(1962) Esprit, articles (1932–1962) « André Rouveyre, Singulier (janvier 1935) » pp. 676-677

André Rouveyre, Singulier (janvier 1935)j

L’amour d’un homme de cinquante ans et d’une jeune femme forme l’unique sujet de cette méditation. Deux êtres très divers se sont unis dans une passion grave, exigeante, à l’écart d’une société hostile, dans une ascèse morale soutenue. L’aîné, c’est ce Rouveyre que nous ont révélé des dessins cruellement dépouillés et des essais à coup de griffes sur Gide et Balthazar Gracian. La jeune femme qu’il aime et qu’il entreprend de conduire à la maîtrise de soi-même, il nous en donne un portrait minutieux, tendre cette fois, d’un trait classique et volontaire. Je ne sais rien de plus émouvant que l’effort vers eux-mêmes, et l’un par l’autre, de ces deux êtres dont la vocation paraît inséparable de l’amour qui les domine. Une analyse racinienne des sentiments s’unit ici à la rigueur d’un idéal orgueilleux, ombrageux. Tout cela se perd d’ailleurs, dans l’amertume « désertique » d’un tête-à-tête de l’auteur avec sa mort. Négation de l’humain trop purement humain dans son effort le plus « spirituel » ? On ne sait si l’auteur veut nous pousser vers cette conclusion. Peut-être n’est-ce ici qu’un cri d’appel à rien : les modernes ont inventé cela. On peut toutefois ne pas les croire, et le spectacle d’un pareil tragique ne perdra rien de sa grandeur lucide à gagner un sens religieux.

Ce livre enfin vaut par un style inoubliable. Rouveyre ne laisse pas un instant de faire sentir qu’il écrit, et l’on aime jusqu’au retors de cette écriture contractée. Dans son progrès strictement mesuré, la phrase ici, vraiment, réfléchit sous nos yeux. Ce n’est pas du récit. C’est une espèce de taraudage21. De temps en temps, il change de mèche et recommence aux mêmes points, plus avant. Fermeté de la main, regard sévère qui ne consent à la tendresse qu’après avoir épuisé ses rigueurs : il faut concéder à Rouveyre ces qualités dont il fait tant de cas. Une lucidité virile forme la leçon de ces pages, tantôt généreuse, tantôt corrosive, toujours tendue entre deux pôles de l’être, entre l’énergie exploratrice et le repliement amer. Enfin, un courage sérieux, nietzschéen sans exaltation.

La lecture d’un tel livre, lente et souvent reprise, donne du cœur à l’intelligence. Et l’austérité tendre de son « inquisition » rend un sens à l’amour humain, disqualifié dans la littérature d’aujourd’hui par trop d’indiscrétions excitées et vulgaires. Que dire encore qui fasse un peu sentir la qualité, voisine de la grandeur, de cet ouvrage ? Je crois que maint lecteur y découvrira peu à peu quelque raison très personnelle de l’aimer.