(1946) Présence, articles (1932–1946) « Penser avec les mains (fragments) (janvier 1932) » pp. 37-41

Penser avec les mains (fragments) (janvier 1932)a

Nous voici donc à ce point d’étrangeté où l’on oppose la pensée et l’action jusque sur le plan de l’éthique. Or, un homme qui professe cette distinction — essentiellement moderne — admet ainsi que d’une part notre conduite peut être aliénée au premier automatisme venu, même moral, cependant que d’autre part notre esprit débrayé, comme un psychologue nominaliste, bavarde impunément à travers les systèmes.

La philosophie n’est pas seule responsable d’un divorce que la nature humaine désirait de toute sa lâcheté. Mais l’exemple de Descartes est l’un des plus mauvais qui aient été donnés au monde moderne. « Depuis Descartes, ils ont tous cru, dit Kierkegaard, que si longtemps qu’ils pussent douter, si longtemps qu’ils fussent privés du droit d’affirmer rien de certain dans l’ordre de la connaissance, cependant ils seraient en droit d’agir, car on s’y peut contenter de vraisemblance. La monstrueuse contradiction ! Comme s’il n’était pas bien pire de commettre un acte qui vous laisse dans le doute (et l’on s’attire pourtant une responsabilité) que de simplement prétendre quelque chose. »1

Cette « monstrueuse contradiction » règne au cœur du monde moderne, et la « pensée » bourgeoise a réussi ce tour pendable de la faire passer pour le bon sens même. L’industriel est-il « en droit d’affirmer rien de certain » touchant les fins dernières du progrès mécanique ? Il ne s’est même pas posé la question. La coutume du temps est de s’enrichir : modeste, il s’y conforme. « … Et l’on s’attire pourtant une responsabilité. »

Il faut bien constater que plusieurs générations2 cultivèrent ce défaut d’exigence éthique comme la garantie d’une certaine douceur de vivre. Penser devint l’art de ne rien affirmer de décisif. Admirable invention, que l’on pourrait baptiser la pensée sans douleur, et qui comblait si doucement la débilité morale du siècle ! Elle en figura tout ensemble le « bon goût », la mesure, et la suprême astuce.

Toutefois, le danger d’un écart, par ailleurs confortable, entre nos idéaux généreux et nos petites activités s’étant manifesté avec quelque insistance depuis 1914, il apparaît que la question peut être reprise sans trop de mauvais goût par une jeunesse qu’on dit outrecuidante, — qui surtout n’a pas envie de se faire assassiner.

Pendant que ce monde condamné tient encore debout, il serait bon d’examiner rapidement les principes qui lui permirent de durer malgré la qualité médiocre des matériaux. Ces principes constituaient l’instruction réelle, sinon concertée, de la bâtisse, et seront encore bons pour construire, si demain nous laisse construire autre chose que des bétonnages. On n’en retiendra qu’un dans ces pages, celui que l’on voudrait nommer l’a priori éthique.

Kierkegaard, après avoir formulé la « monstrueuse contradiction » moderne, conclut par un renversement soudain : « Cela ne viendrait-il pas de ce que l’Éthique possède en soi une certitude ? Il existerait alors une chose au moins que le doute ne pourrait atteindre. » Mais qu’est-ce que l’Éthique ? — Question non éthique, et qui manifeste seulement l’égarement du temps. « L’Éthique ne commence pas dans une ignorance qu’il faudrait muer en savoir, mais dans un savoir qui exige sa réalisation ».

Phrase qui n’imposera le silence à personne, mais fera prendre les armes à quelques-uns. Phrase cardinale, au seuil de l’ère révolutionnaire — ère spirituelle — dont l’avènement historique est dans nos mains.

On nous a menés à ce point — il n’est question de s’en réjouir ni de le déplorer — où le choix n’est plus qu’entre marxisme et christianisme3, entre vérité collective et vérité personnifiée. Ou encore, entre la réalisation fatale d’une doctrine du fait et la réalisation héroïque d’une doctrine de l’être. Deux noms : Hegel et Kierkegaard4. Désormais, nous les retrouverons aux prises à tous les degrés de notre activité. Ainsi, le plus profond antagonisme de la pensée du xixe siècle vient s’incarner dans notre génération.

Et déjà ce n’est plus qu’à notre situation géographique que nous devons de pouvoir trancher le débat sans risquer le poteau. L’on s’en rend compte en écrivant ces lignes, et qu’il y a peu de mérite, pour l’heure, à récuser une pensée qui ne menace pas encore à bout portant.

L’on résume ici la substance de quelques passages relatifs à différentes acceptions du verbe penser.

On a noté d’abord qu’une espèce humaine est en voie de disparaître, en partie par vice interne, en partie du fait des circonstances qui la molestent durement : l’espèce bourgeois cultivé que sa culture dispense de penser. En vérité, ces gens-là n’ont jamais pensé. N’ont fait que de la classification avec les idées des autres, quand ils étaient intelligents ; et autrement, du journalisme.

On compare ensuite certains types nationaux. On remarque par exemple qu’en France, l’admiration pour un philosophe s’exprime volontiers dans des termes de ce genre : « penseur ingénieux, esprit subtil ». Ce n’est guère que dans les feuilles de gauche que l’on voit encore décerner l’épithète de « puissant » à des « penseurs » comme Victor Margueritte ou Barbusse. À droite on parle plutôt de « rigueur », en serrant les dents. Mais partout, l’élégance, même vulgaire, prime l’efficience. Le penseur allemand serait plutôt du type « tiefsinnig ». Mais on remarque à ce propos qu’une certaine finesse et une certaine profondeur peuvent se situer à égale distance de la réalisation éthique, et se confondre dans la même insignifiance, quoique de signes contraires.

Poursuivant cette opposition au-delà de ces caractéristiques devenues banales, on tente de la ramener à celle des deux interprétations étymologiques du mot penser. Celui-ci ayant la même origine que peser, il est loisible de jouer avec le mot de la façon suivante : le Français pèse le pour et le contre ; l’Allemand pèse sur les choses. D’où l’on conclut encore que la pensée figure pour le Français une activité ordonnatrice ; pour l’Allemand, titanique.

On fait alors intervenir une définition de la pensée d’où découleront les conclusions de cet essai. Penser serait : créer de tout son être spirituel des faits nouveaux et vrais, dans un certain style. — Ainsi pensèrent un Pascal, un Rimbaud, véritable honneur de la langue française. Ainsi, un Nietzsche, qui le premier substitua délibérément la notion de style à celle de correction, dans les démarches de l’esprit. Et Dostoïevski, dont on peut dire qu’il pensait par péchés et remords. Ainsi pensèrent tous ceux dont l’œuvre détermine en nous une réaction éthique, c’est-à-dire une réalisation. On veut faire voir par ces exemples qu’il ne s’agit nullement d’« applications », comme le voudrait le vocabulaire du xixe , mais d’incarnation de la pensée.

Ni moralisme, ni socialisme.

Moralisme. Il y a des gens qui disent : j’ai tel idéal de véracité, de justice, eh bien ! dès aujourd’hui je m’en vais l’appliquer. Comment le pourraient-ils ? Car il faut qu’un idéal ait « pris corps » pour qu’il devienne « applicable ».

On ne crée rien de vivant avec ce qu’on a, mais seulement avec ce qu’on est. C’est pourquoi il n’y a de création possible que par les individus. Et de là vient que toute création absolue est héroïque.

Socialisme (ou marxisme). Penser en actes : ce n’est pas descendre au social, si l’on accepte l’héroïsme. Un siècle bourgeois comme fut le dernier, n’osait imaginer de « réalisation » que sociale : car il faut bien qu’on s’y mette à plusieurs, — rassurante perspective, puisqu’on sait qu’il n’existe pas d’héroïsme collectif. Le héros est toujours seul. Par définition. Quant au bourgeois seul, cela ne se peut concevoir, n’a jamais existé5. Le bourgeois n’étant donc jamais un héros, n’entreprendra jamais la « réalisation » personnelle d’une pensée. Par contre, s’il est actif, il se piquera de favoriser sa mise en circulation. Jeter une idée « nouvelle » dans la circulation — rêve du sociologue — consiste, en effet, à s’en débarrasser personnellement. Les meilleures intentions ne sauraient en rien voiler la physiologique évidence d’une telle remarque.

Précisons : réaliser une pensée, ce n’est pas « la mettre à exécution » — la condamner à mort, autant dire, et l’extirper de son être, fût-ce pour l’introduire dans l’Histoire. Mais c’est au contraire devenir cette idée. Et le théâtre de sa passion. Voilà qui mène plus loin que l’activisme, — et avec plus de conséquence6.

C’est le drame de l’éthique individuelle, — une affaire d’amour, une affaire de la solitude. Une pensée et une vie sont aux prises : qu’on les laisse donc seules à ce débat silencieux et obscur comme les ruses de la volupté, à ce jeu serré de refus, de tentations, d’oublis feints et de brusques retours. Il faut tout cela, et les mille petites souffrances de la souffrance, pour qu’une idée devienne ce mythe qui vive en nous et dans lequel nous vivions, jusqu’au point que chacun de nos gestes — oui, même ce signe de la main — trahisse son immanente puissance.

On voudrait dire — mais ce n’est pas si simple que cela — qu’il faut avaler les idées7, et qu’une idée qui ne peut être mastiquée, puis avalée, n’a pas plus de valeur que ces melons en carton qu’on voit aux étalages. Il y a plusieurs façons d’avaler. Il y a même l’oubli. Ainsi de l’idée du bonheur : qu’on la détruise, qu’on la mange et qu’on l’oublie. Ainsi de tant d’autres pensers, d’un désir ou d’un idéal : ils ne s’incarnent qu’à ce prix. Combien d’étreintes, de blessures, combien de morts, de retours et de morts encore, jusqu’à ce que l’esprit enfin brisé s’abandonne comme on oublie, à tel vouloir qu’il concevait, mais redoutait, et qui devient alors notre sang et nos songes.

Le sang, les songes, tour à tour, nous poussent vers les êtres et guident notre main. Par eux s’incarne la pensée, et c’est là l’héroïsme de l’esprit. Car toute incarnation s’opère au prix d’un héroïsme, l’on veut dire : d’une souffrance et d’un isolement. Telle est la loi du monde, et il est admirable de l’aimer.

Et la pensée n’est point soustraite à cette loi, non, la pensée même de Dieu n’y est point soustraite. Car elle s’incarne dans le Fils pour agoniser sur la Croix, qui est le Signe de la condition humaine déchirée entre le Temps et l’Éternité.