(1982) Journal de Genève, articles (1926–1982) « Sara Alelia (25 mai 1934) » pp. 1-2

Sara Alelia (25 mai 1934)c

Il y a une chose au monde plus difficile à réussir qu’un beau roman : c’est un roman chrétien. Qu’est-ce donc qu’un roman chrétien ? Une histoire où tout le monde « se conduit bien » ? Il n’y aurait pas de roman. Une histoire dont le personnage principal est « la main du Seigneur », ou encore « l’insondable Providence » mise en action au gré d’un moraliste qui se donne l’air de l’avoir bel et bien sondée ? Ce serait un conte bleu, ou un volume de la Bibliothèque Rose. Est-ce une histoire qui finit bien, comme le croyaient les écrivains anglais du xixe — en conséquence de quoi les romans des « païens », d’un Thomas Hardy, par exemple, se devaient en conséquence de finir carrément mal ? Non, car le christianisme se passe dans cette vie ou bien n’est pas du christianisme. Et l’on serait en droit de prétendre qu’un roman pessimiste à la Thomas Hardy a plus de chances d’être chrétien qu’un quelconque happy end soi-disant édifiant, s’il est certain que l’Évangile et ses promesses de salut sont seuls capables de donner à l’homme une vision réaliste de son sort terrestre, et le sobre courage d’avouer sa dégradation. Un vrai roman chrétien est d’abord réaliste. Car il faut bien connaître la nature et ses abîmes, si l’on veut être à même d’y voir les touches du surnaturel.

Si les scandales du temps vous laissent quelque loisir pour vous occuper de vous-mêmes et de l’enjeu de l’existence, vous lirez Sara Alelia 2. La puissante mélancolie, le réalisme total qui éclatent dans ce chef-d’œuvre vous consoleront des réalités artificielles qui énervent nos vies de soucis dégradants. J’ai fait lire ce livre à des gens de toutes conditions, « de toutes croyances ou de toutes incroyances », comme disait Péguy. Et dix fois, en me le rendant, « Je ne vous dirai pas à quelle heure je l’ai terminé cette nuit ». — « Des livres comme celui-là, ça aide à vivre ! »

Tout le charme profond de Selma Lagerlöf revit dans ces peintures d’une Laponie lointaine, où des gens simples mènent des existences bien plus proches de la nôtre que celle du passant qu’on coudoie. Moins d’art peut-être, je veux dire moins d’apparent lyrisme que chez l’auteur de Gösta Berling : mais une sobriété qui vous saisit le cœur, à chaque page. Toute une vie de femme se déroule sur un rythme large à travers une humanité vivement contrastée, et des paysages baignés d’une longue lumière boréale. Cette femme n’est pas un ange, ni une sainte. Elle pèche, elle désespère, elle touche le fond de la détresse humaine. C’est un vieux pasteur un peu ivrogne, un vieil ours intraitable, toujours dressé contre les conventions civilisées — inoubliable création, ce Norenius ! — qui prend soin d’elle au temps de sa misère. Puis une grâce vient dans sa vie et désormais l’accompagne en secret tout au long de cette chronique. On voit naître et grandir un fils, puis les enfants d’une troisième génération. (C’est un des grands pouvoirs des romanciers du Nord, que d’introduire la durée d’une vie comme protagoniste du drame.) Des fragments émouvants du journal de Sara commentent et rythment le déroulement de cette légende de la vie quotidienne.

Il y eut une école littéraire, à la fin du siècle dernier, pour soutenir que la réalité c’est le terne train-train des journées. Ils avaient en somme raison, tout au moins pour leur compte, ajouterons-nous. À chacun sa réalité : elle dépend du regard qu’on porte sur les choses. Le regard « réaliste » de Hildur Dixelius a su voir dans la « vie courante » de ses héros des drames singuliers, de bizarres et profondes folies, l’originalité bouleversante des êtres, qu’il s’agisse d’un grand évêque ou de cette fille de ferme « au mince visage de belette » qui enterre son enfant dans la neige avec une sorte d’innocence animale. La superstition rôde dans ces campagnes désertiques : il y a des fous, des femmes possédées ; des ivrognes qui citent les Écritures ; peut-être aussi des saints qui se croient plus mauvais que tous ; surtout et jusque dans les choses, un mystère inquiétant se révèle aux yeux de celui qui sait voir parce que, mieux que d’autres, il sait aimer. Et sur ce monde, qu’il est, sur ces vies douloureuses, banales ou touchantes, mal engagées ou menacées, harmonieuses ou durement rabrouées par le sort, « la neige tombe, effaçant toutes traces », symbole d’une miséricorde lumineuse, dont on dirait qu’elle est le vrai sujet de ce grand livre.

Je ne vous conterai pas « l’histoire ». Cette chronique d’une vie de femme n’est pas de celles qui se résument. Il y a là vingt figures qui mériteraient d’être citées, et qui vivent dans la mémoire avec leurs gestes lents et leurs passions étranges. Aussi, quelques enfants qui semblent incarner toute la poésie des contes scandinaves, une merveilleuse petite Eva-Margareta dont l’apparition fait songer aux plus radieuses créations d’Andersen. On a fait un succès depuis quelques années à tant de traductions qui ne valent pas dix pages de ce roman ! La mode passe, le public se fatigue, paraît-il. « Achetez français », disent les critiques, à l’instar de l’affiche (dont il faut regretter qu’elle soit elle-même un affreux barbarisme importé d’outre-Manche). Mais s’il est une justice dans le domaine littéraire, il faut prédire à Sara Alelia non pas un succès de saison, mais la carrière plus discrète, plus populaire et plus durable, réservée aux vrais chefs-d’œuvre.