(1968) Revue de Belles-Lettres, articles (1926–1968) « Petites notes sur les vérités éternelles (1932-1933) » pp. 55-59

Petites notes sur les vérités éternelles (1932-1933)x

La lecture du bel article de M. Arnold Reymond, paru dans votre n° 1, me met la plume à la main. Voici quelques notes rapidement rédigées dans les marges. M. Reymond, je le crois, ne m’en voudra pas trop de leur vivacité : il connaît bien les Neuchâtelois, qui l’ont beaucoup aimé ; il sait que ces Neuchâtelois sont d’infatigables ergoteurs.

Pour la commodité du lecteur, je recopie les passages phrases auxquels s’attachent mes gloses. Je m’excuse par avance de l’avantage que je m’accorde en détachant ainsi des phrases du contexte. Mais si j’adoptais une autre méthode, les dimensions de la Revue n’y suffiraient plus — ni la patience du lecteur à mon endroit, je le crains…

1. S’il n’y a pas de vérité absolue, en ce sens que tout jugement tenu pour vrai peut être modifié ou complété, les conditions de la vérité sont, elles, immuables et éternelles… (p. 12).

Les conditions de la vérité sont donc éternelles (p. 13).

Les philosophes, de tout temps, ont montré du goût pour une certaine continuité, une certaine permanence qui planerait au-dessus des vicissitudes du monde et des résultats hautement contradictoires des philosophies. La critique postkantienne ayant fait justice de certaines prétentions, survivantes chez certains penseurs, à connaître d’une vérité absolue, on put se demander si la philosophie n’allait pas démissionner, purement et simplement. W. James ne disait pas non. Mais quoi ? Laisser tomber la « discipline » ? Et d’ailleurs, une démission de la philosophie eût impliqué, au concret, la démission réelle de tous les professeurs de philosophie, à quoi personne ne peut songer sérieusement.

On trouva des solutions élégantes. D’une part, la philosophie se transforma en histoire comparée des systèmes ; d’autre part, les « chercheurs » invétérés s’appliquèrent à rétablir une permanence abstraite, qu’ils ne tardèrent pas à trouver dans la forme même de l’esprit créateur de systèmes.

Depuis lors on nous parle du créé et du créant.

Mais nous voudrions des créateurs qui parlent.

 

Peu nous importe les « conditions » purement logiques d’une vérité, qui, à nos yeux, demeure constamment jugée par une réalité qui juge la logique même. Ce sont les conditions actuelles de la vérité qui nous posent un problème, et non pas ses conditions « éternelles ». Nous ne pensons pas qu’il y ait lieu pour un philosophe, d’être rassuré par la découverte de telles conditions. Elles constitueront peut-être la dogmatique laïque de la philosophie des sciences, durant quelques années encore. Mais ce n’est pas, comme certains le répètent, d’une dogmatique que nous avons besoin. Ce n’est pas d’une systématique, d’ailleurs déduite a posteriori. Ce n’est pas d’une méthode de correction, ou d’assurances contre les paradoxes de l’existence. Ce que nous demandons à la philosophie, c’est de mettre en forme une problématique réelle, existentielle, la problématique de la vie de l’homme en 1933, assumée dans ses aspects les plus scandaleux, les plus quotidiens, les plus angoissants. Le fameux principe du tiers exclu est nié par l’angoisse de tout homme qui tente d’assumer son moi contradictoire pour le mettre aux ordres de la foi. C’est une colle de scolastiques ; elle alimentera quelque temps encore les jeux de société des congrès de mathématiciens et de logisticiens ; et pendant ce temps, c’est à la théologie que nous irons demander de la pensée, c’est-à-dire de la pensée créatrice, c’est-à-dire de la pensée obéissante : car il n’est d’action véritable que celle de la foi, lorsque « mettant les pouces », je me rends à son ordre.

2. On comprend dès lors l’attrait que le thomisme a exercé à un moment donné sur la pensée protestante. On comprend également le retour à Calvin, comme aussi la position prise par Barth et son école (p. 14).

L’adhésion à une pensée nouvelle est-elle suffisamment expliquée par l’insuffisance de la pensée ancienne ? Les historiens le croient volontiers. Mais on ne saurait dire qu’ils témoignent par là de beaucoup de respect pour la vérité créatrice. Non, notre adhésion à Barth n’est pas le fait de la mauvaise humeur et de la mauvaise conscience que fomentèrent en nous les démissions systématiques de l’historicisme et du psychologisme. Le secret de notre adhésion à Barth est dans la pensée de Barth elle-même, et non pas dans je ne sais quelle « réaction ».

Et c’est pourquoi nous ne pouvons pas accepter un instant le rapprochement qu’on nous invite à faire entre barthisme, thomisme et réaction.

Barth, croyons-nous, n’a jamais proposé ni prôné de dogmes « si possible immuables » (p. 14). On pourrait dire qu’il fait tout le contraire. Il nous ramène sans cesse à l’état de pauvreté (pauvreté en esprit, absence de toute assurance extérieure, dénuement, vision absolument sobre et désillusionnée de la condition humaine) qui est l’état dans lequel la vérité ne peut opérer dans notre existence que par un choix, une décision, — un acte d’obéissance à l’ordre « tombé du ciel ».

Comment parler de la « restauration intégrale d’une dogmatique appartenant aux siècles passés » (p. 14), à propos d’une théologie dont le travail systématique consiste précisément à rejeter toutes les assurances humaines contre Dieu, tous les « rites » et toutes les « formules », en même temps que la critique de ces rites et de ces formules, toutes les idolâtries, que ce soit la croyance antique et païenne à la « vertu », à la sagesse et au bonheur, ou la croyance moderne et non moins païenne à la valeur absolue de la logique, de l’histoire et des méthodes critiques de M. Goguel ?

3. Si notre civilisation chrétienne n’est pas détruite par le bolchévisme, elle reprendra sa marche en avant en approfondissant et en élargissant son horizon de pensée.

Peut-on dire que notre civilisation soit chrétienne ?

Peut-on dire que pour le chrétien la perspective d’un nouveau progrès, d’une « marche en avant » de la civilisation capitaliste-bourgeoise-nationaliste fournisse une raison de se montrer optimiste ? Devant des mots comme « approfondissement » ou « élargissement » de notre horizon de pensée, nous demandons passionnément et lourdement ce que cela peut bien signifier au concret. Ce que cela veut dire.

C’est une des leçons de la guerre. Notre refus est instinctif devant un avenir, un espoir, une action dont les buts sont aussi vaguement définis. Car là où la pensée n’a rien osé distinguer de précis, c’est là que l’action des hommes devient folle et meurtrière.

4. Il me semble que la tâche de la théologie protestante à l’heure actuelle est de dégager, dans un esprit de libre recherche et de respect pour le passé, les invariants chrétiens tels que le développement de la pensée moderne nous aide en toute loyauté à les affirmer (p. 16).

Pourquoi ai-je envie, dans une telle phrase, de remplacer « libre recherche » par « obéissance », — « respect pour le passé » par « respect pour les données présentes » — « développement de la pensée moderne » par « approfondissement de la pensée paulinienne, calvinienne, luthérienne, kierkegaardienne, dialectique… », — et « loyauté » par « humilité » ? Il me semble qu’alors les invariants chrétiens pourraient bien apparaître comme les constantes de déformation de l’Évangile au contact des humains.

Et puis, que ferions-nous en attendant que les théologiens aient mené à bien leur travail historique ? Et qu’arriverait-il si le résultat en était par exemple, de démontrer que tel « invariant chrétien » est toute autre chose que l’Évangile ? ou bien si, au contraire, ce n’était rien que l’Évangile ? Peine perdue ? — Grosses questions, questions un peu grosses, dira-t-on. Dans une époque comme la nôtre, ce sont celles qu’il faut poser si l’on veut réellement se tirer hors d’une confusion sans précédent — d’une confusion dont le profit ne sera jamais pour la foi.

Car l’opération de la foi ne relève pas d’un « invariant », connu ou inconnu, passé ou à venir, mais bien d’un ordre, reçu hic et nunc, et d’une présence, qui juge tout.