(1968) Revue de Belles-Lettres, articles (1926–1968) « La pluie et le beau temps (Dialogue dans une tête) (1932) » pp. 56-59

La pluie et le beau temps (Dialogue dans une tête) (1932)w

Lord Artur. — Vous êtes terriblement jolie aujourd’hui, Mademoiselle Sonnette, avec qui avez-vous été méchante ?

Sonnette. — Lord Artur, je ne suis pas une mauvaise femme, et si vous n’étiez pas si retors, vous verriez bien que je ne suis pas plus coquette qu’une autre. Mais les hommes comme vous aiment que les femmes soient coquettes à les faire doucement frémir de rage ; ils aiment s’obstiner et c’est pourquoi nous aimons leur échapper. Vous êtes bien injuste avec moi quand vous me reprochez d’être méchante : je suis à peine coquette, et vous savez que c’est un plaisir qu’on ne peut pas nous refuser ; du reste, cela me rend plus jolie, quelqu’un me l’a dit hier encore, vous ne saurez pas qui.

Lord Artur. — Ravissante Sonnette, vos paroles ne sont pas pour les oreilles, mais pour les lèvres de ceux qui vous aiment. Car elles sont insensées, mais comme des baisers dans l’air. Je voudrais vous poser une question, Sonnette. Une question très grave. Une question qui revient à peu près à ceci : Êtes-vous un être capable d’aimer, ou seulement une apparence adorable ? Et voici cette question : Aimez-vous mieux la pluie ou le beau temps ?

Sonnette. — Pfi ! comme c’est drôle ! C’est moi qui fais la pluie et le beau temps.

Lord Artur. — Certes, la réponse serait sage, si seulement vous saviez ce que vous dites. Mais, en vérité, que signifient pour vous le beau temps et la pluie ? Est-ce que c’est rire et pleurer ? Est-ce que c’est le bonheur et la tristesse ? Est-ce que vous préférez l’un à l’autre ?

Sonnette. — Petite leçon de météorologie sentimentale. Comme vous êtes un profond pédant, dans cinq minutes je ne saurai plus même voir s’il fait beau ou s’il fait vilain.

Lord Artur. — Je pense sérieusement que vous ne l’avez jamais su. Pas plus que vous n’avez jamais su si vous préfériez le bonheur ou la tristesse. Car vous ne savez pas où est votre bien. C’est pourquoi les mots vous paraissent simples, évidents et indifférents. C’est pourquoi vous admettez que « beau » temps est le contraire de « mauvais » temps, et vous n’avez jamais cherché ce que doit être le « bon » temps, ni si les tempêtes sont « belles ». C’est pourquoi vous pensez encore que le bonheur peut exister en dehors de la souffrance, et même qu’il est le contraire de la souffrance. C’est pourquoi vos rêves composent toujours le même paysage de carte postale en couleurs, idéal inévitable de ceux qui n’ont pas de point de vue sur le beau temps. Écoutez-moi bien, Sonnette : Vos actions et vos pensées, votre conception de l’amour se réfèrent en vérité à une carte postale en couleurs. Et non pas à la réalité. Car vous n’aimez pas réfléchir à la souffrance.

 

(Un silence.)

 

Sans doute, Sonnette, portez-vous de ces courtes bottes vernies, quand il pleut ?

Sonnette. — Quand j’étais petite fille, j’aimais me promener à la lisière des forêts, les jambes nues sous la pluie. L’herbe était pleine de sales limaces et de petits escargots, et les framboises humides avaient un délicieux goût fade. Je rentrais toute fière de mes genoux griffés comme ceux des garçons, et le soir quand on me faisait souhaiter dans ma prière « qu’il fasse beau demain », je pensais en dessous que j’aimais mieux les herbes mouillées.

Lord Artur. — On dit souvent des femmes qu’elles sont naturellement païennes. Mais les peuples païens sont toujours religieux, alors que les femmes de ce temps sont seulement sournoises.

Sonnette. — Lord Artur, vous m’amusez beaucoup. Vraiment vous devez être jaloux ce soir. Quand vous cédez à votre manie de remuer des métaphysiques à propos de petits riens, c’est toujours par dépit amoureux. Si je vous laisse aller, ou si peut-être je vous pousse un peu, vous finirez par démontrer qu’il faut être chrétien pour comprendre quoi que ce soit à la pluie et au beau temps.

Lord Artur. — J’ai toujours estimé, Sonnette, que vous extrêmement intelligente. Je regrette profondément que vous n’ayez pas plus de sens qu’un oiseau.

Sonnette, si vous étiez païenne ou si vous étiez chrétienne, vous sauriez ce que c’est que le beau temps. Si vous étiez païenne et que vous adoriez la lumière, le beau temps vous serait un Dieu rendu visible ; et votre « bonheur » rien de plus que l’un des noms de sa présence. Mais un jour la lumière est morte autour de nous, elle est morte à la surface des choses pour renaître au centre de l’homme. Et, dès lors, de tous les événements qui paraissent autour de nous, aucun n’importe, sinon celui qui dans le même temps se passe à l’intérieur d’un être. Ainsi tout est changé, mais peu le savent. Peu savent le chemin qui va du signe à l’être.

Longues pluies de printemps sur la campagne recueillie, tempêtes sur les pentes, — beau temps de la présence. Car tu sais pour quel « bien » désiré tu les aimes ; mais tu sais qu’au soleil de l’aube aussi d’autres fois tu l’as possédé. Tu comprends maintenant qu’il ne faut pas choisir parmi tant de choses créées, mais seulement distinguer en toi-même leur convenable sens. Et quand tu connaîtras où se situe leur lieu, établis en ce lieu la demeure de tes pensées.

Ainsi, nous dit la Fable, fit Myscille, habitant d’Argos. N’ayant pu débrouiller le sens de l’Oracle qui lui avait dit d’aller bâtir une ville là où il trouverait la pluie et le beau temps, il rencontra en Italie une courtisane qui pleurait ; et en ce lieu bâtit la ville de Crotone.

Sonnette. — J’aime vos histoires, Lord Artur. (Un temps.) — Dites-moi, Lord Artur, si je pleurais, quel temps ferait-il pour vous ?

Lord Artur. — … Le beau mot : courtisane… Ce n’est pas qu’elle soit belle, peut-être, mais qu’elle pleure, qui me réchauffe. Parce qu’elle se tient là « vêtue de son péché », — comme une courtisane. Mais vous n’êtes qu’une petite fille.20