(1938) L’Ordre nouveau, articles (1933–1938) « Plans de réforme (octobre 1934) » pp. 15-22

Plans de réforme (octobre 1934)j

J’ai un plan, tu as un plan, a-t-il un plan ? Nous avons tous un plan. Ran tan plan. Il y a trois ans, quand nous parlions de la nécessité d’un « ordre nouveau », cela paraissait un peu bien jeune à ces Messieurs. L’incident du 6 février les a fait réfléchir, semble-t-il. Nous serons bien les derniers à nous en plaindre. Nous avons pris un peu d’avance : ils rejoindront.

Voici trois manifestes qui, chacun selon ses moyens, témoignent d’un désir de changer quelque chose à cette mécanique qu’hier encore… Mais nous ne voulons pas ironiser trop facilement. Prenons-les à titre d’exemple, entre vingt autres, et lisons-les dans l’ordre chronologique, qui n’est pas dépourvu d’enseignement. Crise ! déclare le premier document ; rénovation mais sans révolution ! dit le second ; petites réformes, conclut le troisième. Cette progression à rebours est normale, dans le plan de la politique actuelle. Mais il y a certainement quelque chose de plus que le verbiage habituel, dans ces trois manifestations d’inquiétude. C’est bien pourquoi nous en parlons.

1. Les discours des « Néos »12

Inutile de rappeler les circonstances anecdotiques qui ont vu naître ce mouvement, voici un an déjà. Il ne nous intéresse qu’en tant qu’illustration de la crise doctrinale du marxisme.

Cette crise, c’est Montagnon qui la décrit le plus franchement. « Vieillissement », dit-il d’abord, « crise des vieilles formules », « tragique faiblesse du socialisme international », « échecs en Allemagne » et ailleurs ; échec auprès de la jeunesse « parce que nous n’avons pas dans notre action ce dynamisme qui pourrait l’attirer ». Mais il y a plus. Montagnon se plaint de ce que le parti socialiste « meurt d’ignorance », et il s’écrie : « Avez-vous étudié complètement, froidement, ce genre de corporatisme (fasciste) développé qui semble correspondre d’ailleurs à une évolution actuelle générale ? Avons-nous étudié comme il eût fallu ce mouvement prodigieux, redoutable, de l’hitlérisme allemand ? » Voilà certes des questions embarrassantes pour les SFIO. Nous sera-t-il permis de signaler en passant que L’Ordre nouveau serait en mesure d’y répondre un peu mieux ?13

Montagnon constate le marasme. Déat fait davantage : il en cherche la cause, et il la trouve dans la doctrine de Marx, et plus précisément dans sa dialectique historique : « Je ne puis me résigner à cette espèce de fatalisme par lequel nous serions entraînés… sans que nous ayons la possibilité de faire au moins un effort pour pétrir le destin, et pour orienter l’histoire dans un sens plutôt que dans l’autre. Nous ne sentons plus comme cela ; nous ne voulons plus de cette résignation. »

Il y aurait bien des choses à compléter dans la critique du marxisme par Déat, qui d’ailleurs reste négative. Quant à nous, nous n’avons pas attendu la victoire de Hitler pour dénoncer l’irrémédiable impuissance des socialistes vis-à-vis du fascisme. Nous craignons donc que Déat ne soit prophète après coup.

Déat demande qu’on reconnaisse le « fait-nation » et la faillite des internationales qui n’ont pas su tenir compte de ce fait. Mais, ici déjà, le vague de ces formules nous fait crier casse-cou : « compter avec le fait-nation », « se replier sur le cadre national », « organiser l’économie sur le terrain national ». Tout cela est très bien, si l’on a pris la peine d’analyser d’abord ce « fait-nation », et si on ne confond pas nation et état, nation et patrie14, nationalisme et autarchie, nation culturelle et région économique. On n’est pas sûr, à lire Déat, qu’il ait poussé très loin cette analyse. Et alors on ne peut s’empêcher de partager dans une certaine mesure les craintes de Léon Blum car toutes les confusions travaillent pour le « fascisme », et surtout les confusions doctrinales.

Nos doutes se précisent en méfiance lorsque Marquet parle de l’ordre nécessaire. De quel ordre s’agit-il ici ? Montagnon nous l’apprend, lorsqu’il fait un panégyrique de l’État fort. Certes, nous sommes d’accord avec Max Bonnafous, qui écrit dans ses commentaires : « La liberté ne se conçoit qu’en fonction d’un ordre sur lequel elle s’appuie, par où seulement elle a une signification. » Mais si cet ordre est défini par la seule puissance de l’État, nous crions au « fascisme » et à la contre-révolution. Tout élan révolutionnaire qui veut s’appuyer sur l’État aboutit à la dictature, s’arrête à mi-chemin de sa course, et par là même renforce le désordre établi. C’est très bien de critiquer le marxisme, mais il ne faudrait pas oublier ses leçons : or il est bien étrange de voir des socialistes réclamer un État renforcé, alors que leur doctrine a toujours défini l’État comme l’organe d’oppression d’une classe sur toutes les autres.

Nous attendons avec une méfiance motivée, je le répète, les prochaines évolutions des « néos ». S’ils veulent entraîner la jeunesse, qu’ils se disent bien que la condition nécessaire, c’est d’abord d’oser rompre avec des confusions qui sont peut-être d’un bon rendement électoral, mais qui empêtrent tout élan vers un ordre vraiment nouveau. C’est un effort doctrinal qu’il faudrait, — celui-là même que nous poursuivons. S’ils le font, ils nous rejoindront… peut-être.

2. Le Plan du 9 Juillet

Changeons-nous ici d’atmosphère ? On peut le croire, lorsqu’on lit, sous la plume de Jules Romains, que les jeunes auteurs de ce plan ont eu pour « méthode » de « foncer sur les problèmes » ! Allons, voilà qui devrait rassurer M. Thibaudet, lequel craignait que ce plan ne fût qu’une œuvre d’intellectuels ! Ce sont des hommes d’action qui « foncent » ainsi sur les difficultés. Voyons un peu sur quelles difficultés.

Difficultés morales d’abord. La France est démoralisée par une « oligarchie de profiteurs ». Mais les mystiques fascistes ne la sauveront pas : il faut rééduquer les citoyens. Je citerai ici trois phrases qu’on pourrait croire tirées de nos propres manifestes s’ils n’étaient privés de cet accent de sincérité qui ne trompe pas.

« L’effort de reconstruction qui s’impose doit donc être entrepris dans le respect de toutes les diversités d’opinions, de mœurs, de traditions régionales. Il ne s’agit pas d’uniformiser, mais d’opérer une synthèse. » — « Émanciper un individu, c’est d’abord lui donner le moyen de vivre par son travail, dans un cadre qu’il connaît et qu’il accepte, dans une société à laquelle il peut collaborer. » — Enfin le Plan réclame « la sanction de la responsabilité personnelle à tous les étages, dans les fonctions publiques comme dans les entreprises privées ».

Difficultés politiques ensuite. Les auteurs du plan commencent par condamner le Parlement, « dont le fonctionnement exclut par définition une rénovation politique profonde ». Puis ils donnent un projet de constitution aux termes duquel « le pouvoir législatif sera exercé par deux assemblées, politiques, la Chambre des députés et le Sénat ». Ils précisent : « La Chambre sera composée de 400 députés (?) élus au suffrage universel intégral (femmes comprises) pour une durée de 6 ans. Le vote sera obligatoire sous peine d’amende. » Vous voyez d’ici !

À ces deux Chambres (dont je ne comprends pas très bien, je l’avoue, en quoi elles cesseront de s’opposer à une « rénovation politique profonde ») on adjoindra un Conseil national économique, « composé de représentants des intérêts économiques groupés dans le cadre professionnel et régional ».

Nous avons parlé dans Nous voulons du Conseil économique fédéral dont nous avons même essayé de déterminer, dans les grandes lignes, les attributions et les modalités de fonctionnement15. Empressons-nous de dire qu’il n’a rien de commun avec le vague fantôme qu’évoquent les magiciens du Plan.

Enfin, le Plan préconise un renforcement de l’exécutif et une présidence du Conseil « permanente » (?).

Lisons plus loin. « La France sera divisée en une vingtaine de régions, qui deviendront les circonscriptions administratives et politiques essentielles du pays, en même temps que des centres économiques et intellectuels. » N’y a-t-il pas ici trop de choses ? Et peut-être une dangereuse confusion, que nous avions pris soin d’éviter16, entre l’économique, le politique et le spirituel, confusion inconsciente ou voulue, mais trop grave pour que nous ne la dénoncions point.

Du chapitre sur l’Éducation, je retiens cette phrase : « La véritable culture ne s’acquiert qu’à partir du moment où l’homme entre en contact avec les réalités. C’est pourquoi une expérience de travail manuel devra être instituée… pour tous les jeunes gens se destinant à des carrières industrielles et commerciales. » C’est l’amorce de notre conception du service civil, mais entreprise à rebours, et dans un sens qui ne peut aboutir qu’à l’encasernement17.

Je saute le chapitre sur les Affaires étrangères, qui sent son député radical. « Nous savons trop qu’au point où on a laissé aller les choses, il n’y a plus pour le moment d’autre politique possible que l’opportunisme. » Politique à la remorque, — démission de la France. Ce n’est pas avec cela qu’on fera du nouveau.

Le début du chapitre sur l’économie s’inspire — du moins en apparence — presque textuellement de nos doctrines (p. 42 à 46 sauf le dernier alinéa). Mais il y manque l’essentiel : une conception nette et honnête de la corporation. Je ne trouve là-dessus que six lignes très vagues et évasives. Par contre, je trouve deux pages sur un projet d’« extension africaine », qui me paraît une rêverie de capitaliste en faillite. Et combien de formules dans le genre de celles-ci : « Dans une telle atmosphère on pourra envisager une large politique (sic) de dégrèvements fiscaux » ; ou « … un cours moyen qu’aurait fixé, après des tâtonnements inévitables, un gouvernement épris d’économie dirigée mais tenu de respecter les indications de la Nature et de ménager les ressources du Trésor » ; ou encore : « Le problème consiste simplement (sic) à créer les conditions d’une liberté réelle, et en attendant d’y parvenir, à ménager les mesures de transition qui paraîtront nécessaires. » Est-ce là le langage des « hommes d’action » dont Jules Romains se montre si fier ? N’est-ce pas plutôt le verbiage et la logomachie des députés vis-à-vis desquels le même Romains se montre d’ailleurs non moins respectueux ? « Deux ou trois jeunes députés ont participé aux séances (de préparation du plan) ; l’un d’eux très régulièrement. On les traitait en camarades18. Eux-mêmes ne faisaient pas sonner leur mandat, leur habitude des travaux politiques… » N’est-ce pas touchant ?

Mais je m’en voudrais de chercher les poux dans ce Plan qui est condamné à sombrer dans l’inefficacité. Si j’ai souligné les points où il semble s’inspirer sinon toujours de nous, du moins de préoccupations qui sont les nôtres, et qui sont aussi celles de certains des « néos », c’est pour montrer que les amorces de la plupart de nos institutions qu’on y trouve sont autant de caricatures ou de trahisons. La critique plus générale qu’il nous faut faire de ce plan est la suivante : c’est un plan réformiste, tourné vers le passé, non vers l’avenir. C’est un plan ingénieux, ce n’est pas un « changement de plan ». C’est un plan de bourgeois et même de capitalistes bourgeois. Et tel qu’il est, il ne peut aboutir qu’au « fascisme ». Mais à un fascisme sans mystique, pas même populaire. Jules Romains y insiste : ce plan n’est qu’un programme minimum. Mais nous voulons, nous, un programme maximum ! Nous voulons une reprise à la base, à la racine de tous les problèmes. Nous savons bien que seules les révolutions font aboutir les réformes véritables. Et qu’on n’améliore pas la peste. Ces jeunes gens manquent d’ambition et de folie. Ils appartiennent moralement et spirituellement au désordre ancien qu’ils condamnent. Ils sont bien trop pressés de réussir, et si jamais ils réussissent, ce ne sera que leur réussite, et non pas celle de la révolution qu’il faut à tous : la révolution des mœurs et de la culture, la révolution antibourgeoise, anticapitaliste, antiétatiste — personnaliste !

Ce qu’ils disent sonne faux ; c’est poli, c’est raisonnable, c’est habile. Mais il faudrait dire beaucoup plus, et attaquer plus franchement nos désordres dans leurs racines spirituelles, il faudrait surtout être, et ils ne sont pas.

Ce qui leur manque, c’est peut-être le sens social, tout simplement. Mais il manque à presque tous nos contemporains. J’entends, par sens social, la connaissance vivante du principe spirituel, affectif et communautaire de la nation. Qu’est-ce qu’un plan de gouvernement qui paraît ignorer ce principe ? Qui ne le nomme pas, qui n’essaie même pas de le trouver, qui en fait purement et simplement abstraction, et qui s’abstrait ainsi lui-même de la vie profonde du peuple et de l’activité créatrice des élites ? Ni le pouvoir ni les lois ne peuvent compter sur une longue durée ou sur une action un peu féconde, s’ils ne sont pas en rapport avec les mœurs, avec les sentiments, avec les intérêts généraux des hommes à qui ils s’adressent, et si ces hommes, à leur tour, ne se trouvent pas naturellement unis par cette communauté d’affections et d’idées qui forme ce qu’on appelle l’esprit d’une nation, c’est-à-dire la nation elle-même.

Or c’est bien le principe d’une communauté nouvelle, ce ferment révolutionnaire, qui fait défaut au Plan du 9 juillet et le condamne à n’aboutir, pratiquement, et si justes que soient les velléités qu’il trahit, qu’à un réformisme craintif, limité, purement défensif — celui même de M. Doumergue : c’est d’ailleurs ce dernier qui a porté sur le fameux Plan le jugement le plus sévère et le plus inexorable, en l’adoptant.

3. La réforme de l’État selon Doumergue

Les seuls éléments constructifs — si l’on peut dire — qui pourraient être dégagés des deux discours du président sont tirés en effet du Plan du 9 juillet. Emprunts timides à un plan trop prudent pour être honnête. Emplâtres collés sur des lésions qui réclameraient plutôt un coup de bistouri. La bonne volonté en service commandé qui éclate dans ces discours ne rend que plus sensible l’impuissance du régime à se sauver par ses propres moyens. Le plan Doumergue est purement politique, administratif si l’on veut. Au point de vue économique, il se réduit à la défense du bas de laine. Mais on ne se défend bien qu’en attaquant. Les discours de Doumergue sont à nos yeux les plus claires déclarations de cette démission de la France que, dès notre premier numéro, nous dénoncions.

Qu’allons-nous retenir de tous ces plans dont la critique est, hélas ! trop aisée ? Deux constatations optimistes :

1° La crise actuelle est en train de manifester aux yeux de beaucoup de Français l’impuissance des vieilles formules marxistes ou libérales, et la nécessité d’une construction nouvelle ; elle travaille donc pour nous.

2° Les éléments les plus solides des constructions qu’on nous propose sont ceux que L’Ordre nouveau a définis non seulement avant tous ces « plans » qui ne cherchent qu’à brouiller les cartes, mais plus précisément et plus radicalement qu’ils ne le font. Nous ne disons pas cela pour faire les malins, mais parce que c’est. Il ne s’agit pas de nous, mais d’une doctrine — la seule — qui nous sortira du pétrin.

La raison de l’avance que nous gardons sur tous les groupes qu’on voit surgir un peu partout est aussi simple que profonde : c’est que l’Ordre nouveau, avant toute construction, se fonde sur une conception totale de l’homme et sur une absolue intransigeance morale : en un mot, sur la personne et sur les personnes ; c’est que l’Ordre nouveau affirme avec plus de rigueur et plus de conséquence surtout que tous les autres « le primat de la personne humaine sur toutes autres valeurs ou sur toutes nécessités ». Et ce radicalisme ne sera jamais dépassé.