(1935) Articles divers (1932-1935) « Jeunesse déracinée (novembre 1934) » pp. 16-18

Jeunesse déracinée (novembre 1934)m

On s’étonne de la facilité avec laquelle les jeunes bourgeois de ce temps se déclarent révolutionnaires. On les accuse d’impatiences suspectes, de rancunes sociales, de nietzschéisme mal digéré. Les excuses qu’on leur offre ne sont guère plus reluisantes : ils n’ont plus le temps de se cultiver, ils ne trouvent pas de situations…

Arguments justes peut-être, pour certains, mais qui ne sont pas à l’échelle du phénomène qu’on voudrait expliquer. A-t-on pris garde à ce fait simple et général : que la révolution naît dans les villes ; que c’est un phénomène citadin et l’expression incompressible d’une jeunesse déracinée…

La crise précipite sous nos yeux un processus depuis, longtemps actif. Tant qu’une sécurité sociale et financière assure aux jeunes bourgeois un lieu héréditaire, un patrimoine de souvenirs, tout ce que symbolise l’expression « à la maison », l’habitation des villes ne diffère pas essentiellement de celle d’une province. Supprimez l’héritage, délogez les familles, dispersez-les dans les casernes des boulevards extérieurs, dans le cadre anonyme des petits « deux pièces » qu’on loue sans bail parce qu’on ne sait pas si dans six mois… Et vous aurez bien travaillé pour la révolution. Vous aurez tranché les derniers liens qui rattachent un homme à une patrie concrète, si restreinte soit-elle. Il n’y aura plus le frein à l’entraînement de la vie citadine ; à cette espèce de centrifugation spirituelle. Rappelons ici quelques-unes des composantes de ce phénomène.

Il y a d’abord une inflation psychologique : trop de contacts, trop de conversations, trop de visions pour ce qu’un individu possède de jugement, d’opinions mûries ou de réceptivité normale. D’où la fatigue, la sensation d’être vidé, d’être dominé par un milieu qu’on se prend à mépriser parce qu’il vous tient. Neurasthénie. Il y a aussi ces comparaisons qui s’imposent à chaque pas entre les conditions sociales que l’on sait n’être plus immuables… Perspectives d’aventure. Ambition. Ressentiment. Il y a enfin ces vexations que l’on ignorait naguère, et qui deviennent obsédantes : la tyrannie des voisins, des concierges, la brutalité des gérants, qui fait si bien sentir qu’on n’est plus chez soi nulle part, que l’on est toléré comme un élément « de rapport », balayé dès qu’il ne rapporte plus à temps. Nomadisme. Et derrière la concierge, derrière le gérant, on entrevoit l’appareil judiciaire et policier inexorable, inconnaissable, tout prêt à sanctionner cette confusion de la morale et de l’argent que les bourgeois s’obstinent à nommer l’ordre social. Visage de l’État, Raison d’État, semblable aux raisons obscures et implacables qui dominent les cauchemars.

Et si vous gagnez de l’argent, vous louerez un de ces studios bien nus, où la vie prend un visage tellement abstrait qu’on n’arrive plus même à s’y aimer : Colette a décrit cela dans la Chatte.

On connaît ces faits. On les connaît bien dans le détail. Je ne vois pas qu’on ait tiré de leur ensemble aucune conclusion pratique, encore moins théorique. Essayons d’en indiquer une.

La jeunesse déracinée cherche une nouvelle communauté. Or, on s’unit toujours pour ou contre quelque chose. Des gens qui souffrent et qui n’ont plus d’attaches sont rapprochés d’abord par leur opposition à l’ordre qui les moleste. Mais il s’agit ici de gens habitués à conduire leurs affaires. Ils ne se contenteront pas de dire un non désespéré. Ils chercheront un nouvel ordre. Leur communauté sera donc une communauté d’idéal autant que de refus.

Risquons ici un parallèle qui n’est peut-être pas simplement une image. Reprenant la distinction précisée par Robert Aron et Arnaud Dandieu entre patrie et nation ; ne pourrait-on pas dire que les communautés fondées par l’attachement aux intérêts locaux — communautés patriotiques — sont naturellement conservatrices, alors que les communautés fondées par la revendication d’un idéal — communautés nationales — sont essentiellement révolutionnaires ? Le mot nation dans son acception moderne n’a-t-il pas désigné d’abord l’idéal de la Révolution française, une communauté « spirituelle », au sens le plus humain d’ailleurs, du terme ?

L’homme des villes se jettera donc dans l’aventure « nationale » révolutionnaire, tandis que l’homme enraciné défendra son patriotisme. Le danger, c’est que ces deux conceptions partielles, qui comportent chacune leur vérité, ne viennent à s’opposer d’une façon meurtrière. Quel remède à ce péril qui, chaque jour, se fait plus menaçant ?

On a dit : retour à la terre. Le mot d’ordre est bien équivoque. Répandez dans la campagne ces jeunes citadins jacobinisés malgré eux, vous n’en ferez pas des paysans. L’expérience allemande l’a montré, et l’échec des « Wandervogel » est significatif. Ils se disaient les « oiseaux migrateurs ». Ce nom même indiquait leur origine citadine, leur nomadisme antipatriotique. C’étaient oiseaux de ville, échappés de leurs cages.

Et pourtant c’est dans les campagnes seulement que pourra se résoudre l’angoissant problème des cités. Mais il faudrait d’abord transformer la province et la rendre habitable… Il faudrait recréer un lien patriotique sans rien perdre du dynamisme « national ». Il faudrait un régime qui sauvegarde la tension nécessaire et féconde entre la patrie et la nation. La révolution nécessaire ne sera ordre qu’à ce prix. C’est là son vrai problème.