(1938) Articles divers (1936-1938) « Forme et transformation, ou l’acte selon Kierkegaard (janvier 1936) » pp. 83-92

Forme et transformation, ou l’acte selon Kierkegaard (janvier 1936)b

« Toute mon activité d’auteur — nous dit Kierkegaard — se rapporte à ce seul problème : comment devenir chrétien ». Car on n’est pas chrétien, et même on ne peut pas l’être, mais il faut le devenir. Et le problème, alors, devient celui de l’acte, c’est-à-dire de la création d’une possibilité nouvelle, sans précédent.

Y a-t-il des actes ? L’homme d’aujourd’hui ne le croit pas. Il croit aux lois, et il se veut déterminé. Or il l’est dans la mesure exacte où il l’accepte ; mais dans cette mesure même, il se peut qu’il cesse d’être humain. Car l’homme n’a d’existence proprement humaine que lorsqu’il participe à la transformation du monde. Autrement, il est animal, et soumis à la forme des choses, — à la commune dégradation.

Ceux qui ne croient pas à l’acte, c’est qu’ils ne connaissent plus aucun chemin. Comment marcher, s’il n’existe pas de chemin ? disent-ils dans leur suffisance — car on appelle ainsi leur anxiété.

En vérité, toutes les démonstrations savantes qu’on nous a faites depuis un siècle pour nous prouver que l’acte est impossible et que le tout de l’homme est soumis au calcul, tout cet effort des sciences et des sociologies établit à grands frais l’évidence du désespoir : l’homme moderne a perdu « le chemin ».

Je suis le chemin, la vérité et la vie, dit le Christ.

1. La vérité est le chemin

Christ est la Vérité dans ce sens qu’être la vérité est la seule explication vraie de la vérité… Être la vérité, c’est connaître la vérité, et le Christ n’aurait jamais connu la vérité s’il n’avait pas été la vérité ; et nul homme ne connaît davantage de vérité qu’il n’en incarne.3

Voici donc le mystère : s’il n’y a pas de chemin, nous ne pouvons marcher, mais si nous ne marchons pas, il n’y a pas de chemin. La foi au Christ nous permet seule de franchir ce cercle enchanté où nous maintient l’argument du démon — le serpent qui se mord la queue. La foi au Christ est la condition nécessaire et suffisante de tout acte véritable, de toute marche, de toute création, de toute victoire sur la Nécessité.

« Je suis le chemin ». Mais un chemin n’est un chemin que si on y marche4. Sinon il n’est qu’un point de vue ; ou bien encore le lieu d’un pur possible, et sur ces lieux règne le désespoir. Il nous faut donc agir, si nous voulons la vérité, agir en vérité, c’est-à-dire agir dans le Christ. La possibilité de l’acte est identique à sa nécessité.

Il n’y a donc aucun acte possible, aucun acte vrai et vivant en dehors de la foi au Christ. Mais croire au Christ, c’est croire au Paradoxe de l’incarnation, c’est croire que Dieu a revêtu la forme de ce monde, c’est croire donc que cette forme peut être transformée. — à vrai dire, en vertu du paradoxe le plus fou. Nous ne pouvons agir « qu’en vertu de l’absurde » ; mais cela seul donne un sens à nos vies.

Alors les règles, les morales et les lois qui nous disaient d’agir dans le même temps qu’elles nous privaient de tout pouvoir, s’évanouissent et meurent aux pages des livres. L’action de l’homme devient aussi la vérité ; et la norme de toutes les normes. Au premier pas que nous faisons dans notre nuit, voici que le chemin s’éclaire et que les perspectives se dégagent. Et nous allons connaître maintenant que seul l’acte de foi est création, transformation, nouveauté pure dans le monde, vocation et personne éternelle, prophétie de l’éternité qui vient à nous.

2. Il n’est d’action que prophétique

Qu’est-ce que prophétiser sinon dire la Parole qui détermine notre avenir ? Mais la Parole n’est dite que dans la foi, la foi n’existe que dans l’acte, et cet acte devient alors notre chemin et notre loi.

Ainsi nous ne pouvons connaître que ce que nous prophétisons.

Le chrétien marche dans la nuit en créant sa lumière et son chemin5, lumière qui n’est pas sa lumière, chemin toujours imprévisible, certitude que devinent les pas, chemin qui se dérobe au doute et à l’orgueil, mais que parfois la prophétie fait briller devant lui comme un éclair. « Sachez qu’à l’origine, — lit-on dans un dialogue de Kassner6 — toutes les créatures, le Soleil, la Terre, la Lune, les plantes, les animaux et les pierres parlaient et prophétisaient, pareils aux prophètes. C’est de ce commencement que chaque chose tire sa force et son temps ; toute créature languit après ce commencement et bienheureux est celui qui dans sa fin possède son commencement ». Mais l’homme déchu de son origine éternelle a perdu la vision de sa fin. Le voici prisonnier des formes et des nombres, esclave des lois d’un monde sur lequel il devrait régner. Seule peut l’en délivrer la Parole prophétique qui lui advient comme un appel dans les ténèbres. Certains reçoivent l’ordre de parler, et c’est là leur action, leur prophétie et leur salut. Cependant que les hommes les frappent sur la bouche. Kierkegaard fut de ces croyants, dont la vocation prophétique pareille à celle des hommes de Dieu qui se lèvent sous l’Ancienne Alliance, se confond avec la parole qui les conduira au martyre. La Parole dite est leur chemin, leur vérité et leur vie dans ce monde ; ils meurent de l’avoir dite, et n’ont pas d’autre tâche7.

Le chemin est imprévisible ; le nôtre, disons-nous, n’est pas celui de ces prophètes. Cependant la question demeure : comment agir, et comment transformer, c’est-à-dire comment obéir à la Parole qui prophétise ?

Le chemin est imprévisible. Ce que nous connaissons, c’est pourtant son point de départ. Le chemin commence à tout homme qui se met en devoir d’obéir à l’ordre qu’il reçoit de Dieu, — n’importe où et n’importe qui, à n’importe quel ordre reçu, et sans nulle préparation.

« Comment un homme devient-il chrétien ? Tout simplement : prends n’importe quelle règle d’action chrétienne, — ose la mettre en pratique. L’action que tu introduiras ainsi dans la réalité portera la marque de l’absolu : c’est la marque de tout ce qui est véritablement chrétien (Journal).

Vends ton bien et le donne aux pauvres, par exemple, ou si tu ne possèdes pas de bien, cesse d’en désirer la possession, et vis comme un chrétien : au jour le jour, sans assurances et sans préparation, à la grâce de Dieu, dans la confiance et l’inquiétude, — on pourrait dire, dans une sorte d’humour — dans l’aventure de celui que rien ne protège et la prudence de celui qui écoute, dans le tourment et dans la joie d’une découverte quotidienne du chemin, — ton chemin, sur lequel tu es seul, parce qu’il est la parole de ta vie, sa mesure et sa vocation, son risque à chaque instant visible, et sa sécurité, cachée au plus secret du risque.

3. Nous n’avons pas à suivre le chemin, mais bien à l’inventer à chaque pas

Tant que nous considérons le Christ avec des yeux de moralistes, comme une personnalité morale de premier plan qu’il ne resterait plus qu’à imiter, l’acte demeure un pur possible, un modèle d’acte, une abstraction, c’est-à-dire quelque chose que nous pouvons imaginer sans pour autant nous transformer, et c’est bien la définition de « l’inactuel ». Se conformer à ce pieux idéal, non seulement ce n’est point agir, non seulement c’est limiter par avance le rôle de la foi, c’est-à-dire refuser la foi, mais c’est peut-être simplement « singer » un modèle flatteur et rassurant. Et pourquoi ? Parce que « le chemin » est invisible tant qu’on n’y est pas engagé. Parce que c’est un blasphème de l’homme pieux, du moraliste, que de prétendre imiter le modèle que ses yeux voient et que sa chair perçoit (à la lecture des évangiles par exemple) au lieu d’écouter l’ordre, au lieu de croire et de faire un pas dans la nuit, sur ce « chemin » qui est le Christ présent.

Il y a abîmes entre ces deux exigences : l’abîme entre les mérites humains et la grâce, l’abîme entre l’imitation et l’acte, l’abîme entre la religion et la foi — entre le temps et l’instant créateur —, entre la forme et la transformation.

Il ne faut pas commencer par l’imitation, mais par la grâce. L’imitation suivra comme un fruit de la reconnaissance… Tout commence par la joie d’être aimé — et ensuite vient l’effort de plaire, constamment exalté par la certitude que l’on est aimé maintenant, et même si l’effort échoue »8.

Parce qu’il est aimé maintenant, aller maintenant, par la foi, sur ce chemin qui commence à ses pas, — c’est là le destin du chrétien, c’est son « impossible » destin, le seul acte possible à l’homme. Et c’est l’acte que Dieu initie.

4. « Par rapport à l’absolu, il n’existe qu’un seul temps : le présent »9

Nous ne connaissons rien du Christ, du « chemin », en dehors de l’acte de foi qui, supprimant toute distance historique, nous rend contemporains de Son incarnation. Ainsi l’acte de foi détruit le temps où il a lieu mais comme la plénitude détruit le relatif. Il est ce contact impensable de l’éternité avec notre durée, et l’on n’en peut n’en dire sinon qu’il s’est produit, et qu’il peut se produire sans que rien y prépare. « Car Dieu peut tout à tout instant. C’est là la santé de la foi »10.

Si nous vivions dans l’obéissance et dans la foi, il n’y aurait ni passé ni futur, mais le Jour éternel de la présence à Dieu et à soi-même régnerait sur le monde et l’unité du genre humain. Si nous vivons dans l’obéissance et dans la foi, l’histoire s’arrêterait comme l’Aspiration d’un homme saisi par la beauté, et le temps immobile s’abîmerait dans l’amen éternel. Æternitas non est temporis successio sine fine, sed nunc stans. L’éternité a marché sur la terre : ainsi le Christ est le chemin. Mais nous avons refusé l’éternel et nous lui préférons nos vies : c’est pourquoi nous vivons dans l’Histoire, et dans l’absence, ou dans la nostalgie des temps qui viennent ; c’est pourquoi nous n’avons plus d’être que par la foi, « substance des choses espérées », et c’est pourquoi la Parole, parmi nous, n’est que promesse et vigilante prophétie de l’invisible. De Séir, une voix crie au prophète11 : « Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? — La sentinelle a répondu : Le matin vient, et la nuit aussi ! Si vous voulez interroger, interrogez ; convertissez-vous et revenez ! »

La forme du monde est durée, et c’est la forme du péché, du refus de l’instant éternel12, — le temps, la succession et le désir. C’est le retard de l’acte et le retrait de Dieu, c’est le doute qui s’interpose entre le savoir et le faire, et c’est la lâcheté de l’homme qui se repose sur ses œuvres et qui les juge : son alliance avec le serpent. De quelles étranges et secrètes façons le temps est lié au péché, le pécheur seul le sait, dans l’instant de la foi, où par grâce il peut rompre ce lien. « Si vous voulez interroger, interrogez ! », mais la réponse est : « Convertissez-vous ! » À la lumière jaillie de l’acte de la foi, le mystère du temps se dévoile ; mais un temps nouveau prend son cours, et sa mesure est plus mystérieuse encore. Voici : le pécheur pardonné vit dans le temps comme à contre-courant de sa durée, vit d’acte en acte. Et son temps n’est plus son péché, mais on pourrait dire : sa patience. Car il se tient où Dieu l’a mis, et ce n’est plus une dérive. Il vit dans la forme du monde, mais il est ce qui la transforme. Vertige de la « vie chrétienne », cette histoire de Dieu dans le temps, cette histoire de l’éternité !

« Il suffit d’un courage purement humain pour renoncer le temps afin de gagner l’éternité : car je la gagne et ne puis plus de toute éternité la renoncer ; et c’est le paradoxe ; mais il faut un courage paradoxal et humble pour embrasser le temps en vertu de l’absurde 13.

Et ce courage est celui de la foi. Par la foi Abraham ne perdit point Isaac ; c’est par la foi d’abord qu’il le reçut »14.

5. Le temps de l’acte est renaissance, initiation

Les deux moments réels d’une vie d’homme, s’il est vrai que Dieu Seul est réel, ce sont la naissance et la mort, parce qu’ils sont des actes de Dieu. Entre la naissance et la mort — ou plutôt puisque l’acte est à contre-courant de la durée : entre la mort et la naissance — toute la réalité de l’homme est dans son acte. Tout acte est Passage et tension, — passage de la mort à la vie, tension entre ce qui résiste et ce qui crée, victoire de la Parole sur la chair, autorité de la personne sur l’anarchie et sur la loi individuelle.

C’est ici qu’on touche au mystère, sans lequel tout serait absurde : acte détruit le temps, puisqu’il est dans le même instant et la mort et la vie des êtres qu’il promet à l’existence ; mais détruisant le temps, il le recrée et le rédime puisqu’il lui rend une Mesure et un rythme en le liant au destin personnel. Ainsi l’acte absolu serait création absolue, mais un acte de l’homme n’est jamais qu’une rédemption. Distinction de théologien, et qui veut prévenir l’orgueil. Mais la vision de celui qui agit n’est point un jugement des résultats, — des créatures ; elle n’est pas davantage appréciation des causes. L’acte n’est jamais conséquence, il est toujours initiation. La vision de celui qui agit est tout entière absorbée par l’instant, par le passage de ce qui meurt à ce qui nait, — par le réel.

« Celui qui doit agir, s’il veut juger de soi selon le succès qu’il remporte, n’arrivera jamais à rien entreprendre. Même si le succès pouvait réjouir le monde entier, il ne sert de rien au héros ; car le héros n’a connu son succès que lorsque tout était fini ; et ce n’est point par le succès qu’il fut héros, mais par son entreprise »15.

Le temps de l’acte vient s’inscrire sur les traits du visage héroïque. Dans cette chair qui doit vieillir, la tension de la mort et de la vie a mis des marques victorieuses. Qu’est-ce que la personne ? C’est la vision et le visage du héros, sa vision contre son visage, sa vision qui crée son visage. Le visage appartient au temps, mais la vision à la parole dont elle procède, et si la face d’un homme est belle, c’est parce qu’elle est un acte et un destin, une initiale de l’histoire, une effigie de la Parole créatrice.

6. Le contraire de l’acte, c’est le désespoir

Nous savons tous cela, comme nous savons qu’il faut mourir : sans y croire. À vrai dire, nous avons toutes les raisons d’en douter, s’il est vrai que le doute est révolte, et qu’il faut pour se l’avouer la joie qui naît de l’acte de la foi. Lorsque Kierkegaard écrivit son traité de la Maladie mortelle 16, il venait justement de dépasser cette illusion du désespoir, qui consiste à s’imaginer que l’acte est puissance de l’homme : d’où l’impossibilité de l’oser.

Celui que la foi vint saisir sait maintenant que l’acte est le contraire du désespoir. Mais il le sait d’une tout autre façon que le désespéré ne l’imagine. Parce que le rapport du désespoir à l’acte n’est pas seulement renversement, mais création irréversible. Et cela tient à la nature de l’acte, — mieux encore : à son origine. Cela tient à l’absolu de la Personne qui l’initie.

Le désespéré, le douteur, ou simplement l’homme dépourvu de foi, l’homme détendu, vague et fiévreux qui peuple nos cités, l’homme sans visage et sans prochain, — sans vocation ! — s’imagine que l’acte viendra comme un sursaut de joie, comme une révolte, comme une affirmation désespérée de son orgueil, comme la preuve enfin de son moi, — mais il sait bien qu’il n’en a pas, ou que son moi est désespoir, c’est-à-dire qu’il n’y croit pas et qu’il ne croit à aucun acte. Il vit dans le désir et dans la nostalgie, et son regard n’est pas une vision dans un visage, mais une manière de loucher vers « les autres », une chaîne qui le lie à la coutume du bourg ou de la classe.

Comment cet homme pourrait-il faire un acte ? Car l’acte est décision, rupture, isolation, quand l’être même du désespéré consiste dans ses liens, dans sa croyance à la réalité des liens et de la masse, à la réalité des autres dans l’ensemble. Comment cet homme pourrait-il faire un acte ? Car l’acte est immédiat, création et initiation, c’est-à-dire sobriété pure, — quand l’être même du désespéré est calcul, préméditation, sensualité et envie… Ainsi l’acte absolu qu’il imagine serait sa mort, — et c’est pourquoi il n’y croit pas. Nul n’échappe à la forme du monde. Mais la subir, c’est justement désespérer. Il faudrait donc… la créer ?

« L’homme ne peut faire qu’une seule chose en toute sobriété, c’est l’absolu »17.

Entre le désespéré et l’absolu, il y a tout ce romantisme qui veut que l’acte soit puissance et jouissance, il y a ce moi de désir qui veut que l’acte — l’instant ! — soit durée… Mais l’absolu qui vient jucher nos vies nous meut parce qu’il est un ordre, une Parole reçue d’ailleurs, une rupture de tout drame humain que nous pussions prévoir, désirer et décrire ; une rupture et une vision.

La présence de l’absolu dans la sobriété parfaite et insensible de l’instant, c’est l’obéissance à la Parole de Dieu, — la prophétie dans l’immédiat. Que s’est-il donc passé ? Me voici seul sur le chemin ; mais je vois des visages fraternels où s’agitait la foule confuse et menaçante.

Nous ne voyons aucun visage ailleurs que dans l’acte d’aimer.

7. Toute vocation est sans précédent

Car elle est prophétie justement ! — et c’est de la seule prophétie que relèvent la réalité et le sérieux, le risque et la splendeur d’une vie d’homme. L’homme se distingue du singe en ce qu’il prophétise, uniquement, et dès l’origine. C’est pourquoi l’homme a un visage et une vision, ce que n’ont pas les animaux ; c’est pourquoi l’homme est héroïque.

Il faut noter ici un trait bien remarquable : Kierkegaard a très peu parlé de vocation18. C’est qu’il parle sa vocation et ne s’en distingue jamais. Cependant il est hors de doute qu’il eut conscience de cet aspect particulier de son destin qui qualifie précisément la vocation : l’invraisemblable.

Ses plus amers reproches au « christianisme de la chrétienté », à cette « inconcevable illusion des sens », ne s’adressent-ils pas justement à la « vraisemblance » doctrinale d’une religion mise à la portée de « la masse », alors que la foi véritable est celle du solitaire que plus rien ne soutient, hors la foi ? « Celui qui ne renonce pas à la vraisemblance n’entre jamais en relation avec Dieu. L’audace religieuse, à plus forte raison l’audace chrétienne, est au-delà de toute vraisemblance, là où précisément l’on renonce à la vraisemblance »19. Parce qu’il faut créer le chemin, non pas le suivre ; parce que l’acte est initiateur ; parce que la dignité de l’homme est de marcher dans l’invisible et de prophétiser « en vertu de l’absurde ».

L’homme ne peut être déterminé que par son Dieu ou par « le monde », il faut choisir. Il faut être un chrétien ou un bourgeois. Le bourgeois est sans vocation, il ne croit pas à l’acte et il meurt au hasard, sans avoir rencontré personne ni soi-même20. Il vit dans la forme du monde : et ce n’est point qu’elle soit pour lui réelle, elle est seulement la moins invraisemblable. Mais le chrétien qui marche dans la nouveauté ne prend mesure que de ce qu’il transforme. Sa connaissance est acte et vision prophétique. La mesure du temps de sa vie réside dans la seule vocation qu’il incarne. Sur le chemin qui commence à ses pas, il ne meurt jamais par surprise : et ce n’est point qu’il ait connu le jour et l’heure, mais il connaît l’instant, s’il vit de Parole. À cause de l’instant éternel, « le héros meurt toujours avant qu’il ne meure »21. C’est le secret dernier de l’acte, et le sceau de l’amour chrétien.