(1962) Esprit, articles (1932–1962) « Francfort, 16 mars 1936 (avril 1936) » pp. 17-19

Francfort, 16 mars 1936 (avril 1936)q

Un témoin de nos amis nous envoie ces notes. Nous les publions à titre documentaire. Il faut mesurer tout le volume du fanatisme hitlérien pour savoir penser au bout du compte : « La vraie lutte commence là ».

« Anti-fascistes », nous le sommes tous ici, s’il s’agit de prendre parti, en France, contre un mouvement politico-social qui voudrait refaire le coup de Mussolini, le coup d’Hitler. Simplement, un tel mouvement n’aurait aucune justification historique dans un pays qui a fait la Révolution de 89, et qui est déjà une nation. Mais condamner le « fascisme » allemand, et fonder sur cette condamnation une politique européenne, c’est à peu près aussi intelligent que de se déclarer l’adversaire des avalanches et des marées, pour des raisons idéologiques. On entend des gens à Paris, qui soutiennent que le fait-nation est une méchante farce inventée par la bourgeoisie, en guise de dernière défense contre le communisme. Ces gens-là n’ont probablement jamais voyagé au-delà des marges du Capital. Si du moins ils avaient été en Russie, il y aurait quelques chances de leur faire comprendre ce que c’est qu’une révolution de masses, au sens moderne. Et que ça n’a pas le moindre rapport avec la « politique » au sens habituel ; mais les plus grands rapports avec la religion au sens égyptien, chaldéen, aztèque… Pour autant que l’on peut comparer à quoi que ce soit de supposé connu des mouvements aussi totalement « étranges » et « profonds », et qui transcendent toutes les catégories de pensée rationnelles, individualistes, bourgeoises ou marxistes.

Mais je désespère presque de donner la moindre « idée » de la réalité nationale-socialiste à un homme, même de bonne volonté, qui n’aurait pas « vécu » (comme disent les Allemands : Miterlebt) une des grandes cérémonies de la religion nouvelle. Par exemple un discours du Führer à son peuple.

Je roulais ces pensées, hier soir, debout parmi la foule qui n’avait pas trouvé de places assises dans une halle de 30 000 places, et qui attendait, massée au fond, dans les travées et les porches, depuis quatre grandes heures, l’arrivée du Führer. Et au-dehors, battant les murs de la halle, cent-mille hommes et femmes attendaient sous les haut-parleurs. Et sur toutes les places de la ville, depuis le matin, et dans 45 salles où les formations d’assaut avaient leur « appel général », des dizaines de milliers attendaient.

J’étais venu pour écouter aussi la foule. Je me trouvais au milieu d’ouvriers, de jeunes miliciens du Service de travail, de jeunes filles, de femmes mal vêtues : ils ne disaient presque rien. On se passait un journal, une lorgnette. On se demandait l’heure. Des fifres jouaient, accompagnés par le roulement monotone des tambours au rythme lent, deux coups très espacés, trois coups espacés… Du plafond pendaient cent bannières rouges. La tribune avancée au centre de l’ovale énorme se dressait au-dessus du parterre, violemment éclairée, fascinante.

À huit heures moins cinq, deux cortèges de bannières vinrent se ranger sur les escaliers de la tribune, aux accents du Deutschland über alles chanté debout, le bras levé. À huit heures sonnant, les lampes à arc s’éteignirent. Des flèches lumineuses gigantesques s’allumèrent sur la voûte, convergeant vers le couloir qui des premières galeries menait à la tribune, et dans la lueur d’un faible projecteur, il parut. Souriant comme en extase, saluant lentement, longuement, s’avançant peu à peu vers la tribune, sous un tonnerre assourdissant de heil rythmés — je n’entendais plus que les cris de mes voisins sur un fond de tempête et de battements sourds — avec des gestes de prêtre, avec une sorte de douceur… Pendant six minutes. Et quand ce hurlement d’amour s’apaisa, on entendait encore une rumeur d’océan au-dehors.

Le journal de ce matin écrit : « Lorsque le Führer s’écria : Je ne puis vivre que si ma foi puissante dans le Peuple allemand est sans cesse renforcée par la foi et la confiance du Peuple en moi ! — un seul cri des masses confessant leur fidélité lui répondit. » Cri désignant ici la clameur instantanée de 30 000 hommes dressés d’un seul élan.

Je me souviens aussi de cela : « La puissance de gouverner, je l’ai. Mais ce que je cherche, c’est la communion du cœur avec chaque homme de la nation allemande. » De nouveau dressés, saluant à la romaine, ils pleuraient, ils râlaient des heil ! la face énergiquement tendue vers lui.

Les journalistes en France parlent d’hystérie collective, d’irrationalisme germanique, etc., et représentent Hitler comme un tribun déchaîné exploitant les haines les plus anormales. Nous n’irons pas loin avec ces innocentes caricatures. Il ne s’agit pas d’hystérie : rien n’est plus discipliné que ces foules. Il ne s’agit pas d’un tribun déchaîné ; il élève rarement la voix, sauf à la fin ; il ne dit que des choses simples, raisonnables, parfois avec ironie, mais sans amertume ; et ses gestes sont souples, n’ont plus rien de la brutalité des années de combat, avant 1933. Il ne s’agit pas de haine : il s’agit d’amour. Il ne s’agit pas de politique, mais de religion, mais de cérémonies monumentales et sacrales en l’honneur d’un Dieu nouveau, l’âme de la masse, l’obscur et puissant esprit de la nation, que le Führer est venu incarner, lui le pur, le simple, l’ami et le libérateur invincible… « Une ère nouvelle commence ici. »

Chrétiens, retournez aux catacombes ! Votre « religion » est vaincue, vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que la foi.

La vraie lutte commence là.