(1972) Les Nouvelles littéraires, articles (1933–1972) « Au sujet d’un roman : Sara Alelia (3 novembre 1934) » p. 3

Au sujet d’un roman : Sara Alelia (3 novembre 1934)g

Voulez-vous un paradoxe ? Littéraire ? Je détiendrais volontiers celui-ci : que le roman est un genre protestant. — Et Balzac ? dites-vous, car vous êtes Français. Eh bien, Balzac n’est pas tout le roman. Il n’est même pas tout le roman français. Balzac, c’est le roman social. Balzac — et Stendhal, bien sûr — ce sera l’honorable, la géniale exception. Il me reste à vous démontrer, ce qui n’est pas trop difficile, que Dostoïevski et Tolstoï sont plus protestants qu’on ne croit. Le reste est évident. — Quel reste ? — Les Anglais, les Allemands, les Scandinaves, et le roman d’analyse français, de Rousseau jusqu’à Gide, en passant par Constant. Quand on parle du roman, vous ne voyez que Balzac et Zola. Je vois aussi le pasteur Sterne, le Goethe des Affinités, Jacobsen, George Eliot et les sœurs Brontë, Dickens, Strindberg, Hamsun et Lagerlöf, Henry James, Gottfried Keller, Galsworthy, Hardy… — Lawrence, pendant que vous y êtes ! — Lawrence, parfaitement. Voyez-vous, je ne dis pas qu’ils furent tous des chrétiens. Plusieurs ont même écrit des romans furieusement antichrétiens — des romans justement comme ne peuvent en écrire que des protestants, malgré eux. Quand je dis romanciers protestants, entendez romanciers de climats protestants. Que faut-il pour faire un roman ? Des caractères, de la vie intérieure, une morale qui mette des obstacles et qui crée des conflits dramatiques dans les vies les plus dépourvues d’apparences. N’est-ce point-là l’image habituelle que l’on se fait de nos climats ? Et voici un dernier argument. Prenez une liste des romanciers français contemporains. Vous y trouverez un bon quart de protestants, c’est-à-dire dix fois plus que vous n’en attendiez, puisqu’il n’y a qu’un million de réformés en France. Imaginez la proportion si l’édit de Nantes n’avait pas été révoqué ! — Je vous accorde volontiers ce quart. Quel avantage y voyez-vous pour votre foi ? — Oh ! Pas le moindre ! Je constate un fait. Mais laissons là le paradoxe. Vous n’ignorez pas plus que moi que la plupart des romanciers dont j’allais vous citer les noms n’ont guère de protestant que l’origine, et quelques tics de psychologues. Ils sont, comme l’on dit « sortis du protestantisme » ; « sortis » est bien le mot ! C’est-à-dire qu’ils n’ont pas de foi, et qu’est-ce qu’un protestant sans foi ? Dans toutes leurs œuvres, vous chercheriez en vain un roman véritablement chrétien. La Porte étroite ne décrit guère qu’une aberration janséniste.

Et je ne retrouve le calvinisme véritable que dans l’Adam et Ève de Ramuz, mais Ramuz accepterait-il une étiquette aussi compromettante ? À parler franc, je ne connais qu’un seul roman moderne authentiquement « réformé ».

Un grand roman, je crois. C’est Sara Alelia, de Mme Hildur Dixelius. On vient de le traduire du suédois9.

Qu’est-ce qu’un roman chrétien ? Une histoire où tout le monde « se conduit bien » ? Il n’y aurait pas de roman. Une histoire dont le personnage principal est « la main du Seigneur », ou encore « l’insondable Providence » mise en action au gré d’un moraliste qui se donne l’air de l’avoir bel et bien sondée ? Ce serait un conte bleu, ou un volume de la Bibliothèque Rose. Est-ce une histoire qui finit bien, comme le croyaient les écrivains anglais du xixe siècle — en conséquence de quoi les romans des « païens », d’un Thomas Hardy, par exemple, se devaient de finir aussi mal que possible ? Non, car le christianisme se passe dans cette vie ou bien n’est pas le christianisme. Et l’on serait en droit de prétendre qu’un roman pessimiste à la Thomas Hardy a plus de chances d’être chrétien qu’un quelconque happy end soi-disant édifiant s’il est certain que l’Évangile et ses promesses de salut sont seuls capables de donner à l’homme une vision réaliste de son sort terrestre, et le sobre courage d’avouer sa dégradation. Un vrai roman chrétien est d’abord réaliste. Car il faut bien connaître la nature et ses abîmes, si l’on veut être à même d’y voir les marques du surnaturel.

La grâce n’intervient pas ailleurs que dans l’« abîme ». On la pressent d’abord dans l’œuvre d’art à certaine qualité du pessimisme qui s’en dégage : pessimisme jamais cynique et désespoir jamais complaisant à lui-même, car l’aveu même qu’on en fait est la preuve qu’on l’a traversé, et qu’on a saisi l’espérance qui le transcende et qui le juge. On a dit de Sara Alelia que c’est un roman de la grâce : oui, mais c’est aussi, et d’abord, un roman de la perdition. J’y vois une suite d’illustrations vivantes du fameux paradoxe luthérien qui est au centre de la Réforme : simul peccator et justus.

Kierkegaard nous rappelle que pour aider les hommes, il faut d’abord les trouver là où ils sont. Ainsi ce livre est consolant, parce qu’il ne cache rien ; parce qu’il vient nous prendre où nous sommes.

C’est le charme profond de Selma Lagerlöf qui revit dans ces peintures d’une Laponie lointaine et d’une humanité si proche. Moins d’art peut-être, je veux dire moins d’apparent lyrisme que chez l’auteur de Gösta Berling ; mais une sobriété qui vous saisit le cœur, à chaque page. Toute une vie de femme se déroule sur un rythme large à travers un peuple de personnages vivement contrastés, et des paysages baignés d’une longue lumière boréale. Cette femme n’est pas un ange ni une sainte. Elle a péché gravement, elle a touché le fond de la détresse humaine. C’est un vieux pasteur un peu ivrogne, un vieil ours intraitable, toujours dressé contre les conventions civilisées — inoubliable création, ce Norenius ! — qui prend soin d’elle au temps de son malheur. Puis une grâce vient dans sa vie, et désormais l’accompagne en secret tout au long de cette chronique. On voit naître et grandir un fils, puis les enfants d’une troisième génération. (C’est un des grands pouvoirs des romanciers du Nord que d’introduire la durée d’une vie comme protagoniste du drame.) Des fragments du journal de Sara commentent et rythment le déroulement de cette légende de la vie quotidienne.

Vie quotidienne, réalisme, pessimisme. Je vois bien les malentendus que font naître ces expressions dans nos esprits encore marqués de préjugés naturalistes. On a voulu nous faire croire que la vie quotidienne était le contraire de la poésie, et qu’être réaliste c’était ne rien voir d’autre que le sexe et l’argent dans l’existence humaine. Cette espèce de naturalisme est le fruit d’un ressentiment que les excès idéalistes expliquent sans le légitimer. L’homme n’est pas un ange, c’est entendu, mais ne dites pas qu’il n’est qu’une bête. À la fois ange et bête, voilà sa vérité totale, c’est-à-dire sa poésie. Il y a dans Sara Alelia une poésie par endroits bouleversante, une poésie qui naît des faits, jamais d’un commentaire de l’auteur. La danse de la petite Eva Margareta, chaussée de galoches trop grandes, dans le taudis où son vieux père se saoule et sacre, dix autres scènes enfantines : c’est Andersen, en plus grave.

À chacun sa réalité : elle dépend du regard qu’on porte sur le monde. Le regard « objectif » de nos naturalistes appauvrit tout, faute de vouloir imaginer. Ils croient voir l’existence réelle alors qu’ils décrivent simplement l’impuissance de leur propre cœur. Le regard « réaliste » de Hildur Dixetius a su voir dans la vie quotidienne des drames singuliers, de bizarres et profondes folies, l’originalité bouleversante des êtres, qu’il s’agisse d’un grand évêque ou de cette fille de ferme « au mince visage de belette » qui enterre son enfant dans la neige avec une sorte d’innocence animale. La superstition rôde dans ces campagnes désertiques ; il y a des fous, des femmes possédées ; des ivrognes qui citent les Écritures ; peut-être aussi des saints, mais qu’on ignore et qui s’ignorent. Partout et jusque dans les choses, un mystère inquiétant se révèle aux yeux de celui qui sait voir, parce que, mieux que d’autres, il sait aimer. Et sur ce monde tel qu’il est, sur ces vies douloureuses, banales ou touchantes, mal engagées ou menacées, harmonieuses ou durement rabrouées par le sort, « la neige tombe, effaçant toutes traces », symbole d’une miséricorde lumineuse, dont on dirait qu’elle est le vrai sujet de ce grand livre.

Le silence à peu près général de la critique à propos d’une telle œuvre donnerait lieu à des conclusions amères. Amères pour la critique surtout, je crois. Car Sara Alelia trouvera son public ; c’est un livre qui a le temps pour lui.