(1962) Esprit, articles (1932–1962) « André Breton, Point du jour (décembre 1934) » pp. 474-476

André Breton, Point du jour (décembre 1934)i

Le surréalisme s’est présenté comme révolution, et comme tel il a bénéficié pendant plusieurs années, auprès de la critique bourgeoise, d’une attention d’autant plus sympathique qu’il criait fort et bien, mais mordait peu. C’est le surréalisme, en somme, qui demeure responsable des premières graves confusions commises depuis la guerre sur le mot de révolution. Le public littéraire rendit un très mauvais service aux écrivains surréalistes en les prenant pour ce qu’ils croyaient être : des novateurs, des créateurs, des révolutionnaires enfin. Le fâcheux essai d’action communiste, auquel devait logiquement les conduire cette attitude, fit voir bientôt l’inanité d’une pareille prétention. Que reste-t-il du beau tapage ? À défaut de chefs-d’œuvre, un mode d’expression, trop rapidement vulgarisé d’ailleurs en une espèce de bavardage lyrique dont Breton sera, je crois, le tout premier à reconnaître qu’il sue le plus insupportable ennui. Ouvrez une revue de province si vous pensez que j’exagère.

Faut-il donc mettre une barre sous la rubrique surréalisme, et verser tout cela au compte des profits et pertes d’une « élite » bourgeoise en faillite ? Comptabilité bonne peut-être pour l’historien de la littérature. Nous n’avons pas le cœur à ces injures.

Le surréalisme garde une valeur de fait témoin, d’ordre spirituel ; à ce titre, il marque une époque, bien plus qu’une littérature. Ces quelques hommes — je parle des meilleurs d’entre eux — ont certainement connu le désespoir de vivre, et c’est cela qu’ils ont voulu traduire. Mais c’est cela aussi que l’homme ne peut avouer que s’il connaît un au-delà du désespoir. Faute de le pressentir, ils ont méconnu leur angoisse ; faute du courage de la considérer en face — ce courage que donne seule la foi — ils se sont mis à déclamer un désespoir décoratif, un désespoir postiche et stylisé, à l’abri duquel on pouvait faire encore de la littérature, certes, mais on ne pouvait faire que cela. Ce serait un jeu que de les classer dans les catégories du désespoir analysées par Kierkegaard, si nous étions assez détachés d’eux pour ne plus sentir le tragique que ce faux désespoir maquillait.

Il y a dans tout ce qu’ils écrivent, une espèce de bluff inconscient, dont le dernier livre d’André Breton fournit de trop nombreux exemples. On est frappé d’abord par une certaine noblesse du port, par une certaine allure hautaine de la phrase. Mais que cet homme est empêtré par le scrupule de ce qu’il se doit ! Et qu’il est attentif à sa propre démarche ! « Il me paraît absolument nécessaire de le dire… Pour ma part, je me refuse… Je demande à ce qu’on tienne pour un crétin celui qui… »

Je prends ces trois débuts de phrases dans une seule demi-page, au hasard (p. 73). On trouverait sans doute mieux encore à citer, en cherchant un peu. C’est très bien de ne pas faire le modeste, et même de prendre de grands airs, si l’on a quelque chose de grand à dire, qu’on ne peut pas dire autrement. Que dit-il donc, cet homme qui le prend de si haut ? Son livre s’ouvre par un discours lyrique « sur le peu de réalité » et se termine par des considérations décousues sur quelques résultats récents d’une science entre toutes suspecte, la psychologie de laboratoire. Il s’agit, dans l’idée de l’auteur, de dévaloriser (ou de transcender ? ) « la distinction du subjectif et de l’objectif ». Idée platonicienne et surtout romantique, et qui vaut bien qu’on la prenne au sérieux, fût-ce après ce Schelling dont, par ailleurs, Breton dit tant de mal (Introduction aux contes d’Arnim). Mais pourquoi nous glisser ce vieux problème avec des airs de conspirateur traqué ? Alors que cette confusion désirée revient en dernière analyse au refus pur et simple d’agir et de créer, j’entends, de se poser comme auteur responsable de son acte ? Alors qu’elle ne repose que sur l’espoir du faible : que la vie se fasse « toute seule », que l’homme ne soit plus rien qu’un spectateur de son angoisse muée en rêve ?

Qu’on prenne un ton tranchant lorsqu’on attaque, lorsqu’on crée, je serais le dernier à m’en plaindre. Mais il s’agit ici, tout simplement, de s’évader d’une réalité qu’on craint. Le ton bien plus modeste (trop modeste) des discours de Breton devant les communistes conviendrait mieux, peut-être, à ces recherches plutôt hésitantes. Tant que Breton invente son sujet, en partant d’un donné très réduit et de quelques rythmes lyriques, son style est large, ses périodes font la roue. Mais il se débrouille mal avec des données scientifiques ; sa syntaxe s’embarrasse et s’alourdit dès qu’il aborde une matière tant soit peu résistante par elle-même, et dont il ne saurait avoir raison en quelques tours de phrases élégants et péremptoires, et l’on se demande alors si ce bel « abattage » n’a pas dissimulé, aux yeux des jeunes gens, un défaut de culture, au sens banal du terme, qui se trahit ici fâcheusement.

Iront-ils au-delà du romantisme allemand — qu’on est heureux pourtant de les voir découvrir, comme l’étymologie de leur pensée ? Ils ont essayé du marxisme ; ils retombent à l’idéalisme. La voie est sans issue, plus que jamais. Mais alors, vont-ils reconnaître le sérieux réel de ce jeu ? Et qu’il y va vraiment de tout, c’est-à-dire d’un peu plus que de la plus profonde révolte.