(1935) Articles divers (1932-1935) « La Révolution nécessaire, par Arnaud Dandieu et Robert Aron (juin 1934) » pp. 386-391

La Révolution nécessaire, par Arnaud Dandieu et Robert Aron (juin 1934)j

Au cours d’une conversation, cet été, Nicolas Berdiaev faisait observer que notre époque dominée par les « problèmes économiques », comme on dit, ne possède pas d’économistes. Il entendait par là, bien entendu, des créateurs de valeurs neuves, ou même peut-être simplement, des hommes qui dominent les questions dont ils traitent. Car pour « l’économiste distingué », nous en sommes pourvus, fort au-delà du nécessaire. (Il y a même quelques députés.) On répondit à Berdiaev : mais nous avons Dandieu… Il nous reste, du moins, sa dernière œuvre. Aussi, les éléments d’une suite à cet ouvrage capital, suite qui s’intitulera Dictature de la liberté, et que Robert Aron va mener à son termek.

Telle qu’il nous l’a laissée, l’œuvre d’Arnaud Dandieu apporte non seulement des idées neuves — une nouvelle position des problèmes — mais aussi quelques solutions fort importantes. Indiquons simplement, ici, l’idée de ce service industriel, destiné selon les précisions de Dandieu, à provoquer la suppression de l’inhumaine « condition prolétarienne ». Il est bon de noter que cette conception dépasse les rêveries marxistes dans leur domaine de prédilection. Mais voilà qui est plus important : elle se révèle immédiatement réalisable. Les travaux d’un groupe d’ingénieurs occupés depuis quelques mots à la chiffrer, à la traduire en une institution pratique, ont prouvé la justesse, découvert la fécondité surprenante de cette vue d’origine purement doctrinale. Bel exemple du pouvoir des philosophes. Encore faut-il que les philosophes pensent dans le réel, c’est-à-dire dans l’actualité, au sens littéral du terme ; et c’est ce que ne font pas, et ne peuvent pas faire, nos professeurs idéalistes et tous nos prêtres de l’insoluble. Encore faut-il que les hommes de ce temps conservent dans leur cœur la volonté d’être hommes, et sachent s’emparer des puissances libératrices qu’on leur propose ; et c’est ce que ne font pas les brigadiers et les embrigadés de toute farine que nous voyons parader en Europe devant ces dieux que l’on nomme, depuis peu, Masse ou État totalitaire, ces dieux antiques, peinturlurés à la moderne, ces vieilles tyrannies importées d’un Orient où l’on savait au moins, même en les adorant, qu’elles se nourrissent du sang de l’homme.

On pourrait montrer facilement, à propos de maint autre problème dont traite cet ouvrage (travail et chômage, machinisme, syndicats, échange et troc, crédit, taylorisme), les liens étroits que les auteurs ont su nouer entre leurs positions philosophiques et leurs conclusions d’ordre politique et social. Ces conclusions ne manqueront pas d’impressionner certain public au détriment des principes dont elles procèdent, et qui sont à mes yeux beaucoup plus graves et significatifs. Le mépris dans lequel on tient aujourd’hui le théoricien est peut-être la juste punition d’une intelligentsia dont toute la « distinction » consiste à séparer jalousement la pensée de l’action, du risque et de l’engagement personnel, quitte à se lamenter sur le monde tel qu’il va, — il faudrait dire : tel qu’on le laisse aller. Craignons que ce mépris, toutefois, ne tourne en habitude, ne se fige en une convention faussement « réaliste » qui trompe sur la véritable nature de la pensée, et sur ses droits.

Sans théorie révolutionnaire, pas d’action révolutionnaire, écrivait Lénine dans Que faire ? On ne saurait trop insister sur cette vérité, à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites du praticisme va de pair avec la propagande de l’opportunisme.

C’est pourquoi, sans vouloir en rien sous-estimer l’analyse qu’Aron et Dandieu nous proposent des notions d’échange10 et de travail, nous voudrions surtout insister sur la nouveauté d’un chapitre de doctrine tel que « Esprit et Révolution », et sur l’Esquisse d’une théorie générale de la Révolution qui ouvre la seconde partie du livre.

Esprit et Révolution… « Le malaise révolutionnaire et la confusion des idées en sont arrivés à un tel point que les deux mots ont l’air bien souvent de s’opposer. À force de considérer d’une part qu’il n’est d’autre révolution que la révolution matérialiste, à force d’autre part, de faire sur l’esprit le contresens habituel qui le réduit à être une faculté purement intellectuelle, sans contact avec les événements, sans action effective, on est parvenu à stériliser l’un et l’autre, en privant la révolution de son ressort psychique et en privant l’esprit de son aboutissement nécessaire. L’esprit, comme la révolution, s’exprime par la violence : ce n’est pas une faculté d’usage interne, qui mène à l’intérieur des cadres de la pensée ses opérations solitaires. C’est essentiellement la faculté qui, dressant l’homme contre l’univers, le faisant résister et survivre, attaquer et étendre son pouvoir, lui permet de rallier toutes ses forces psychologiques ou physiques, dans un souci de conservation et d’expansion. »

Ce langage est clair. Seuls les « petits purs » jugeront sans doute utile et astucieux de feindre d’y voir un « spiritualisme » dont leur matérialisme n’est que l’empreinte négative. On abuse singulièrement du mot « esprit » dans les jeunes groupes et les revues non conformistes. (Les journalistes bien-pensants, de L’Aube au Figaro , les en félicitent gravement.) Il faut rendre à Dandieu cette justice11 que le « contresens habituel sur l’esprit » n’a jamais été son fait, mais bien celui, intéressé, de certains de ses adversaires, de certains de ses louangeurs. L’esprit ne saurait désigner que la totalité créatrice de l’homme, corps et intelligence, indissolublement, en acte. La séparation cartésienne de l’esprit et du corps, la divinisation hégélienne de l’esprit pur, sont en réalité à l’origine même du désordre actuellement établi, qu’il se dénomme ordre bourgeois ou dictature. Ce processus peut apparaître assez paradoxal. Pour en découvrir la logique, il suffit pourtant d’étudier la marche des révolutions bourgeoise et prolétarienne qui instituèrent ce désordre. L’Esquisse en décèle avec rigueur le vice fondamental, d’essence rationaliste. Pourquoi les révolutions aboutissent-elles à des dictatures, c’est-à-dire à la négation de leur élan originel, an-archique, antiétatiste. Parce qu’elles reposent l’une et l’autre, sur des constructions rationalistes qui ne peuvent rendre compte du saut révolutionnaire. « En réalité, la dictature de transition qui enterre toutes les revendications en promettant la lune, ne peut servir qu’à masquer sur le terrain pratique l’échec d’une révolution qui ne sait pas où elle va. » Cartésienne ou hégélienne, la dialectique sur laquelle se fondent ces révolutions avortées ne peut rendre compte que des données antérieures à tout acte, non de l’acte lui-même. Au moment de sauter, elles hésitent et reculent. Elles tombent alors dans l’illusion d’une synthèse qu’elles veulent croire transitive, conciliant les contradictions réelles sur le plan tout abstrait de l’étatisme, au lieu de les laisser se développer jusqu’à provoquer le changement de plan, qui seul constituerait la Révolution véritable.

Contre cette illusion rationaliste-idéaliste de la synthèse, qui justifie en philosophie le monisme, en politique les tyrannies abstraites, Dandieu reprend l’argumentation que Proudhon d’une part, et Bakounine de l’autre, opposaient à Karl Marx en son temps. J’ai souligné d’ailleurs l’identité, à vrai dire surprenante, des thèses politiques de Proudhon, et de celles, philosophiques, de Kierkegaard, vis-à-vis de la dialectique hégélienne. Cette opposition me paraît la plus profonde et la plus significative de toutes celles qui aient occupé jusqu’à présent les philosophes. Tous les autres débats du xixe perdent leur aiguillon si on les y compare. Affleurant maintenant au niveau des faits matériels, cet antagonisme radical vient s’incarner dans notre génération. Saura-t-elle le pousser jusqu’à ses confins créateurs, — ou va-t-elle, une fois de plus, s’endormir dans le rêve d’un « troisième terme » dont nous connaissons désormais le monstrueux visage ? — « Nous sommes sur la terre décisive… »

Antithétique — an-archique —, seule et par elle-même transitive, telle est, pour Aron et Dandieu, la Révolution véritable. Cela ne signifie point que sa violence se dégrade nécessairement en aventures militaires ou en émeutes sanglantes, bien au contraire : la violence extérieure mesure, simplement, un défaut de préparation doctrinale, — ce mot devant être entendu, répétons-le, dans l’acception la plus littéralement « actuelle ». L’Esquisse d’une théorie générale de la Révolution est un effort pour retrouver le contenu concret et précis du grand mot de révolution dont abusent aujourd’hui, à l’envi, les anarchistes petits-bourgeois du type surréaliste, et les évolutionnistes brutaux, en passant par les émeutiers fascistes. Le trait décisif, sans doute, auquel nous pouvons reconnaître une pensée effective, créatrice, c’est bien cette faculté de libérer l’être des mots. Cessons d’épiloguer sur les vieilles armures, et recherchons plutôt les conflits vitaux pour lesquels elles furent inventées. La sémantique ainsi comprise peut être une science proprement révolutionnaire. Ce n’est point par hasard qu’on tentait de nous la réduire à cette description résignée des altérations du langage.

Je ne voudrais pas clore ces quelques notes, qui sont loin d’épuiser la revue des principaux thèmes de l’œuvre12, sans soulever deux objections que Ramon Fernandez faisait récemment à ces auteurs13. La première porte sur la notion de la personne, évidemment centrale pour la construction de Dandieu : « Une personne est un homme qui unifie les diverses parties de lui-même à l’intérieur de lui-même », écrit Fernandez. Il en déduit naturellement que « la personnalité concrète peut se réaliser dans n’importe quelles conditions données… et peut faire bon ménage avec la société la plus strictement sociale ». Et voici détendu le ressort de la Révolution nécessaire. Mais qu’est-ce que cette définition, sinon celle même du vieil individu idéaliste, cet individu détaché, autarchique, qui permet justement le fascisme, et qui s’accommode à merveille d’un régime dictatorial ?

La doctrine de l’Ordre nouveau définit une personne qui n’a rien à voir avec cet individu. Une personne qui n’est pas plus l’homme naturel de Rousseau, comme le suppose Fernandez, que l’homme intérieur de l’idéalisme, puisqu’elle est à la fois conquête et rencontre, engagement et actualité. Une personne qui peut être définie comme le prochain de l’Évangile.

La seconde objection concerne l’efficacité probable des doctrines de la Révolution nécessaire. Fernandez ne croit pas à l’existence concrète14 de la personne telle que nous la définissons. Elle n’est pour lui qu’un mythe, dont il met en doute la puissance de soulèvement. « On comprend qu’un bourgeois risque sa peau pour la sauver : on ne comprend pas qu’il s’arrache la peau dans l’espoir qu’une meilleure lui pousse. » Fernandez a peut-être des lumières qui me font absolument défaut sur la psychologie du bourgeois, animal visqueux et féroce dont il me semble que Léon Bloy a donné la description la plus exacte. (Il faudrait être Bloy pour montrer comment cette « peau » du bourgeois pour laquelle il mourrait, dit-on, ne peut être qu’un symbole de son argent.) Mais ce que je sais, c’est que l’homme tout court, ou même l’homme noble, ou prolétaire, n’a jamais risqué sa peau pour des intérêts. On ne se bat et on ne meurt que pour des « folies » qualifiées. Celle que l’Ordre nouveau propose à notre besoin de sacrifice, c’est la qualité d’homme par excellence, la qualité créatrice de la personne. Je n’en vois pas de plus haute dans notre ordre, ni de plus digne de conquête.

La question reste, évidemment, de savoir combien, parmi nous, tiennent encore à être des hommes.