(1946) Présence, articles (1932–1946) « Autour de Nietzsche : petite note sur l’injustice (novembre 1935) » pp. 30-31

Autour de Nietzsche : petite note sur l’injustice (novembre 1935)h

Plus une personne est grande, plus il est téméraire de se donner pour juste devant elle. Imaginez une personne absolument grande, — c’est-à-dire une personne qui comble absolument la mesure de l’homme : qui pourra se dire juste devant elle ? La loyauté prononcera : Je suis injuste, je me rebelle, je ne puis autrement que de me rebeller. Beaucoup de chrétiens devraient envier à Nietzsche cette loyauté désespérée, qui se croient trop vite au-delà. « Et moi-même, qui écris ceci… »

Une personne relativement grande, maintenant. La loyauté dira encore : Je me sens injuste en sa présence, et je ne puis, en la jugeant, que lui faire tort. Mais alors il ne s’agit plus, on le voit, de la même injustice. Par exemple, il se peut que l’injustice vis-à-vis d’une œuvre humaine, injustice nécessaire, inévitable, mais toute relative, elle aussi, témoigne en faveur d’une vérité décisive. Il se peut que cette « injustice », qui fait tort à la vérité fragmentaire incarnée par une grande œuvre, rende raison à la vérité finale que cette œuvre a voulu nier.

Descendons jusqu’à nous. Il se peut que mon « injustice » déclarée, vis-à-vis de Nietzsche, rende justice à ce que Nietzsche a refusé d’être ; et que, dans ce qu’il a refusé d’être, réside justement l’essentiel au regard de la vérité. Or c’est là qu’il est important de prendre position, et non ailleurs.

Ne vivons-nous pas aujourd’hui, maintenant — au double sens historique et éternel du mot nunc —, une situation décisive, c’est-à-dire une situation qui exige de chacun de nous la confession et la déclaration de ce qu’il tient pour plus vrai que sa vie, et à quoi tout le reste s’ordonne, y compris cette justice dont nous pensions, non sans ingénuité, détenir la mesure ? L’intelligence alors ? L’intelligence est justement ce qui ordonne « le reste » — à peu près tout — à cet acte de foi décisif. Il est un temps pour nuancer et balancer, et un temps pour trancher : pour ou contre. (L’intelligence est une épée, disait Dandieu.) Et tout jugement de cette espèce comporte une injustice, c’est trop clair, mais tout refus de juger comporte une illusion, et souvent une lâcheté. (En termes distingués cela s’appelle scrupule.) Quand donc cessera-t-on, chez nous, d’opposer à toute prise de parti bien franche le rappel revêche et stérilisant à la « complexité » des problèmes, — cette démagogie du juste milieu et de la scrupuleuse impartialité, responsable à mon sens de tout ce mal qu’on attribue absurdement au calvinisme ? (Comme si nous étions calvinistes !)

Cela dit, l’imprudence de mon article sur Nietzsche demeure visible, au point qu’on la croirait préméditée. Je m’en consolerais mieux si M. Miéville avait plus discrètement usé, pour me confondre, des malentendus les plus graves auxquels se prêtait mon langage. (Exemples : vocation, au sens strict où je prenais le mot, ne signifie pas « message », ni « impression » ou même « forte impression » que l’on est investi d’une « mission », mais bien appel de Dieu, appel que l’on accepte ou que l’on refuse ; grâce n’a qu’un sens vaguement métaphorique et sentimental en dehors de l’Évangile, où ce mot signifie pardon, rémission des péchés et de la peine de mort qu’ils entraînent, c’est-à-dire, en un mot : Jésus-Christ15. Dogmatique : je croyais avoir fait sentir que je n’en étais plus à confondre cette discipline de l’esprit créateur avec n’importe quelle « doctrine que l’on s’interdit d’examiner » ! J’avais écrit : « De même que le squelette naît de la peau, la dogmatique naît des contacts actifs que nous entretenons avec le monde. » Etc.)

Quant au paragraphe final sur mes « convoitises célestes », je crains bien que certains n’y voient un trait de cette « volonté de rabaisser l’adversaire » que M. Miéville me reproche, sans apparence de « justice », je crois…

Mais voilà bien des jugements entrecroisés ! Peut-être convient-il de leur adjoindre encore celui-ci : que nous ne sommes pas juges les uns des autres, ni de nous-mêmes, mais tout au plus : de nos choix. Et qu’ainsi, c’est toujours « notre Nietzsche » que nous jugeons ou que nous défendons — ou les deux à la fois — bon gré mal gré. Tout le reste est professorat.