(1977) Foi et Vie, articles (1928–1977) « Sécularisme (mars 1931) » pp. 184-189

Sécularisme (mars 1931)d

Il nous plaît de faire converser ici les gens les moins faits pour s’entendre : ce n’est pas un mauvais moyen de dégager la mentalité d’une époque — selon la dialectique de cet Hegel auquel on revient parce qu’au contraire de M. Léon Brunschvicg, il avait le sens du tragique de la vie. De pareilles « conversations » ne ressortent nullement de la critique littéraire ; il arrive qu’elles mettent en jeu de gros problèmes à propos d’ouvrages bien minces. C’est qu’aujourd’hui le moindre chien écrasé pose toute la question sociale. Ainsi, sommes-nous amenés à donner une « importance » relative à des œuvres qui « signifient » plus qu’elles ne « sont ». L’on mesure ici l’écart d’avec la littérature d’avant-guerre, qui était avant tout un art. La nôtre ayant voix au forum discute autant qu’elle n’invente ou qu’elle ne stylise. On peut dire, avec plus de louange d’ailleurs que d’ironie, qu’elle touche à tout dans l’homme et dans la société. Elle a l’absence de scrupules des gens qui ont une mission urgente à remplir.

Ces quelques remarques nous placent sous l’angle qu’il faut pour situer le petit livre de M. P. Nizan12, dans sa perspective la plus équitable. C’est le type du livre qui vaut surtout par l’attitude qu’il manifeste et commente.

Son sujet : le voyage d’un jeune normalien marxiste. Citons quelques phrases qui donneront le ton et les thèmes principaux :

J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie… — Où était placé notre mal ? dans quelle partie de notre vie. Voici ce que nous savons : les hommes ne vivent pas comme un homme devrait vivre… — Être un homme nous paraît la seule entreprise légitime… — Nous pensions vie intérieure, quand il fallait penser dividendes, impérialisme, plus-value. — Qui donc nous aurait révélé de bonnes raisons brutales, de bonnes raisons humaines, de nous intéresser à l’Asie : les grèves à Bombay, les révolutions et les massacres en Chine, les emprisonnements au Tonkin. Et non Bouddha13. — La liberté est un pouvoir réel et une volonté réelle de vouloir être soi.

Ayant ainsi esquissé ses positions éthiques, l’auteur part pour Aden. Quel n’est pas son étonnement de découvrir que ce lieu n’est qu’une « image fortement concentrée de notre mère l’Europe », un lieu où la vie occidentale se trouve « décantée jusqu’à l’essence, tout ce qui allongeait la sauce évaporé. Il demeure un résidu impitoyable, descriptible et sec ». Ici la vie des hommes se trouve « réduite à son état de pureté extrême qui est l’état économique ». Si les mœurs sont occidentales, les habitants, eux, viennent de tout l’Orient. « On pense à une Genève de l’islam. » Il semble, à lire notre auteur, que ce mélange de représentants de ne ordre de toutes les races compose quelque chose d’assez hideusement provincial, au pire sens du terme. M. Nizan se refuse à montrer aucune compensation : « l’art, la philosophie, la politique étant absents, faute d’emploi, il n’y avait aucune correction à faire ». D’ailleurs, il ne veut pas poétiser le tableau, car, pour lui, « être poétique, c’est avoir besoin d’illusions ». Je soutiendrais volontiers le contraire, mais M. Nizan est de ces gens, si nombreux aujourd’hui (Freud, etc.), qui croient que le pire est toujours le plus vrai ; que la prose est plus vraie que la poésie, le petit fait plus vrai que le haut fait, la mesquinerie plus vraie que la grandeur. C’est sans doute qu’on les a par trop dupés ; ils ne marchent plus. La faute en est à l’idéologie bourgeoise du xixe siècle qui consiste dans une large mesure à éviter d’appeler les choses par leur nom, à préférer toujours le « distingué » et le « conforme » au vrai. Mais n’est-il pas grand temps de dépasser une réaction de vulgarité non moins artificielle que le lâche idéalisme qu’elle combat avec raison ?

D’ailleurs, si je vois bien que le propos de M. Nizan n’est pas de nous rendre le goût de ce qui, en Europe, « allongeait la solution », je ne puis m’empêcher de penser que cette peinture d’Aden est assez faite pour y contribuer : si grande est en effet l’horreur que M. Nizan éprouve à contempler « ce résidu impitoyable, descriptible et sec ».

Mais est-il bien légitime de voir dans un tel « résidu » l’essence de l’Europe, — « son état de pureté extrême, qui est l’économique » ? On reconnaît ici la thèse marxiste, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle sent son xixe siècle. On peut lui faire un grief plus grave : elle subordonne toute réforme à une préalable révolution économique qui paraît de plus en plus impossible, car elle équivaudrait à une transformation radicale des conditions matérielles de la vie humaine. Je crois que l’homme ne peut être transformé que spirituellement. Et cette révolution-là a l’avantage d’être possible dès maintenant.

Mais M. Nizan a trop de préjugés pour sentir la force neuve perpétuellement de la vérité religieuse. Il parle des religions avec une incroyable légèreté, — en littérateur qui cherche l’effet pittoresque. « Les curés de tous les dieux blancs se sont mis à convertir ces idolâtres, ces fétichistes, à leur parler de Luther et de la Vierge de Lourdes, à leur révéler les culottes de chez Esders. » N’insistons pas sur ce Luther prêché par nos missions (c’est si vraisemblable !) mais un normalien se devrait de savoir que l’œuvre missionnaire a consisté, dès le début, à combattre les funestes effets de la civilisation athée qu’apportaient les Européens. Autre trait plus édifiant encore : l’auteur rentrant à Marseille voit de loin le château d’If et N.-D. de la Garde : « J’étais servi — s’écrie-t-il. — Les premiers emblèmes venus à ma rencontre étaient justement les deux objets les plus révoltants de la terre : une église, une prison. » Triste carence d’un jugement qui se prétend humain ! Pensez-y M. Nizan : quelle que soit la Tchéka régnante, il y aura toujours plus d’hommes dans les églises que dans les prisons, — et des hommes qui viendront y trouver leur liberté.

Mais pourquoi dira-t-on, s’arrêter à ces cris d’une révolte égarée par la haine ? C’est qu’ils caractérisent une attitude de plus en plus fréquente chez les jeunes intellectuels : orgueil de la Vie, haine de cette vie-ci, mépris de la religion et ferveur pour des « valeurs nouvelles » encore plus vagues d’ailleurs que ce qu’ils peuvent imaginer de la religion. C’est une forme aiguë de ce que les Anglais appellent « sécularisme ».

Ce terme qui sans doute reviendra souvent dans les chroniques de Foi et Vie , « résume commodément cette volonté d’émancipation de la civilisation moderne à l’égard de toute autorité divine qui est le trait dominant de notre époque » — pour reprendre la définition qu’en donnait ici même M. Pierre Maury. C’est à peu près dans le même sens que M. René Gillouin parle14 de l’effort de notre monde pour « se séculariser, pour se constituer en dehors de Dieu sur des bases purement humaines ».

Aux yeux du « séculariste », bien entendu, la question religieuse apparaît comme périmée. Avec M. Brunschvicg, il pense qu’un homme de 1931 a dépassé ce « stade », qu’il n’est plus permis de nos jours… bref, que la science a changé tout cela.

C’est précisément à ce sécularisme que répond M. Gabriel Marcel dans une belle conférence prononcée au Foyer des étudiants protestants, et que la Nouvelle Revue des jeunes publie dans son numéro du 15 février15. M. Marcel analyse trois attitudes typiquement sécularistes : la philosophie des lumières, celle de la technique, celle du primat de la Vie. Ce lui est une occasion de réduire à ses justes proportions l’idéalisme scientifique de M. Brunschvicg, philosophe officiel des lumières.

De quelles prises, en effet, dispose cet idéalisme ? se demande M. G. Marcel.

L’orgueil tout d’abord, je n’hésite pas à le déclarer. On m’arrêtera en me faisant observer que cet orgueil n’a pas un caractère personnel, puisque l’Esprit dont M. Brunschvicg nous entretient n’est l’Esprit de personne. Je répondrai tout d’abord que c’est ou que cela veut être l’Esprit de tout le monde ; et nous savons depuis Platon ce que la démocratie dont cet idéalisme n’est après tout qu’une transposition recèle de flatterie. Ce n’est pas tout : en fait l’idéaliste se substitue inévitablement à l’Esprit — et cette fois nous avons affaire à quelqu’un. Mettons-le en présence du scandale que constitue à ses yeux cette anomalie : un astronome chrétien. Comment un astronome peut-il croire à l’Incarnation ou aller à la Messe ? On n’aura d’autre ressource que de nous opposer un distinguo : en tant qu’astronome, ce monstre, cet amphibie plus exactement, est un homme du xxe siècle que l’idéaliste salue comme son contemporain ; en tant qu’il croit à l’Incarnation et qu’il va à la Messe, il se comporte en homme du xiiie siècle — ou en enfant : il y a lieu de s’attrister. Si vous demandez au philosophe de quel droit il pratique cet étrange sectionnement, il aura beau se recommander de la Raison ou de l’Esprit, nous resterons inquiets, d’autant que, s’il ne s’interdit nullement de rendre compte par des considérations psychologiques ou même sociologiques de ces survivances chez l’astronome, il nous interdira formellement de procéder en ce qui le concerne lui-même, à des analyses ou à des réductions du même ordre. Lui est des pieds à la tête un homme de 1930 ; et en même temps il se réclame d’un Esprit éternel qui cependant est né et dont on ne saurait prévoir les avatars. Tout cela, disons-le nettement, est d’une singulière incohérence. Et il est évident que si cet idéaliste se trouve mis en présence d’un marxiste, par exemple, qui lui déclare nettement que son Esprit est un produit purement bourgeois, enfant du loisir économique, il lui faudra se réfugier dans la sphère des abstractions les plus exsangues. Je pense quant à moi qu’un idéalisme de cette espèce est inévitablement coincé entre une philosophie religieuse concrète d’une part, et le matérialisme historique de l’autre.

La preuve, je m’amuse à la voir dans le fait que le pamphlet de M. Nizan, communiste, est encore plus dur que l’article de M. Marcel, catholique, à l’endroit d’un philosophe caractérisé, nous dit-on, par « sa terreur sincère de la vérité qui menace ». Mais partout ailleurs, qu’en cette commune antipathie, M. Marcel et M. Nizan s’opposent avec une netteté d’autant plus significative qu’ils touchent des problèmes identiques, celui de la puissance de l’homme, celui de la valeur de son action, celui, en somme, de l’imperfection du monde.

Je pense que tout chrétien conscient des problèmes de ce temps, souscrirait aux critiques que M. Nizan fait à l’actuelle civilisation, souffrant comme lui de ce que « les hommes ne vivent pas comme un homme devrait vivre ». Mais alors, se dit-on souvent en lisant les critiques marxistes — et c’est ici le nœud de divergence entre eux et nous — si le mal est si grand qu’ils le montrent — et il l’est — aucun bouleversement matériel n’y pourra rien, si radical soit-il. Un pessimisme aussi féroce que celui de MM. Malraux, Nizan, etc., ne laisse plus subsister assez d’idéal pour nourrir une révolution. Par là même, il postule une réalité transcendante — ou alors le suicide d’un monde empoisonné par sa propre haine.

Le séculariste « constructiviste » répondra qu’il croit en la puissance de l’homme pour se dégager des servitudes provisoires de la technique. Mais rien n’est plus hasardeux qu’une telle mystique, — rien n’est plus incertain que son objet. Comme il est déchirant en vérité, le chant d’orgueil que le siècle entonne pour annoncer son morne triomphe : « Vous n’avez pas su conjurer la malédiction du monde moderne, clame-t-on de toutes parts aux chrétiens. Assez parlé de Vérité, ce sont des réussites qu’il nous faut. Saluons enfin le règne de l’homme ! » Mais le chrétien, qui sait un peu ce qu’est ce monstre, se demande, songeant à l’Europe, s’il y aura dix justes dans Sodome.