(1961) La Nouvelle Revue française, articles (1931–1961) « Kierkegaard en France (juin 1936) » pp. 971-976

Kierkegaard en France (juin 1936)z

L’introduction de Kierkegaard en France a les mêmes dates que la crise : 1930-1935. Il a fallu bien près d’un siècle, il a fallu surtout le double truchement de Heidegger et de Karl Barth pour imposer à l’attention de quelques-uns l’œuvre d’un écrivain dont, cependant, la puissance de choc et d’interrogation ne saurait être comparée qu’à celle de Pascal, de Dostoïevski et de Nietzsche. Aujourd’hui Kierkegaard est cité par tout le monde. On m’assure qu’il a même un public passionné. Mais si l’on juge de la façon dont il est lu par la façon dont il est trop souvent cité, l’on pensera qu’il eût mieux valu montrer plus de prudence à le répandre. Et pourtant il fallait qu’il fût traduit : c’était une des nécessités de notre état spirituel. Seulement, il eût fallu le traduire autrement, pour prévenir certains malentendus inévitables. Je ne vise pas ici la langue des traductions, encore qu’il y ait beaucoup à dire sur ce point, mais bien l’ordre ou plutôt la succession désordonnée des œuvres qu’on nous a traduites. Kierkegaard donne l’exemple unique, je crois bien, d’un auteur qui attache autant d’importance à l’opportunité spirituelle de ses œuvres qu’à leur contenu intrinsèque. Personne peut-être n’a si jalousement pris souci de dire au bon moment ses vérités inactuelles. De là le rythme singulier de sa production ; de là ses nombreux masques et pseudonymes, de là aussi l’impétuosité sans scrupules de ses dernières « attaques contre la chrétienté établie ». Toute une carrière de poète et de philosophe « à orientation religieuse » avait en effet préparé le climat et la juste portée de ces attaques, avec une patience ironique, mais aussi dans la crainte et le tremblement d’une foi sans cesse combattue, d’une vraie foi. Publier maintenant, au hasard, des fragments de cette œuvre entièrement commandée par son terme, tout en taisant ou niant ce terme, cela revient littéralement à priver l’œuvre, et ces fragments qu’on nous en donne, de toute espèce de sens réel, — par quoi j’entends d’orientation intime, de fidélité essentielle, en un mot, de finalité. D’où résultent nécessairement un certain nombre de malentendus.

1. Parce qu’on a publié d’abord le Journal du séducteur, fragment d’un gros ouvrage intitulé De deux choses l’une, puis In vino veritas, fragment des Stades sur le chemin de la vie, et cela, sans déclarer avec toute l’instance que requérait une opération aussi risquée, que ces fragments n’étaient que les premiers termes d’une dialectique au cours de laquelle ils devaient être radicalement niés, on a incité le lecteur, non prévenu ou mal prévenu, à tenir Kierkegaard pour une espèce d’esthète du paradoxe moral, pour un immoraliste avant la lettre nietzschéenne. Admettons que la suite ait fait voir l’énormité de cette erreur. Je crains bien que ce n’ait été qu’au profit d’une erreur plus subtile.

2. Parce qu’on a traduit la Maladie à la mort sous le titre de Traité du désespoir, Kierkegaard a passé bientôt pour le coryphée du désespoir considéré comme un des beaux-arts. Or s’il est vrai que Kierkegaard s’est occupé à décrire les formes déclarées ou déguisées que revêt le désespoir fondamental du pécheur ; s’il est vrai qu’il a su montrer, avec une effrayante lucidité, l’universalité de cet état, c’est aussi que pour lui, le désespoir est le péché, la seule maladie vraiment mortelle, dont la foi seule, non la vertu, peut nous guérir. Quant à ceux qui le qualifient de « métaphysicien du néant », ils oublient de dire que le néant, dont ils lui prêtent ainsi le goût, est justement celui que Kierkegaard dénonce au cœur des systèmes qu’ils lui opposent.

3. Parce que Kierkegaard s’est déchaîné contre les églises établies, les évêques de la cour, et la religion bourgeoise qui veut prendre le christianisme « à bon marché » ; parce qu’il en appelle d’un christianisme théorique à un christianisme existentiel — ce qui est le mouvement même de la Réforme — on a voulu le présenter comme une espèce de nihiliste antichrétien. Parce qu’en présence de l’écœurante facilité avec laquelle tant de phraseurs ou de braves gens se réclament de la foi chrétienne — « chose inquiète, inquiétante », disait Luther — il a voulu poser honnêtement la question tragique et réelle du doute inséparable de la foi ; parce que, « comme un oiseau s’envole anxieux aux approches de l’orage, ainsi, flairant le danger », il a dit : Je n’ai pas la foi, — certains pensent qu’au fond, il n’a jamais pu croire. Et pourtant, la définition même de la foi dans l’Évangile n’est-elle pas justement ce cri : « Je crois, Seigneur, viens au secours de mon incrédulité ».

L’on eût évité ce grabuge en traduisant dès le début quelques-uns des ouvrages que Kierkegaard publia sous son vrai nom, parce qu’il y exprimait directement son message décisif. Bien entendu, le « succès » de prestige eût été beaucoup plus restreint. Les raisons qui poussèrent Kierkegaard à publier ses premières œuvres sous des masques diversement trompeurs lui apparaîtraient encore plus fortes de nos jours. Il se peut qu’il se fût réjoui de la maldonne.

Que voulait donc Kierkegaard ? Peut-être, à la limite, le martyre — la preuve irréfutable de sa foi. (Encore qu’il s’en défende avec vigueur mais son action même témoigne contre l’humilité de son retrait.) La question qui se posait dès lors était celle-ci : « Comment donner à une époque plongée dans la plus grande mollesse spirituelle » l’amère passion de faire mourir un témoin de la vérité ?

Si tu veux ce résultat… apprends d’abord à bien connaître ta génération, et surtout ses erreurs, ses plaisirs, ses fièvres, ce qu’elle voudrait réellement si elle pouvait disposer d’elle-même. Ainsi bien informé, fais-toi alors le porte-parole des idées, des passions qui sont dans l’air, avec l’enthousiasme d’une éloquence chaude et entraînante. Pour cela, il te faut de la force et du talent. Qu’arrive-t-il ? Tout simplement ceci : l’époque s’engoue de tes discours et tu deviens son favori. Tu es alors au début de ton supplice. Il s’agit maintenant de changer de direction ; tu restes animé de la même décision, mais tu te rends aussi rebutant que tu as été attirant ; alors tu verras tes contemporains se passionner et bientôt s’enflammer contre toi.38

Tel fut le sort que choisit Kierkegaard, lorsqu’au cours des années qui préparèrent sa mort, il « changea de direction » et révéla le sens dernier de toute son œuvre. Il est juste que ce destin se répète aujourd’hui parmi nous. Et la publication des écrits religieux entreprise par M. Paul Tisseau y contribuera certainement. Les graves malentendus que je signalais ont valu à l’auteur du Traité du désespoir un « succès » dont il est peut-être temps de tirer certaines conclusions propres à « repousser l’admiration ».

Rien n’est plus conforme au style kierkegaardien que la manière dont M. Tisseau a publié ces quatre petits volumes de « discours édifiants » et d’essais religieux : La Pureté du cœur, Le Droit de mourir pour la vérité, Pour un examen de conscience, Le Souverain sacrificateur. On les trouvera « chez le traducteur, à Bazoges-en-Pareds », dans une petite ferme, tout au fond du bocage vendéen, pays de secrets obstinés, de voies retorses. Si ces ouvrages font néanmoins quelque chemin, ce ne peut être qu’à contre-courant du snobisme qui naît autour de leur auteur.

Le centre de Kierkegaard est dans cette phrase : « La subjectivité est la vérité. » La subjectivité, ce n’est pas le subjectivisme, ce n’est pas le vague, le sentiment incontrôlé, le romantisme et l’anarchie, etc. La subjectivité, c’est le fait de devenir le sujet de la vérité, et non pas seulement son admirateur enthousiaste. On dirait, dans le langage d’aujourd’hui : c’est le fait de réaliser la vérité que l’on connaît ; ou encore, de la prendre au sérieux et de la vouloir uniquement.

Mais on ne peut vouloir d’une manière totale et unique que ce qui est vrai. Car tout ce qui n’est pas vrai comporte en soi une division et divise la volonté qu’on met à le réaliser. Tel est le sujet de la Pureté du cœur. La plupart des écrits proprement religieux de Kierkegaard développent ce thème et l’illustrent de la façon la plus familière et directe, tandis que ses écrits littéraires ou philosophiques ont pour dessein, plus ou moins déguisé, de pousser à l’absurde les attitudes de vie ou de pensée qui ne se fondent pas dans cette vision centrale et unitive.

Il me semble que les neuf discours traduits par M. Paul Tisseau en reviennent tous à la même question, qui est celle du sérieux dernier, de la prise au sérieux de la vérité. Du point de vue du sérieux humain, l’éternité doit apparaître comme une espèce d’ironie cruelle ; mais du point de vue de l’éternité, le sérieux humain apparaît affecté d’un humour désespéré. La dialectique de Kierkegaard consiste alors à déconsidérer le sérieux et le pathétique purement humains, en les poussant à la limite où se révèle leur impuissance ; puis à montrer que l’éternelle vérité n’est encore qu’une grandiose ironie tant qu’elle n’est pas actualisée dans l’acte de foi. Il n’y eut jamais de sérieux absolu39 que dans la vie et dans la mort du Christ, homme et Dieu, car lui seul eut vraiment « le droit de mourir pour la vérité », étant lui-même la vérité. C’est pourquoi l’acte de foi, qui saisit dans ce temps l’éternel paradoxe de la vie et de la mort du Christ, jette sur tous nos sérieux, poses et amusettes, une ironie, ou ce qui est pire, un soupçon d’insondable ironie. Un soupçon : car peut-être, l’acte de foi n’existe pas ? Peut-être n’est-ce qu’une figure de rhétorique pieuse, une illusion, un mythe, ou encore un saut dans le vide ? Et alors il n’y aurait nulle part de vrai sérieux ? Peut-être aussi cet acte existe-t-il, peut-être que l’illic et tuc de cette Mort et de cette Résurrection peut devenir quelque part, dans une vie, le hic et nunc de la foi ? Mais alors il n’y a pas de vrai sérieux dans ma vie, tant qu’il n’y a pas eu cet acte de foi, ce renversement du désespoir qui s’ignore en certitude combattante — et combattue.

Le sérieux de l’ironie, l’ironie du sérieux, voilà les pôles d’une dialectique dont le plus étrange, sans doute, est qu’elle embrasse avec une familiarité poignante les problèmes de la vie banale. Il y a dans ce passage perpétuel de l’abstrait au concret, ou plutôt dans cette mêlée shakespearienne de logique impitoyable et de bon sens populaire, d’anecdotes, de boutades et d’échappées romantiques (sur le silence de la femme, par exemple, à la fin du Miroir de la Parole) une appréhension si totale du réel que notre langue, je le crains, n’arrivera pas à la restituer sans bizarreries. Ceci suffit sans doute à excuser les obscurités, les gaucheries qui arrêtent parfois le lecteur des meilleures traductions françaises de Kierkegaard.

 

P.-S. Cette chronique était déjà imprimée, quand j’ai lu dans les Cahiers du Sud une étude de Benjamin Fondane qui s’en prend avec énergie aux interprétations de Kierkegaard proposées en France par Jean Wahl, par Mme R. Bespaloff, et par moi-même. Je ne trouve pas cette violence déplacée, ni l’injustice qui l’accompagne plus onéreuse pour la vérité que ne serait l’affectation d’impartialité ; et je suis loin de trouver vaine la question que pose Fondane : « Ils suivent Kierkegaard du regard — mais où en sont-ils de leur propre démarche ? » Oui, cette question est gênante et sérieuse, et c’est pourquoi il fallait la poser. Et c’est aussi pourquoi je la retourne à son auteur. Mais peut-on y répondre par des mots ?

Plusieurs des Discours religieux ayant pour objet de « préparer à la Communion », je ne vois pour ma part qu’un seul moyen de s’engager de toute sa personne à la suite de Kierkegaard… Tout le reste est littérature, « littérature kierkegaardienne » évidemment, « admiration » et non « imitation ».

Mais peut-on publier autre chose que ce reste ?