(1936) Hic et Nunc, articles (1932–1936) « Les trois temps de la Parole (mai 1935) » pp. 152-158

Les trois temps de la Parole (mai 1935)i

On sait avec quelle insistance Kierkegaard revient, dans toutes ses œuvres proprement religieuses, sur la notion de « contemporanéité » avec le Christ. Toute la polémique de Kierkegaard est dirigée contre un certain esprit historique ou historiciste, qui tend à nous faire croire qu’après 19 siècles de christianisme, le « scandale » du Christ s’est atténué. Cette longue tradition nous aurait habitués à admettre que l’homme Jésus était aussi le Christ. Ainsi l’histoire, la durée, les dogmes appris, nous dispenseraient progressivement de faire en présence du Verbe divin incarné dans un homme juif, l’acte de foi impossible à l’homme, celui que Pierre fit lorsqu’il dit à Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » L’Histoire, le développement de la tradition, l’accoutumance religieuse nous faciliteraient cette reconnaissance, et se substitueraient ainsi, sans que nous nous en doutions, à l’acte de l’Esprit. Le scandale s’évanouirait, pour faire place à une adhésion raisonnable et éclairée. Mais en même temps que le scandale, la foi s’évanouirait aussi. Car la foi consiste justement à croire ce qu’on ne peut ni voir, ni toucher, ni comprendre humainement.

Cette thèse de Kierkegaard, sous la forme polémique et non systématique qu’il lui a donnée, peut prêter à de graves malentendus. À celui-ci en particulier : certains seront tentés de croire que tout l’effort de la pensée chrétienne doit être de remonter l’Histoire, de se transporter en imagination aux premières années de notre ère, en Judée, de nous remettre tant bien que mal dans la situation de Pierre devant Jésus, bref, de nous rendre contemporains de Jésus-Christ en faisant abstraction du temps qui nous sépare de son apparition terrestre. Notre formation historique et psychologique nous y invite. Bien plus, la pente naturelle de notre esprit nous y pousse. D’une part, nous ne pouvons nous empêcher de nous « transporter par la pensée » à l’époque et aux lieux historiques où la vie de Jésus s’est écoulée. D’autre part, nous ne pouvons nous empêcher, après tant d’auteurs religieux — qui ne sont pas tous américains — de nous représenter un « Jésus-homme », un « ami suprême », présent parmi nous, ramené à nos proportions idéalisées. Ce double mouvement pourrait être confondu, par certains, avec l’exigence de la « contemporanéité » de Kierkegaard. Il a bien pour objet de nous rendre, d’une façon ou d’une autre, « contemporains » de l’apparition de Jésus-Christ. Mais ne jouons pas sur le mot pour faire dire à Kierkegaard exactement le contraire de ce qu’il entendait. Car il est évident que notre double effort pour nous re-présenter Jésus, soit en nous transportant à son époque, soit en le transportant dans la nôtre, tend tout naturellement à ramener ce Jésus sur notre plan, à nous « faciliter » la foi, c’est-à-dire à nous en dispenser. Lorsque nous nous laissons aller à cette tendance de notre esprit — car c’est bien de la même tendance qu’il s’agit dans les deux cas — nous ne pensons qu’aux 19 siècles qui nous séparent de Jésus-homme, et que nous parvenons plus ou moins aisément à survoler, quitte à retomber soudain, profondément déçus, dans la réalité profane d’aujourd’hui. Nous oublions tout simplement ce fait : c’est qu’entre le Christ et nous, il n’y a pas 19 siècles, mais une éternité ; il n’y a pas une certaine quantité de temps et d’histoire, mais l’abîme absolu d’une différence de qualité ; il n’y a pas une distance, mais une rupture — notre péché.

Or, le péché, c’est notre pente naturelle. Et c’est elle, précisément, qui nous pousse à vouloir établir cette contemporanéité illusoire, dans le temps, à travers et par-dessus le temps, avec ce Jésus-homme si cher à la théologie moderniste (de Lessing à Fosdick), si cher aux historiens, aux psychologues, aux partisans de l’expérience religieuse « sentie et vécue ». Mais si c’est le péché qui nous sépare de Christ, pensons-nous rejoindre Jésus-Christ par les artifices d’une pensée justement soumise au péché ? D’autre part, il nous est impossible de nous arrêter de penser…

Telle est l’impasse où nous conduisent non seulement la pensée « libérale », mais aussi, je le répète, notre nature humaine irrépressible, dès que la vigilance critique d’une sobre théologie se relâche.

Nous ne sortirons jamais une fois pour toutes d’une telle impasse. Au contraire, toutes nos théories nous y ramènent. Notre ambition doit donc se limiter à poser clairement le problème, et à formuler, si possible, le principe critique qui nous rappellera constamment la vraie nature, le caractère absolu de cette difficulté.

La question précise que nous nous poserons sera donc simplement celle-ci : comment se mettre en garde contre l’illusion historico-psychologique, lorsque nous essayons de prendre au sérieux l’exigence de la contemporanéité avec le Christ des évangiles ?

La Dogmatique de Barth nous offre maints exemples de mise au point théologique des thèses parfois fort équivoques de Kierkegaard. Le plus frappant est peut-être fourni par le passage où Barth traite précisément de la notion de contemporanéité avec la Parole de Dieu. Essayons de résumer sa description extrêmement précise et vigoureuse des trois temps de la Parole de Dieu. Nous la trouvons aux pages 148 à 155 du premier tome (en cours de traduction).

Il y a trois sortes de temps, dit Barth : le temps de Jésus-Christ, — le temps de ses témoins bibliques, — le temps de l’Église (notre temps). Ce sont là les trois temps de la Parole. Jésus-Christ est la Parole de Dieu (Jean i). Les écrits des prophètes et des apôtres — l’Ancien et le Nouveau Testament — sont les témoignages de la Parole. Enfin, la prédication de l’Église procède de ces témoignages et renvoie, au-delà d’elle-même, à travers eux, à la Parole même de Dieu. « Autre est le temps du parler direct et originel de Dieu lui-même dans sa Révélation, le temps de Jésus-Christ, le temps de celui qui a été annoncé aux prophètes et aux apôtres pour qu’ils en témoignent ensuite, — autre est le temps de ce témoignage, le temps de la prophétie et de l’apostolat, le temps de Pierre sur lequel Christ bâtit son Église…, — autre encore est le temps de cette Église même, le temps de la prédication dérivée de la parole des prophètes et des apôtres, orientée vers cette parole et recevant d’elle sa norme. » Or, ces temps différents ne sont pas différenciés seulement par l’éloignement des siècles et l’évolution historique de l’humanité. Ils résultent d’attitudes différentes que Dieu adopte en face de l’homme. Ils représentent trois activités de Dieu bien distinctes. « Cette position différente dans la hiérarchie de Dieu distingue les trois temps d’une manière tout à fait particulière, qui n’est pas celle dont se distinguent les temps de l’homme en dehors de la Parole de Dieu, et qui dépend ici de la distinction propre aux temps de la Parole. » Autrement dit, ces trois temps ne sont pas dans le prolongement historique l’un de l’autre ; ce ne sont pas trois portions successives du même temps dans lequel nous vivons, mais bien trois espèces de temps distinctes. D’où il résulte que l’on ne peut pas passer de l’un à l’autre par un mouvement continu, de proche en proche. Il faut un saut17.

Prenons un exemple fameux : celui de Pierre à Césarée de Philippe. Certes, Pierre vit dans le même temps que Jésus, le rabbi de Nazareth, mais il ne devient le « contemporain » du Fils de Dieu qu’à l’instant où, par la foi, il prononce : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Or, ni la chair, ni le sang n’auraient pu lui faire dire cette parole (Matt. 16, 17). C’est Dieu lui-même qui agit en lui à ce moment, qui lui fait faire le « pas », le saut du temps de la prophétie au temps de la présence. Ou encore : c’est Dieu seul qui peut faire passer l’homme d’un temps à l’autre, c’est par le « bon plaisir » de Dieu seul que nous pouvons devenir contemporains de sa Parole. Nicodème a beau vivre en même temps que le Christ : il ne le reconnaît pas, il ne voit en lui qu’un prophète, il n’est pas son contemporain. Les disciples d’Emmaüs ont beau cheminer aux côtés du Christ : ils ne deviennent ses contemporains qu’à l’instant où lui-même se révèle à eux. Et des deux brigands du Calvaire, l’un seulement devient le contemporain de son Sauveur. Ce dernier exemple fait sentir l’échec final de toute méthode historique qui voudrait nous rendre « contemporains » de Christ. Car cette méthode, par elle-même, ne peut nous conduire qu’à revivre la situation du brigand qui refuse.

Christ, dans son temps, est le vis-à-vis absolu des apôtres dans leur temps. Et de même, le témoignage des apôtres, la Bible, est le vis-à-vis absolu de l’Église dans notre temps. Il dépend de Dieu seul, et nullement de nos efforts, que nous passions de notre temps à ce temps des apôtres, ou à ce temps de la Parole faite chair.

On dira qu’il ne s’agit là que d’un schéma. Certes, et j’ai dû schématiser encore les pages que Barth consacre à ce problème. Mais faut-il le redire ? La théologie n’est pas là pour résoudre concrètement nos problèmes. Elle a pour but de les poser, de nous donner un instrument critique qui nous renvoie sans cesse à la réalité, qui nous inquiète, et qui corrige le mouvement naturel et perverti de nos pensées.

Cette position du problème, que nous venons d’esquisser, nous permettra de situer honnêtement les essais qui composent ce numéro de Hic et Nunc. Qu’il soit donc bien établi :

1° que les efforts de notre imagination, qu’ils s’expriment sous une forme franchement littéraire18, ou sous la forme de méditations religieuses, ou même sous forme de sermons, sont par eux-mêmes absolument vains, s’ils prétendent, à force d’habileté, de science, de poésie ou d’éloquence, nous rendre « contemporains » de la Parole ou de ses témoins bibliques ;

2° qu’ils ne peuvent avoir d’utilité que s’ils concrétisent à nos yeux les limites de nos imaginations. Reconnaître, éprouver péniblement ces limites, voilà la vraie leçon de nos voyages en Palestine, réels ou figurés.

Nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer. Le sermon le plus sec, le plus littéralement biblique, comportera toujours une part de « littérature », une tentative de représenter aux yeux des fidèles les choses qu’il annonce. L’important, c’est qu’il soit bien entendu que tout cela n’exprime encore que notre réalité humaine. L’important, c’est qu’une instance critique impitoyable domine sans cesse ces tentatives inévitables, et déclare leur vraie signification19.

Quand nous parlons des témoins de la Bible, nous n’avons pas à nous préoccuper outre mesure d’exactitude historique, archéologique, etc. La plus grande fantaisie nous est permise dans nos efforts de représentation : puisqu’aussi bien, tous ces efforts ne pourront jamais nous conduire sur le plan véritable et dans le temps réel où ces témoins sont apparus. Dans un certain sens, on peut dire que l’échec seul de ces efforts leur confère, s’il est déclaré expressément, s’il est éprouvé par l’orateur et par l’auditeur comme une nécessité de notre nature, leur sens de prédication.

Par le véhicule de l’histoire ou de notre imagination — machine à remonter le temps —, nous ne rejoindrons jamais que Nicodème, ou Salomon, le roi savant, ou Pierre doutant, mais non pas Pierre croyant ; Abraham tergiversant, mais non pas Abraham partant ; les disciples sur le chemin, mais non pas cet instant où Christ se révèle.

C’est sous ce signe critique radical que nous plaçons les essais qui suivent. Nous avons voulu confronter avec les témoins de la Bible, les « problèmes » — le mot est bien faible — qui se posent au chrétien en tout temps : mort à soi-même, obéissance, attente active du Christ vivant, pensée « chrétienne ». Et ces témoins, ces vis-à-vis, nous jugent, ce n’est pas nous qui les jugeons. Leurs erreurs même nous enseigneront bien mieux que nos meilleures raisons.