(1962) Esprit, articles (1932–1962) « On oubliera les juges (novembre 1932) » pp. 297-301

On oubliera les juges (novembre 1932)b

Une pensée débrayée, une action anarchique, voilà bien notre monde. Mais une pensée qui n’agit pas n’est plus de la pensée ; une action qu’on ne « pense » pas ne peut pas être créatrice. En tant que révolutionnaires, c’est de ce point de vue central et seul efficacement critique que nous devons envisager les perspectives de la vie publique et privée, dans l’état où se trouve la France en 1932. Est-ce à dire qu’il faille entreprendre une description méthodique des circonstances de notre vie concrète, à seule fin d’en démontrer l’absurdité latente et souvent manifeste ? Ce serait faire la part trop belle au monde, que nous refusons. Mais il peut être utile d’en dégager ce que l’on appellerait l’équation de décadence, dans certains cas où cette absurdité essentielle, cette mortelle, cette officielle dissociation de la pensée et de l’action apparaît particulièrement flagrante.

C’est à ce titre et sous cet angle que l’affaire Jacques Martin prend pour nous une signification précise, et que nous en parlons à cette place. André Bridoux, dans les remarques à mon sens si importantes par lesquelles il inaugurait la rubrique au premier numéro, suggérait une méthode d’« observation affectueuse » des vies privées. Ah oui ! si la Révolution était faite déjà ! Elle ne l’est guère que dans nos cœurs, — et toujours à recommencer. Ce que l’instant commande, dans le monde tel qu’il est, n’est-ce pas, d’une façon plus urgente, « l’observation révolutionnaire » de nos comportements ?

Une conviction intime et péremptoire s’élabore et s’impose dans le silence d’une vie : la loi de Dieu s’oppose à cette loi des hommes qui veut qu’on tue. Une décision se formule, peut-être pour la première fois, dans la solitude d’une chambre la nuit, — si c’est le lieu de sa prière. Les faits l’attendent : elle les juge. (Elle les avait jugés d’avance.) Et maintenant ils prennent leur revanche, dans la laideur de cette salle que le président de la Cour s’obstine à nommer pompeusement « cette enceinte ». Une salle carrée, laide de cette laideur pauvre et presque abstraite qui symbolise assez bien le régime. Quatre gaillards en uniforme, vautrés sur un banc qui la divise par le milieu, fument des cigarettes en taquinant du pied la crosse de leur fusil (baïonnette au canon). On a parqué le public dans le fond : des étudiants surtout, quelques casquettes. La cour fait son entrée — maniement d’armes — dépose sur la table sabres et képis, s’assied pour écouter : tout est jugé d’avance. Deux heures durant, quelques pasteurs et quelques écrivains vont faire appel aux principes suprêmes (c’est-à-dire fondamentaux) de l’éthique, devant huit officiers corrects qui n’ont jamais rien entendu de pareil, ainsi qu’en témoignent leurs visages anonymes. Ils n’auront pas à s’exprimer, d’ailleurs, sinon par la voix de leur président, et la mimique d’un jeune aviateur, dont la mâchoire furieuse remâche une incompréhensible colère de fauve en cage — mais il n’y a pas de cage. Et chacun sait qu’au bout du compte il y aura un an de prison pour ce garçon sérieux et maître de lui, qui sourit parfois doucement derrière ses lunettes d’écaille. C’est lui qui juge, ayant pesé son acte. Les autres appliquent un tarif.

Je ne suis pas antimilitariste. Je ne suis même pas pacifiste. Eussè-je été tenté de le devenir qu’il m’eût été difficile de persister après le réquisitoire du Commissaire du gouvernement. Non pas que ses arguments fussent bien neufs, ni même honnêtement choisis. Mais simplement sa conclusion le classe, quoi qu’il en pense, dans cette phalange de rhéteurs qui va de Jaurès à Sangnier ; car c’est, vous m’entendez, « au nom de la cause sacrée de la paix » que ce brave officier réclama pour Martin le maximum de la peine, non sans avoir cité une pensée de Pascal en l’attribuant à Pasteur. On peut n’être pas difficile : on tient tout de même à choisir ses complices.

Sans entrer donc dans le vif du débat — à savoir si Martin, « objecteur de conscience », a donné par son acte la preuve d’une obéissance à Dieu qui devrait être celle de tout croyant ; ou s’il a seulement manifesté sa vocation particulière —, on voudrait dégager ici quelques constatations dépourvues de subtilité.

1° L’ensemble de cette oppressante cérémonie fit voir à l’évidence, une fois de plus, que le monde fabriqué pour leur usage par les hommes de ce temps est à tous points de vue le plus irrespirable à l’homme.

2° Les fondements idéologiques de ce monde sont morts ou n’en valent guère mieux, tant ils sont enrobés de crasse hypocrisie par la bureaucratie bourgeoise et militaire qu’ils engendrèrent légitimement. Il fallait voir comment ces Messieurs de la Cour accueillaient certaines tirades sur le fameux principe de la liberté de conscience. Cela prenait « dans cette enceinte » un petit air anarcho ou pleurard… Et l’on parla pourtant de la conscience morale. On en parla, bien sûr, comme d’une de ces célébrités respectables et séniles dont le nom sert encore de recommandation (pour ceux qui croient aux « relations »). Cette vertu laïque et démodée, confectionnée par les idéologues de la Troisième République, a gardé parmi nous quelque prestige. Un je ne sais quoi de rassurant et d’avouable, qui fait qu’on invoque son nom dans tous les cas où il s’agit en vérité de conscience de classe, de conscience bourgeoise. Mais qu’elle se mêle un jour de s’affirmer par une personnalité, et par là même de ne plus coïncider avec les intérêts, les habitudes de la classe, et la voilà jugée, raillée, emprisonnée — accusée d’attenter à la « cause sacrée de la paix ».

Anti-personnalisme de l’éthique bourgeoise.

3° Les actes politiques déduits par accident des principes fondamentaux du régime sont en contradiction formelle avec les actes juridiques déduits par voie de faits — si l’on peut dire — des mêmes principes. Sangnier devait relever l’anomalie : Briand met la guerre hors-la-loi, aux applaudissements des braves gens, qui par ailleurs mettent en prison Martin parce qu’il refuse de faire la guerre. (Ça n’est pas tout à fait des mêmes braves gens qu’il s’agit dans les deux cas, mais c’est du même état, qu’ils tolèrent.)

4° Il n’y a qu’un rapport de trahison entre les idéaux pour lesquels nous nous ferions tuer, et les buts de ceux qui nous feraient volontiers tuer. Jean-Richard Bloch l’a dit à la barre des témoins : Martin fait dans la paix ce que firent à la guerre ses aînés : c’est pour la même cause qu’il se sacrifie, avec le même courage. On les a décorés, on l’emprisonne.

5° Il n’y a qu’un rapport de trahison entre la religion chrétienne et la religion de l’Écho de Paris. « Nous avons proposé un maître à ce jeune homme, dit le pasteur Cooreman. C’était le Christ. Martin est coupable de l’avoir accepté. » Sur quoi le commissaire du gouvernement croit pouvoir remarquer « que l’on n’est pas ici pour parler de théologie et de subtile philosophie ». André Philip, défenseur de Martin, lui répondra non sans violence : « C’est faux ! Vous faites de la théologie, et vous ne faites même que cela ; c’est une tout autre théologie que la chrétienne, simplement. C’est la théologie païenne par excellence, celle de l’État-Dieu, qui veut l’obéissance aveugle… »

6° Il n’y a qu’un rapport de lâcheté entre les formes de la justice actuelle et les fins que lui assigne l’« ordre » bourgeois. Une manifestation comme celle de la rue du Cherche-Midi présente cet avantage d’être une véritable « manifestation du régime ». Tout aveu de cet ordre concourt à la ruine de ses auteurs. Un régime fort, usant de ses pouvoirs dans un style adéquat à ses fins, jugerait de tels cas sommairement sans avocats ni simulacres d’aucune sorte. Qui trompe-t-on ici ? Les « grands principes » de 89 ou les commanditaires de la prochaine dernière ? Il reste que les arguments, les témoignages apportés, la plaidoirie puissante et prophétique d’André Philip ont posé au régime la question de confiance ; et qu’ils l’ont posée sur un plan où nul arrêt de la justice humaine désormais ne saurait l’esquiver. Personne n’a réfuté ces témoignages, cette plaidoirie. Le président n’avait rien trouvé d’autre qu’une « colle » d’examinateur. « Le cas de légitime défense, répétait-il consciencieusement à chaque témoin, qu’en faites-vous ? » Un seul se permit de répondre que toutes les guerres sont défensives.

Quelqu’un me demandait, à la sortie : « Avez-vous jamais vu un soldat défensif ? Comment est-ce que c’est fait ? »

7° Certes, l’on peut tirer de ces débats une conclusion précise : la question du service civil est ouverte. Une carrière pour les réformistes ! Mais il faut rendre à Martin cette justice que sa muette intransigeance a bien plus de portée. Prenons garde que la fameuse « cause de la paix » ne nous détourne de l’action nécessaire, qui ne saurait longtemps demeurer pacifiste.

Dans un régime social où tout se tient, mais par la seule logique de la décomposition nécessaire de principes faux en faits absurdes, le geste de Martin, détaché de ses considérants individuels, s’isole comme un signal de rupture consommée. Tout homme qui agit, sa pensée est en rupture de bourgeoisie. Jacques Martin, dans sa prison, témoigne pour un ordre nouveau.