(1962) Esprit, articles (1932–1962) « « L’Esprit n’a pas son palais » (octobre 1935) » pp. 25-46

« L’Esprit n’a pas son palais » (octobre 1935)p

Par une belle matinée de mars 1935, le journal Le Journal répandait brusquement dans Paris ce cri d’alarme stupéfiant. Soucieux de ne point céder au goût de la catastrophe que certains plumitifs se plaisent à entretenir au sein du fameux « désarroi » de l’après-guerre, le grand quotidien parisien s’empressait d’ailleurs de faire suivre l’annonce du mal de celle de son remède. Pourquoi résister au plaisir de proposer à mes lecteurs la méditation de ce texte à maints égards révélateur ?

 

« L’Esprit n’a pas son palais. L’Exposition de 1937 doit lui en donner un »

 

Par Hippolyte Ducos

Député, ancien ministre, président de la commission de renseignement à l’Exposition de 1937

 

L’Exposition de 1937 en est au stade des réalisations. Les idées fermentent. Les plans s’ordonnent. Les volontés se tendent. Les chantiers s’ouvrent. Une fois de plus, la France va affirmer sa vitalité, sa puissance d’assimilation et de création, le génie de ses ouvriers, de ses artisans, de ses artistes, de ses « découvreurs », et confronter son effort vers le mieux-être et le mieux-connaître avec l’effort des autres peuples. Dans un cadre chargé d’histoire et rayonnant de beauté, au bord de la Seine royale, les enchantements et les tentations feront pâlir les rêves des conteurs. Ce sera, dans la féerie de l’eau des lumières et des couleurs, le ballet vertigineux des ondes.

Ce sera aussi la fête de l’esprit. Elle doit dépasser en splendeur les manifestations du même ordre dont s’est illuminé le passé. Mais nous entendons lui donner son caractère propre. Nous voulons que, dans le déséquilibre qui déconcerte le monde, elle consacre le triomphe des puissances d’audace ordonnée et de mesure, celles de l’intelligence… C’est dire que l’esprit créateur y doit être à l’honneur.

Voilà pourquoi la Commission de coopération intellectuelle et la Commission de l’enseignement de l’Exposition demandent que, parmi les palais prévus pour 1937, il y en ait un destiné à la Pensée. Qu’on nous entende bien. La pensée ne sera absente nulle part. Mais il faut un endroit où les travailleurs désintéressés de l’esprit, ceux dont les recherches n’ont pas pour objet immédiat les applications pratiques, la production et le gain, qui, par leurs explorations et leurs découvertes dans le domaine de la nature, de la vie, de l’évolution humaine, préparent les adaptations utiles ou rendent possibles les renouvellements nécessaires, puissent offrir aux foules le spectacle vivant de leurs travaux. En liaison étroite avec l’enseignement qui, à tous ses degrés, forme les esprits aux méthodes de la recherche et de la science, qui, au degré supérieur, par ses laboratoires, ses subventions, ses missions, ses grands instituts, organise la découverte, on verra dans ce palais comment, dans la physique, la chimie, la biologie, les mathématiques, l’archéologie, l’histoire des arts, des techniques, des littératures, depuis Lavoisier, Faraday et Champollion, jusqu’aux maîtres glorieux d’aujourd’hui, se sont déroulées les « chaînes » qui, des profondeurs de la nature ou des siècles, ont amené au jour les vérités créatrices.

Et, dans cette présentation sous un même toit de ces activités intellectuelles, si éloignées en apparence les unes des autres, éclatera l’unité de l’esprit, qui fonde l’originalité puissante de notre culture. Peut-on imaginer un spectacle plus propre à éveiller l’imagination, à attirer la curiosité, à susciter l’élan des intelligences, à attacher les foules ?

[…]

Ce Palais doit être construit en dur. Il doit survivre à l’Exposition. Pourvu, à côté des pavillons où se présenteront les grandes découvertes, de salles destinées aux chercheurs de tous les pays, qui viendront se retremper à Paris, d’amphithéâtres pour les conférences et pour les congrès, il sera, pendant la durée de l’Exposition, le centre de ces « journées », de ces « semaines » consacrées aux héros, c’est-à-dire aux maîtres de la pensée. Après l’Exposition il restera le foyer des chercheurs, toujours prêt à accueillir les savants et leurs découvertes, à ajouter des maillons à la chaîne sans fin. Nous le léguerons à l’avenir comme le témoin et le symbole de notre génération.

I. Résidence de l’Esprit dans la cité actuelle

En publiant ce très curieux morceau lyrique, notre honorable député avait-il conscience de soulever l’un des problèmes les plus impressionnants du siècle ? Avait-il conscience de l’aveu que signifiait son entreprise ? Car enfin, poser la question en apparence inoffensive et toute pratique, de l’emplacement et de la dotation d’un palais consacré à l’esprit, c’est poser en réalité, sous une forme à peine allégorique, la question des relations qu’entretiennent notre cité et la nation des clercs. C’est mettre en discussion l’un des rapports fondamentaux qui définissent une société. C’est reconnaître enfin que ce rapport n’est plus perçu par un chacun comme évident ni comme allant de soi, mais qu’à la faveur d’un désordre dont on découvre alors la profondeur, il devient à son tour un problème, il se trouve mis en question. Il faut voir, en effet, que la situation qui donne lieu à la proposition qu’on vient de lire ne saurait être celle d’une société équilibrée.

Où est l’esprit ? Quel est son champ d’action ? Doit-il avoir un lieu particulier ? De la réponse à ces questions dépendront l’existence et l’emplacement du Palais de l’Esprit. Il est clair que de telles questions sont le fait d’une époque barbare ; d’une époque où l’esprit n’est plus un lieu commun, comme la richesse par exemple, dont on sait bien qu’elle est partout chez elle et partout reconnue à des signes certains — et qui donc aurait même l’idée d’un pavillon de la Richesse ? ou du Succès ? — bref, d’une époque où ce qu’on nomme l’esprit ne s’impose plus sans discussion. Lorsque l’État vient au secours d’une religion, c’est qu’elle est morte. Ou qu’elle n’en a plus pour longtemps. Lorsque l’État s’avise d’honorer « l’esprit créateur », tremblons pour l’avenir de la nation.

« Qu’on nous entende bien. La pensée ne sera absente nulle part. Mais il faut un endroit etc. » Mais, il y a un mais, justement. Certes, l’esprit sera partout : une espèce de décence le veut. Mais pratiquement, mais sérieusement, et dans l’intérêt général, ne vaudrait-il pas mieux le mettre à part ? Le séparer de ces réalités trop terre-à-terre où le commun risquerait fort de ne le point distinguer nettement ? À coup sûr, il lui faut un palais, signe évident d’une « distinction » tout à la fois flatteuse et rassurante. Et qui sait, ce Palais de l’Esprit ne va-t-il pas « réaliser » un vieux rêve positiviste et donner corps à l’utopie d’un sanctuaire de la Pensée laïque ? Il faudra le construire « en dur ».

N’exagérons pas la portée de ces naïves fantaisies de commissions. Mais comment ne pas voir qu’elles trahissent un doute infiniment curieux sur la nature et sur le rôle de l’esprit qu’on dit créateur ? Serait-ce donc qu’on ne sait plus le voir dans ses effets ? Mais alors, comment fera-t-on pour le voir « en soi », dans son temple ?

Cela paraît une bien autre gageure.

II. Pour un musée des lieux communs

À quelques semaines de là, un article de M. Duhamel24 vint apporter toutes les précisions que l’on cherchait en vain parmi les métaphores du député.

Il est juste, il est nécessaire de mettre l’esprit à sa place — s’écriait le fameux romancier —, à sa place qui est la première, et de l’y mettre en pleine clarté. Cela dit, tout le monde perçoit l’extrême difficulté d’une telle entreprise [c’était là que j’avais buté] : l’esprit est à l’origine de tout ; l’exposition elle-même sera, dans toute son ampleur, une manifestation sensible de l’esprit ; il n’en faut pas moins reconnaître que l’esprit n’est pas matière exposable : les ouvrages essentiels de l’esprit, précisément parce qu’ils sont encore peu compromis dans l’univers temporel, ont, en général, une faible valeur représentative ou démonstrative. Et pourtant, c’est l’esprit qu’il faut honorer, c’est bien à lui qu’il faut élever un sanctuaire et non à telle ou telle de ses extrêmes applications.

L’accord parfait des « vues » de nos deux commissaires me remplit d’aise. Mais je goûtai surtout que le romancier se montrât moins littérateur et beaucoup plus précis dans ses projets que le politicien, sans doute intimidé par son sujet. En bref, M. Duhamel proposait au moins deux palais. « Comment célébrer l’esprit ? Comment le manifester, comment le hisser sur le pavois ? La réponse est simple. L’esprit s’exprime par l’écrit et la parole. Un sanctuaire de l’esprit sera donc un sanctuaire du livre et de la parole. » Il y aurait donc une bibliothèque et un palais de la parole.

M. Duhamel affirmait au surplus que son « sanctuaire du livre » ne serait pas un « musée » mais bien une « ruche active ». Précaution pour le moins maladroite. Il fallait éviter à tout prix de prononcer le mot que nous étions en train de chercher pour définir notre impression : ce palais, ce « sanctuaire », cette « ruche active » où bourdonneraient les idées pures, ce ne serait jamais qu’un musée. Et créé par l’État, et contrôlé par lui, ce ne serait jamais qu’un musée des lieux communs de la Troisième République. Non point de ceux que l’on révère en fait, qui règnent en fait, car on les avouerait difficilement, mais bien de ceux que l’on enseigne, et qui composent la notion courante de l’esprit pur : ce sont ces lieux communs inoffensifs et soigneusement vidés de toute espèce de « basse » réalité qui alimentent les discours des parlements et des académies. La bibliothèque-sanctuaire-ruche active offrirait donc aux visiteurs lassés l’œuvre complet de M. Duhamel et les articles de M. Ducos, reliés « en dur » probablement25. Quant au Palais de la Parole, retentissant vaisseau d’idéalisme, comment douter qu’il ne dût consacrer « le triomphe des puissances d’audace ordonnée et de mesure » que le Palais-Bourbon, pour les raisons qu’on sait, honore d’une façon moins directe.

III. Le temple est vide

On ne pouvait mieux se moquer de l’intelligence. Craignons toutefois que l’intention de nos auteurs n’ait été pure de toute espèce d’ironie. Le plus grave, sans doute, c’est qu’ils croyaient bien faire. Et personne à ma connaissance n’a mis en question leur sérieux, ce qui précisément me paraît remarquable. L’accueil flatteur — ou flatté — et poli qu’on a coutume de réserver à ces délirants pataquès, voilà le signe, plus certain que le « bolchévisme de salon », d’un abandon, voire d’un mépris de la culture et de l’esprit qui marque à son insu l’élite bourgeoise, et confirme sa décadence.

Ils me diraient : « Honorer l’esprit pur ? Quoi de plus raisonnable, je vous prie ? Quoi de plus naturel que de le célébrer ? Et plutôt que de ricaner, vous que ces problèmes occupent, que ne louez-vous le désintéressement d’un député et d’un littérateur qui se consacrent à la défense du spirituel ? La grâce moscovite vous aurait-elle saisi ? L’utilitarisme grossier, le matérialisme du siècle vont-ils trouver en vous leur défenseur ? » — Je réponds simplement que dans l’action et les écrits des commissaires susnommés, l’utilitarisme grossier trouve une espèce de justification, assez piteuse en théorie, je le concède, mais des plus efficace dans la pratique.

Piteuse en théorie, car les caricatures que l’on nous offre d’une réalité — ici l’esprit — sont des arguments de misère contre cette réalité tant qu’elle dispense par ailleurs des témoignages éclatants de sa force. Très efficace dans la pratique, car l’enseignement officiel de la Troisième République a su répandre une doctrine de l’esprit tout à fait propre à aveugler les masses, qui ne savent plus reconnaître ni la nature ni l’action vraies du spirituel. On dira qu’elles ne l’ont jamais su. Je serais prêt à l’accorder. Ce qui est nouveau, c’est qu’elles croient le savoir. C’est que la caricature officielle, scolaire, académique, parlementaire, encombre tout l’horizon populaire26.

Le succès d’une caricature tient à ce qu’elle est une simplification. Celle qu’on nous présente de l’esprit comble si bien notre paresse, et peut-être certains intérêts, qu’il ne faut pas trop s’étonner de son triomphe universel. Professeurs, députés ou commissaires, ils croient tous tant qu’ils sont que l’esprit est une espèce de luxe vénérable et volatil, une entité qui plane au-dessus de nos vies, abandonnées, il faut l’avouer, à des soucis d’un tout autre ordre27. L’esprit paraît d’autant plus spirituel, et partant, d’autant plus respectable, qu’il est plus dégagé du réel, ou comme ils disent avec dégoût, « de ses applications pratiques ». Laissant entendre ainsi que la science et les arts sont enfermés dans ce dilemme : ou l’esprit pur — comprenez inactif — ou le salon des arts ménagers.

Ils ne voient pas que dès l’instant qu’on sépare l’esprit du « réel », pour le vénérer dans un temple, l’esprit n’est plus que « la poussière des livres », et le « réel », une marchandise. Ils ne voient pas que dès l’instant que l’on célèbre un esprit « pur » dans un temple construit par l’État, la pensée s’évanouit, le temple est vide. Un Palais de l’Esprit ne peut être qu’un palais vide, ou un musée. Et les objets qu’on y conservera, et les discours qu’on y « diffusera » seront aussi peu de l’esprit que nos commissaires sont de bons écrivains.

IV. Le spiritualisme consacre le préjugé utilitaire

De tout ceci, retirons deux faits simples : un personnage consulaire, président d’une commission d’État pour une exposition promise à la publicité universelle, trouve naturel de proposer que « l’esprit », dans cette entreprise, soit mis à part, et honoré en soi. Un écrivain fameux, gloire du roman français à l’étranger, vient confirmer de son côté que ce Palais de l’esprit pur ne peut être en réalité qu’un palais vide. Et ce vide que d’ailleurs il qualifie de bibliothèque, ne lui paraît pas moins naturel. Brochant sur ces deux faits une constatation évidente : l’opinion de l’élite ni celle du grand public n’opposent la moindre réaction à l’aveu d’un complot si burlesque.

Si j’ai quelque peu insisté sur l’anecdote du Palais de l’Esprit, ce n’est point pour me ménager une partie par trop facile. C’est que la grossièreté même de l’écart, et le fait qu’on l’ait négligé, me paraissent propres à fixer l’attention de quelques-uns sur une erreur très générale. Erreur métaphysique à l’origine : mais comme telle insensible au commun28, ou bien tenue à tort pour « théorique ». J’ai cru bon d’aller la saisir dans ses aboutissements les plus voyants, ou pour parler littéralement, dans son excès le plus monumental.

Or il se trouve, par une sorte de chance, que l’article du député n’est pas seulement l’illustration de cette erreur, mais la confirmation tout ingénue de son origine historique. J’avais omis d’en citer quelques lignes qui trouvent ici leur opportunité :

La Commission de l’enseignement voudrait, comme je le lui ai proposé, que ce palais reçût le nom de « Cité René-Descartes ». L’Exposition va se dérouler sous le patronage du grand génie, savant, philosophe, écrivain, homme d’action qui, trois-cents ans plus tôt, en 1637 exactement, publiait le Discours de la méthode. C’est une attention bienveillante de la chronologie. L’hommage rendu à l’auteur de ce petit livre qui, condensant la sagesse des vieux artisans passionnés du travail bien fait et les conquêtes des humanistes, ouvre les temps modernes et reste la charte de la clarté française, de la recherche scientifique et de la raison universelle, donnera à notre Exposition son sens et sa portée.

Je répugne à rendre Descartes responsable de tout le mal qu’ont répandu les cartésiens. Et je sais bien que de ceux-ci au cartésianisme vulgaire qui traîne dans tous les journaux, il y a toute la distance d’une erreur à un préjugé. Mais enfin pour saisir je ne dis pas la racine de ce préjugé populaire, mais la raison de fait qui l’autorisa parmi nous, il faut bien remonter à l’erreur initiale des clercs. Descartes revenant à Paris et visitant le Palais de l’Esprit ne manquerait pas de redire le mot fameux : Je n’ai pas voulu cela ! Il n’a jamais voulu cette séparation de la pensée et de l’action que le Palais doit célébrer, et que l’on estime conforme à la religion de l’esprit. Mais ce que Descartes a voulu, c’est que l’esprit « clair et distinct » fût séparé absolument du corps. Ce que Descartes a proposé, ce que l’Église, pour son malheur, a pris en compte, c’est la doctrine « spiritualiste » de l’esprit. Voilà l’erreur métaphysique — et nous y reviendrons plus tard tout à loisir, soit pour marquer les causes internes de son succès auprès des clercs, soit pour rappeler au passage quels intérêts temporels concoururent à cette adoption pernicieuse. Mais pour l’affaire qui nous occupe ici, il me semble qu’il est suffisant de relever l’autorité que cette erreur confère au préjugé.

En effet, le succès de l’erreur eût été forcément limité, si par malheur elle n’avait pas rejoint d’une manière aussi naturelle le « sens commun ». Sans doute ce préjugé contre l’esprit n’a pas toujours été si fort que nous le voyons aujourd’hui, quand tout un siècle d’enseignement s’est appliqué à le fixer et à l’étendre. Mais il demeure certain que l’ouvrier et l’artisan, le paysan et le boutiquier ont une tendance naturelle à estimer que la « pensée » est incapable, en fait, de les aider dans l’exercice quotidien de leur travail. Ils s’estiment à bon droit les seuls juges de l’aspect technique du métier, peu soucieux par exemple de qui l’inventa, et de la place qui lui revient dans l’économie générale29. De là à se figurer, d’ailleurs d’une façon vague, que les penseurs sont des gens peu pratiques, par suite, que la pensée n’est guère qu’un luxe — « signe extérieur » de la richesse, ou d’une condition sociale privilégiée — le pas est aisément franchi. Et Descartes n’y est pour rien. Il faudrait bien plutôt s’en prendre au régime des classes sociales, qui codifia cette distinction, au point d’assimiler l’homme « distingué » à l’homme qui ne fait rien de ses deux mains. Ce que je reproche à l’esprit cartésien, c’est d’avoir formulé l’équivalent de ce préjugé en termes de philosophie. C’est d’avoir enseigné au peuple un culte de l’esprit intemporel — comprenez : distingué, oisif — tout conforme, d’une part, à l’illusion du praticisme, d’autre part, à l’éthique bourgeoise. « Descartes descendu dans la rue »30 vient consacrer l’utilitarisme borné en disqualifiant l’esprit pur aux yeux des laïques laborieux. Exiler l’esprit dans les nuages, c’est le vouer au culte d’une élite inféconde, et au juste mépris des masses.

V. Situation faite aux intellectuels

a) le culte de l’esprit gratuit.

La surestimation grandiloquente de l’esprit, résultat nécessaire de la distinction cartésienne, n’est pas demeurée sans effet. Séparer soigneusement l’esprit du corps, et glorifier cet esprit distingué, c’est aussi laisser ce corps à lui-même, le mépriser, l’abandonner à sa lourdeur. Décréter que l’esprit n’a pas de mains, c’est libérer de son pouvoir arbitral et animateur le domaine de l’action quotidienne. Plus on élève le spirituel au-dessus des humaines contingences, plus sûrement on livre celles-ci à l’empire des intérêts. Sorel a bien montré ce jeu dans ses Illusions du progrès : le maximum d’hypocrisie sociale — ou « injustice » — correspond toujours dans l’histoire au maximum de spiritualisme distingué. Le culte des principes en soi : voilà ce qu’il faut au régime des requins. La preuve en est administrée chaque fois qu’un député ou un ministre, un directeur de grand journal à la solde des maîtres de forges, ou un chef de service aux finances prennent la parole au cours d’un banquet politique pour célébrer les droits de l’esprit. En effet, l’esprit dont ils parlent étant précisément celui que l’on enfermera dans la « cité René Descartes », ses droits ne sauraient consister que dans l’affirmation d’un idéal : et rien n’est plus utile aux « réalistes » que la croyance commune à la valeur en soi de l’idéal.

Cependant ces discours hypocrites ne font en somme que célébrer une situation de fait. Je répète que celle-ci n’est devenue possible qu’en vertu d’une certaine attitude des clercs. Ce ne sont pas les bénéficiaires de cette situation, politiciens ou affairistes, qui l’ont froidement calculée à seule fin de donner le change sur leurs véritables desseins, mais c’est toute une éducation culturelle, universitaire, qui l’a sans le vouloir autorisée.

Je ne crois guère aux plans machiavéliques que certains écrivains de droite font aux clercs « spiritualistes » l’honneur et le crime d’avoir prémédités, avec l’appui des Loges et des Sages de Sion. Et par exemple, la bonne foi des inventeurs du Palais de l’Esprit me paraît platement certaine. Pourtant, comment ne pas admirer la merveilleuse convergence d’une notion trop désintéressée de l’esprit, qu’ont les clercs, et d’une notion moins désintéressée de l’action, qu’ont les capitaines d’industrie ? Nous essaierons plus tard31 de saisir dans l’histoire quelques raisons secrètes de cette complicité. Pour l’instant, négligeant les causes et les visées lointaines, observons le présent tel que nous le vivons. Demandons-nous comment la surestimation cartésienne de l’esprit (exagérée jusqu’à l’absurde par les idéalistes romantiques) peut encore figurer la foi commune des clercs, pourtant molestés par l’époque avec une vigueur qui devrait, semble-t-il, les réveiller.

Toute notre formation scolaire et universitaire repose sur une maxime d’autant plus efficace qu’elle est inavouée et peut-être inconsciente : l’esprit est une pure description 32. On assure ainsi à bon compte la rigueur des constructions intellectuelles allégées de toute responsabilité concrète. On supprime le risque de penser dans la réalité lourde et « mal compassée » (Descartes). Et plus rien ne s’oppose alors aux spécialisations les plus artificielles, aux découpages à l’infini de la « matière » vivante et organique, à la multiplication des points de vue irréels, mais logiques et simples. (C’est ainsi que l’on a cru pouvoir « appliquer » la méthode cartésienne de la division parcellaire.) Le « sérieux » universitaire consiste, en gros, à déconcrétiser33 les disciplines de la pensée.

C’est ainsi que l’histoire devient un ensemble de lois, et non plus une chronique des actes. On tend à ne garder de ceux-ci que ce qui peut s’organiser en belles séries, selon les exigences d’une philosophie tantôt matérialiste, tantôt idéaliste, tantôt marxiste et tantôt hégélienne, mais toujours — après coup ! — déterministe : or, le déterminisme se trouve être tout justement la doctrine la plus propre à nous aveugler sur la réalité absurde et magnifique, enseignante et désordonnée des gestes de l’humanité.

Pour la philosophie, non contente d’avoir sophistiqué l’histoire, elle veut se réduire à son tour à une histoire des doctrines, à une filiation de systèmes, qu’elle décrit sortant les uns des autres, par un jeu purement dialectique. Procès rarement troublé — le moins possible — par des inventions personnelles, passionnées et irréductibles, auxquelles on attribue le rôle d’exceptions malheureuses et légèrement inconvenantes. On cherche à réduire la pensée à des « courants » non à des hommes. On allègue un « progrès » continu des « problèmes » où le tragique se résorbe en erreurs. Cette obsession de la science, c’est-à-dire de la description, est tellement opposée au véritable esprit philosophique qu’elle conduit fatalement nos professeurs à mépriser les seuls philosophes de ce temps — Nietzsche en est le fameux exemple — sous prétexte qu’ils ne répondent pas au signalement du « technicien de la pensée34 ».

Quand ils ne sont pas historiens, les « philosophes » de l’Université s’occupent de psychologie. Mais là encore, ils ont trouvé le biais qui leur permet de vider cette discipline du contenu concret qu’elle menaçait d’embrasser. L’invraisemblable irréalisme de l’étude des « facultés » ayant été démasqué par la science dès le début du xxe siècle, on a cru sauver l’apparence en s’occupant sous le même nom — psychologie : science de l’âme — d’un tout autre ordre de problèmes : à savoir la physiologie des sensations et la classification des maladies nerveuses. Pour la psychologie concrète, c’est-à-dire constituée dans la lutte contre une réalité qu’il s’agit de modifier et non pas seulement de décrire, on fera bien d’aller la chercher à cent lieues des « sanctuaires de l’esprit » : chez un révolutionnaire comme Sorel ou chez un thérapeute comme C. G. Jung35. Des remarques identiques peuvent être faites — elles ont été faites mille fois — au sujet de la sociologie ou de l’histoire de la littérature. Je ne veux indiquer que l’amorce d’une critique générale de notre éducation. Je ne veux mettre en relief qu’un seul trait — à mon sens le seul décisif — commun à toutes les disciplines que l’on enseigne aux jeunes clercs : et c’est la volonté, consciente ou non, d’esquiver l’engagement pratique. Ce qu’on célèbre sous le nom d’esprit, c’est l’attitude prétendue spectaculaire, en réalité démissionnaire, de la pensée. La seule critique solide et efficace des doctrines intellectualistes, c’est celle qui consisterait dans une psychanalyse du sérieux universitaire, considéré comme traduisant une fuite devant l’actualité de la pensée, autrement dit : devant le risque de penser le réel pour l’informer. Pour l’informer et non pour le décrire ! Pour le gêner, pour l’accuser, pour l’inventer, et non pour constater ces fameuses « lois » qu’on lui attribue après coup, et qui viennent comme par hasard justifier la noble impuissance de la pensée ! Ce qu’on célèbre sous le nom d’esprit, c’est l’image épurée d’un monde fait de lois. Cette image s’interpose entre la pensée « pure » et le réel confus et dangereux qui échappe à ses prises prudentes. Et ces lois confirment le penseur dans l’idée que l’esprit « distinct » reste sans force créatrice. Plus l’esprit se refuse à l’engagement, plus il lui paraît évident que l’engagement est impossible. Et plus il se persuade que sa nature est essentiellement « distinguée », essentiellement inactuelle.

Avoir vu que les choses humaines, écrit Renan, sont un à peu près sans sérieux et sans précision, c’est un grand résultat pour la philosophie ; mais c’est une abdication de tout rôle actif. L’avenir est à ceux qui ne sont pas désabusés36.

Entendez que l’avenir appartient pratiquement aux barbares, à ces clercs un peu méprisables qui croient que la pensée doit entrer en action, c’est-à-dire embrasser les « choses humaines » — oui, celles-là justement et non pas d’autres — ces choses encore informes, difficiles et vivantes, ces choses « mal compassées » que Descartes déjà méprisait…

VI. Le geste de Pilate

Lorsque Renan se résigne sans peine à cette « abdication » du rôle actif de l’esprit, n’oublions pas qu’il la tient pour le gage du « désintéressement » des clercs parfaits. Mais c’est jouer sur une impertinence, car le mot « désintéressement » a deux sens tout à fait indépendants. Que les clercs refusent d’épouser les passions politiques ou sociales qui selon eux mènent le monde à sa perte ; qu’ils refusent de se faire les complices des folies collectives, des égoïsmes criminels, des « intérêts » injustes des puissants, qu’ils refusent la gloire, ou le pouvoir, ou la richesse qui seraient le prix de leur intervention : ce ne sont là que les rudiments de la morale de leur état. Et personne n’a jamais contesté la grandeur d’un désintéressement de cette espèce. Mais on pense bien que Renan n’aurait pas pris la peine de défendre ces lieux communs de la morale élémentaire. Se montrer « désintéressé » pour lui, ce n’est pas tout bravement refuser de toucher le prix d’une noire trahison. Se montrer désintéressé, au sens subtil où il l’entend, c’est nier en principe que l’esprit soit responsable de ce qui se passe dans le monde. C’est affirmer que l’esprit n’est pas du monde, et que les intérêts du monde réel sont pour lui comme inexistants. Ce qui revient d’une part à diviniser notre esprit ; d’autre part, à refuser pratiquement de s’intéresser au sort des hommes. Que d’autres, moins désabusés, perdent leur temps et leur esprit peu raffiné à combattre des injustices au nom de la justice qu’ils ont cru concevoir ! M. Renan sourit avec mélancolie. Le clerc spiritualiste, prêtre de l’esprit pur, s’adonne au culte solitaire des choses « sérieuses et précises ». Et que le monde suive le cours de ses passions ! Pour sa part, il s’en lave les mains.

Pilate fut le premier clerc parfait : le juge refusant de juger. On me dira que ce gouverneur eût été dans son rôle en agissant, et qu’il trahissait sa fonction en alléguant un argument de clerc. Il y aurait donc une différence profonde entre le refus de Pilate, chargé d’un pouvoir séculier, et le refus de l’intellectuel, dégagé par nature de toute responsabilité temporelle. Ce raisonnement a l’apparence du sens commun, mais il repose sur une erreur de fait : car l’intellectuel, comme tout autre homme, et parce qu’il est homme, simplement, est bel et bien engagé dans le monde. Supposer un clerc pur, c’est encore une fois supposer un esprit dégagé de son corps, jamais un tel esprit n’est dégagé de tous liens, irresponsable. Et s’il existe en apparence des êtres qui méritent le nom de clercs parfaits, c’est qu’en réalité, ils ont trahi leur fonction propre, qui était de juger, et de juger effectivement, dans le monde des corps et des sanctions de fait, non pas seulement de « dire le vrai » dans le vide.

La dénonciation des clercs « intéressés » n’est valable que si elle concerne ces pharisiens, ces docteurs d’Israël qui prêtent à la folie des masses leur voix : Crucifie, relâche Barrabas ! Voilà la trahison grossière, la simonie. Mais la protestation de nos spiritualistes distingués vise autre chose que cette banalité morale. Elle vise en fait à justifier le lavement de mains de Pilate. « Pilate voyant que le tumulte augmentait, prit de l’eau, se lava les mains en présence de la foule et dit : Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde. »

Ne vient-il pas d’avouer le dernier mot de la sagesse cléricale, le dernier mot de la sagesse des philosophes, celui qui excuse en fin de compte — à leurs yeux seuls — tous leurs refus de conclure37, c’est-à-dire de s’engager, où ils voient le sublime de l’esprit ? Ne vient-il pas de dire : « Qu’est-ce que la vérité ? »

À vingt siècles de là, la voix « désabusée » d’un autre clerc parfait lui donnera cette réplique fameuse : « La vérité est peut-être triste. » Réponse qui n’est encore qu’une question déguisée. Le soupçon de Renan trahit un doute, et un doute sur la vérité : ce qui est « peut-être triste », insondablement triste, c’est que « peut-être » la vérité n’existe pas. Et si la vérité n’existe pas, comment serions-nous donc fondés à juger, à risquer en son nom les réalités immédiates ?38

Les clercs ont pris parti : les uns avec la foule, les autres avec Pilate. Les uns trahissant grossièrement, les autres « se désintéressant » non sans un hochement de tête sur la plèbe qui les admire. Et comment cette pauvre plèbe n’aurait-elle pas d’admiration pour la sagesse des grands docteurs qui se lavent les mains avec tant d’élégance, — et l’abandonnent libéralement à sa passion ?

Mais en face de Pilate : « Voici l’homme » ! Et que dit cet homme ? « Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. » Unanimité contre lui des clercs de droite, des clercs de gauche, et de la foule. Pourquoi n’a-t-il pas dit seulement : Mon royaume n’est pas de ce monde ? Ce royaume n’eût gêné personne, tout semblable à celui des clercs. On lui eût donné son Palais. Mais que vient-il faire parmi nous ?

Qu’est-ce que la vérité ? demande encore Pilate. (Il lui tend encore cette perche !) Mais l’homme ne répond plus : il est la vérité, la réponse en chair et en os. Il faudrait se « boucher les yeux… » Cet homme est l’Esprit incarné, l’Esprit qui s’est rendu mortel, car c’est ainsi qu’il peut changer le monde. Non pas en planant hors du temps, comme un dieu, comme un « idéal » ou comme l’esprit « sublime » des clercs, mais au contraire en s’abaissant.

Telle est la parabole du spirituel.

VII. Situation des intellectuels dans la cité (suite)

b) Les réalités qui se payent.

Donc, on nous dresse à ne servir à rien. Entendez : à ne rien servir. Le royaume de l’esprit — notre Université — n’est pas de ce monde. C’est le royaume des lois « sérieuses et précises » que la pensée peut arriver à reconnaître, mais sur lesquelles elle ne saurait agir. C’est une mythologie de l’impuissance de l’esprit.

Mais les hommes, qui sont bien méchants, savent à merveille tirer parti contre l’esprit de la liberté qu’il leur laisse. Ils le vénèrent officiellement, déléguant le soin des discours à ces touchants et graves coryphées parlementaires ou bicornés dont on vient d’estimer la prose. Ils observent une minute de silence. Puis ils s’occupent de choses « sérieuses » qui, elles, n’ont pas toujours cette précision d’épure qui séduisait les clercs méticuleux, mais bien une sorte d’implacable agencement, celui du doit et de l’avoir, contrôlé tôt ou tard par la constatation du rendement ou de la perte.

Le clerc qui ne sert à rien, c’est flatteur et c’est distingué, mais il faut encore le nourrir. Une logique vulgaire voudrait que l’État, qui l’honore, se charge aussi de l’entretenir. Mais voilà le vice de construction de ce beau monde cartésien : on admet que l’esprit ne peut rien, et on l’en loue, parce que c’est très commode, mais on exige par surcroît qu’il gagne lui-même sa vie. C’est la seule chose qu’on ne lui ait pas apprise.

Considérez ce pauvre clerc parfait tel que le livre l’Université : que sait-il faire ? C’est tout juste s’il sait écrire. Il écrira donc un ouvrage dans les règles de l’art qu’il a sucé. Si l’ouvrage est « sérieux et précis » selon les clercs, l’éditeur, le jugeant invendable, exigera des arrhes jamais récupérées sur la très maigre vente et le mépris du directeur commercial. Je suppose mon clerc peu fortuné. Deux espèces de carrières s’ouvrent à lui : celle des accommodements et celle du chômage.

La carrière des accommodements offre à « l’esprit » des perspectives innombrables, et très diversement rétribuées, de démission. Car l’esprit, lui aussi, mène à tout, mais à condition qu’on en sorte : en se vendant, soit à l’État, soit aux journaux, soit au public, soit au fascisme ou à l’antifascisme. À quoi s’ajoute depuis peu une possibilité nouvelle et symbolique : les licenciés seuls peuvent briguer l’inspectorat de la Sûreté nationale.

Il serait faux de dire qu’on paie l’esprit. C’est bien plutôt l’absence d’esprit qu’on rétribue, en vertu d’une coutume qui tend à se préciser en loi. L’échelle des valeurs matérielles que « touchent » les clercs pour leurs écrits se trouve être l’inverse exact de la valeur spirituelle de ces écrits. Ce n’est pas la création, c’est le rabâchage qui rapporte. Publiez un poème, un essai, un roman, dans une revue « de haute tenue intellectuelle » vous ne serez pas payé, ou vous serez payé dix francs, vingt ou trente francs la page au maximum. Publiez un article dans un hebdomadaire, sur un sujet littéraire à la mode, et tenant compte de la frivolité du genre, vous serez payé 200 fr. la colonne. Et si vous descendez jusqu’au journal d’information, les prix seront encore supérieurs, pour un « papier » bâclé en une demi-heure à l’aide d’un répertoire de lieux communs et d’idées fausses mais courantes39. Or il se trouve, par un curieux hasard, que l’Esprit pur et le Palais de l’Esprit pur ne sont jamais si lyriquement loués que dans la presse quotidienne…

Quant à la carrière du chômage, je lui vois bien des agréments, s’il est vrai que la liberté de penser et d’écrire à sa guise, la pauvreté, le risque matériel, le nomadisme, le contact avec le peuple et ses difficultés souvent sordides et parfois émouvantes, enfin l’espèce d’incertitude insouciante du lendemain dans laquelle on parvient assez vite à composer son équilibre, sont pour l’esprit autant de gains certains lui offrant une chance admirable de se guérir de son irréalisme. Une pratique assez longue, et d’ailleurs imposée, de cet état me permet d’affirmer sans ironie qu’il n’en est pas de plus recommandable pour l’intellectuel soucieux d’agir par sa pensée. Cette vie « mal compassée » qu’on nomme la vie pratique, avec ses résistances et ses aspérités, ses rencontres, ses courtes habitudes (louées par Nietzsche), ses brusques changements de décor suivis de guerre d’usure contre l’inertie fascinante, cette vie faite d’embêtements et de fécondes coïncidences est plus conforme aux rythmes de l’esprit créateur que le détachement méditatif du clerc parfait — du clerc renté. Numero deus impare gaudet ; le génie créateur se réjouit des impairs que le sort commet dans l’agencement d’une existence d’intellectuel.

Mais j’hésiterais à conseiller cette cure à des jeunes gens en mal de bohème prolétarienne. Le spectacle de la culture européenne, depuis la guerre, nous enseigne deux grandes vérités empiriques : d’une part, les clercs nantis, volontiers spiritualistes, tombent fatalement sous la coupe de la publicité capitaliste ; et d’autre part, les intellectuels jetés au chômage par la crise — plutôt que par leur volonté d’indépendance — dès qu’ils sont en assez grand nombre pour constituer un parti, préparent les voies d’un fascisme culturel, de droite ou de gauche, et qui saura leur imposer un conformisme monstrueux, ou le silence.

Il n’y a pas de solution pratique dans l’économie actuelle. Ni de solution théorique dans l’univers spiritualiste, pauvre paravent démodé qui ne pourra plus cacher longtemps l’universel complot des « hommes de main ».

VIII. Où peut agir l’esprit ?

Commettra-t-on ce Palais de l’Esprit ? S’ils y parviennent, je demande la parole. Je ne me propose pas du tout de décevoir ce goût de positif que mes contemporains, à tort et à travers, opposent à toute critique un peu trop perspicace. Ils ont au fond raison, leur instinct a raison, qui veut qu’on n’abatte le mal, cette négation perpétuelle, qu’à coups d’affirmations du bien prépondérantes. À tout péché miséricorde, dit le peuple, mais le pardon n’est pas l’oubli, il est toujours un acte créateur en même temps qu’une critique radicale. Je crois apercevoir d’ici une possibilité de repêchage du projet de nos commissaires. Voici donc mon contre-projet, sous forme de résolution.

Article unique :

La Commission de l’enseignement de l’Exposition de 1937,

vu le désarroi général40 ;

vu la situation culturelle créée par le décret de séparation de l’esprit et du corps, de la raison pure et de la morale pratique, décret prononcé par Descartes en 1637 — aggravé par l’idéalisme romantique, exploité par l’élite bourgeoise, visant à faire du clerc un inutile ;

vu la situation économique inaugurée par le krach de Wall Street (1930) et nommée crise ;

vu la commercialisation croissante de l’esprit, conditionnée par ladite crise ;

vu l’existence de la presse et la puissance de la publicité ;

vu le chômage des intellectuels et ses suites politiques inévitables et prochaines ;

vu la panique nationaliste dont la culture du dernier siècle est responsable ;

vu l’intérêt que présenterait pour l’humanité d’aujourd’hui, sans détriment du prestige de la France, une restauration de l’esprit dans sa charge effective, créatrice et régulatrice ;

vu les revendications de la jeunesse qui repousse à l’unanimité un spiritualisme complice d’intérêts devenus criminels ;

constate :

que le problème de la culture est le problème central de notre temps, la culture étant responsable de concentrer, d’humaniser et de transmettre les doctrines des clercs de tous ordres qui devaient régir la cité et qui se vendent ou se désintéressent ;

que ce problème n’est plus jamais posé que par des penseurs sans audience et sans prestige dans l’État ;

et décide en conséquence :

la construction d’un Palais de l’Esprit destiné à servir de club à tous ceux qui voudront discuter en public les questions suivantes :

a) définition de la culture, de ses moyens et de son but final.

b) qu’est-elle devenue en théorie et en pratique sous les divers régimes actuels ? a-t-elle encore un sens dans le monde d’aujourd’hui qui tend à s’établir sur de tout autres bases ?

c) à quoi servent les clercs ? quel doit être leur rôle dans la cité ? à qui s’adressent leurs écrits ?

d) quelle est la source de leur autorité — si elle existe en fait ou en droit — et quels doivent être ses moyens ?

Les discussions seront introduites chaque matin par l’exposé des principales tendances qui s’affirment dans l’Europe d’aujourd’hui.

Ce projet positif présente un gros défaut pratique : il conduit à poser de vraies questions sérieuses. Il est donc irréalisable sous un patronage officiel.

Exposer les dernières inventions mécaniques, ouvrir une bibliothèque de plus, chatouiller avec de grands mots dépréciés et abstraits la plaque sensible d’un micro devant une foule élégante et muette, — c’est une chose, c’est même celle qu’on fera. Mais c’est tout autre chose que d’inviter le grand public à réfléchir sur le rôle de l’esprit, à poser des questions bien simples et bien grossières, celles que les clercs prudents ne posent jamais, celles que nous pose le désordre établi. On imagine difficilement nos commissaires inaugurant ces assises subversives, ces états généraux de la culture. Ne serait-ce pas inaugurer officiellement la révolution véritable ? Faudrait-il compter sur l’État pour prendre cette initiative ?41

Laissons ce jeu. Les utopies sont nécessaires, mais il y a un temps pour les rêver et un temps pour les appliquer, un temps pour critiquer finement ce qui s’est fait, et un temps pour saisir à pleines mains les instruments de construction, qui sont aussi ceux des démolitions préparatoires. L’important, c’est de voir hic et nunc où peut s’insérer notre action, et comment elle doit s’orienter. Je ne nie pas que les interventions passionnées et simplistes du public ne puissent être un puissant rappel à la « réalité rugueuse » de ce monde. Mais ce rappel n’est pas suffisant. Voir les faits n’est pas tout, il faut voir au-delà et plus profond que ne peut voir la foule. Il faut donner un sens à sa vision.

Oserons-nous dire que c’est la vocation d’Esprit ?

Donner un sens à la vision d’une réalité, c’est montrer à quelle fin doit tendre cette réalité, — notre culture par exemple. C’est croire à cette fin, et prouver qu’on y croit. C’est prophétiser pour agir. Seuls les prophètes — et non les techniciens — sont en mesure de conduire l’action, si conduire c’est savoir où l’on va. Seuls les prophètes — et non pas les poètes — peuvent en vérité « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », — condition nécessaire de toute culture.

Car avant de parler il faut savoir le sens des mots. Et pour que les mots aient un sens, un sens commun, et entendu de tous, il faut que le terme — la fin — soit proclamé par des prophètes. Non pas des hommes grandiloquents ou excités, mais simplement des hommes de foi solide. Individus parfaitement négligeables en regard de ce qu’ils ont à dire, qui les dépasse, et personnes parfaitement responsables de ce qu’elles ont à donner, qui est à tous.