non point de cet endroit, ni même par lui, — mais à cet endroit, en ce temps… Qui sait si tu ne l’as pas reçue ? Une qualité, une tendresse, quelque similitude… Oh ! bien peu ! Mais qu’est-ce que ce voyage, si tu songes à tous les espaces à parcourir encore dans ce monde et dans d’autres, dans cette vie et dans d’autres vies, pour approcher de tous côtés un But dont tu ne sais rien d’autre que sa fuite : n’est-il pas cet Objet qui n’ait rien de commun avec ce que tu sais de toi-même en cette vie ? Mais le voir, ce serait mourir dans la totalité du monde, effacer ta dernière différence, — car on ne voit que ce qui est de soi-même, et conscient…

C’est à cause d’un pari peut-être fou, et qui porte sur des sentiments indéfinis, à cause de ce pari dont tu n’as vu l’enjeu qu’un seul instant — nos rêves sont instantanés — que tu es parti ; et maintenant tu joues ce rôle, tu t’intéresses, tu serres des mains, — tu perds les clefs de tes valises…

(Cela encore : m’arrêter à Vienne à cause des serrures… Peut-être y passer une nuit — rôder à la recherche de Gérard par les rues noires aux palais vides mais hantés, et dans les grands cafés du centre… Quelle autre rencontre espérer — maintenant ?)

19.

« Tous ceux qui quittent ce monde vont à la Lune — lit-on dans les upanishads. — Or si un homme n’est pas satisfait dans la lune, celle-ci le libère (le laisse aller chez Brahma) ; mais si un homme y est satisfait, la Lune le renvoie sur Terre en forme de pluie. »

Si je trouvais un jour l’Objet, il ne me resterait qu’à le détruire. (Aussitôt je commence à comprendre ce qu’il est : cela qui me rendrait acceptable ce monde…)

Malheur à celui qui ne cherche pas. Malheur à celui qui ne trouve pas. Malheur à celui qui se complaît dans ce qu’il trouve.