(1938) L’Ordre nouveau, articles (1933–1938) « Du danger de confondre la bonne foi et le stalinisme (juillet 1936) » pp. 34-37

Du danger de confondre la bonne foi et le stalinisme (juillet 1936)v

À propos de la Crise du Progrès, de M. Georges Friedmann (Gallimard), nous avons un petit compte à régler avec le groupe des écrivains qui partagent la foi de l’auteur et utilisent la même méthode de discussion. Le livre, en soi, est assez décevant, malgré de réelles qualités ; mais très typique, et à plusieurs égards. Il résume avec conscience les phases d’une décadence catastrophique de l’idée de Progrès aux débuts du xxe siècle. Il analyse quelques-unes de ses causes. Enfin, il définit sans équivoques la solution proposée par le néo-marxisme à cette crise.

En gros, nous ne pouvons qu’approuver la description donnée par l’auteur. Il est bien vrai que le progrès technique a été détourné de ses fins humaines par Taylor et Ford ; que le mécanisme et « l’intellectualisme décharné » ont provoqué des réactions sentimentales qui, de Ruskin à Bergson, relèvent de mysticismes adultérés et égoïstes plutôt que d’une considération virile et positive de la mission de l’esprit inventeur ; enfin que c’est le système capitaliste qui est responsable de la crise, et non pas le machinisme et l’électricité. Tous nos lecteurs savent que ces thèses sont pour nous fondamentales.

Nous pensons, comme l’auteur, — à qui prend-il sa formule ? — que ce sont « les hommes qui modifient les circonstances », et non les lois économiques. Nous pensons donc que le progrès mécanique ne comporte pas en soi de fatalité inhumaine, et que « le machinisme permettant de faire une économie de force encore plus grande que les inventions de la pré-Renaissance, il s’agit de trouver les institutions qui permettent de réaliser la libération correspondante »48.

Nous pensons, comme l’auteur, que le premier objectif de la révolution nécessaire c’est la suppression de la condition prolétarienne. L’institution du Service civil, dont nous avons donné le plan général, et que notre expérience de l’été 1935 amorça dans la pratique, n’a pas d’autre but que cette « libération » effective. Elle suppose d’autre part que le machinisme et la rationalisation soient « poussées à l’extrême » afin de « diminuer au maximum le travail servile et indifférencié ». (Révolution nécessaire, p. 251.)

(C’est sans doute une lecture « dialectique » de nos textes qui permet à l’auteur d’affirmer que « toute l’idéologie corporatiste49 éparse dans les écrits d’Aron et Dandieu, puis reprise par L’Ordre nouveau , est pleine de défiance vis-à-vis de la rationalisation… » ! !)

Mais dès que M. Friedmann passe de la description au diagnostic, et d’autre part dès qu’il essaie de préciser les perspectives pratiques que nous réserve un renouveau de l’idée de Progrès selon son cœur, nous tombons dans le confusionnisme délibéré, dans la calomnie en service commandé, et dans un conformisme vraiment stalinien.

L’auteur englobe le personnalisme dans ce qu’il nomme, avec horreur, l’anti-Progrès. C’est sans doute qu’il estime, avec ses confrères Lefebvre-Guterman, que la personne, c’est le serf, et que notre but est la restauration de l’esclavage, sous le couvert des fameuses « valeurs spirituelles ». Nous ne dirons pas avec M. Aragon l’ancien : « Moscou la gâteuse », — car Moscou est encore un peu mieux que cela — mais nous signalerons à M. Bouglé le cas de cet ancien Normalien qui ne sait plus lire. Ce qui lui permet de fourrer dans le même sac Kierkegaard et M. Duhamel, Madame Lombroso-Ferrero et Hitler, L’Ordre nouveau et Ruskin, C. G. Yung et Caillaux, Husserl, Spengler et M. Tailledet, etc., etc. À tous ces messieurs et dames, on oppose M. Stakhanov, champion mineur de l’URSS. L’erreur des Méchants, des « antiprogressistes », c’est de n’avoir pas cru que « l’homme peut donner davantage », pour peu qu’il se laisse faire par la dictature stalinienne. Mais qu’est-ce que « donner davantage », pour notre auteur ? C’est « produire » 1000 tonnes de charbon en un jour. — Merci bien. Nous voilà fixés. Voilà qui légitime tout le reste !

On perdrait son temps, après cela, à expliquer à M. Friedmann que nous sommes beaucoup plus opposés au spiritualisme qu’il ne l’est au matérialisme ; que notre condamnation du régime soviétique ne repose pas sur une prétendue « défiance vis-à-vis de la rationalisation », mais sur un réel dégoût pour l’idéal du servage industriel que Staline impose au peuple russe ; que l’alternative actuelle n’est pas machinisme ou artisanat, mais dignité de l’homme ou étatisme ; que nous ne sommes pas « favorables au fascisme », mais adversaires du fascisme, qu’il soit hitlérien (rural) ou stalinien (industrialiste) ; que la protestation de Kierkegaard contre Hegel n’est pas « liée à deux douzaines de brevets », qui au surplus lui sont postérieurs d’une trentaine d’années ; que Spengler n’est pas un admirateur de l’Orient, mais le contraire (p. 153) ; que le christianisme n’est pas précisément opposé à « une conception dramatique de l’homme » (p. 226) ; enfin que, contrairement aux affirmations téméraires que l’on trouve p. 221, certain marxisme considère bel et bien certaines découvertes scientifiques comme « dangereuses », puisque Staline a condamné Einstein, tout de même qu’un pape condamnait Galilée, etc., etc. (Ce ramassis d’erreurs de fait rappelle à s’y méprendre les méthodes de l’AF et de l’Écho de Paris.)

M. Friedmann, comme tous les écrivains dont la « pensée » tend à se confondre avec les directives tactiques de Moscou, refuse avec indignation l’épithète de « matérialiste ». Il n’a pas assez de mépris pour le « fatalisme » et le mécanisme « grossier » des La Mettrie, des Kautzky, des Haeckel. « Idéologie assez plate », écrit-il, au lieu de montrer en quoi elle serait fausse, à son point de vue, ce qui eût été le vrai sujet d’un livre qui porte un pareil titre. Car la crise du Progrès n’est rien que la crise du rationalisme « plat », et l’histoire de ses démêlés avec le capitalisme qu’il engendra. Mais l’auteur se considère, lui, comme un « esprit dialectique », donc un matérialiste raffiné, tout en souplesse… Cette pudeur nouvelle — elle date de 1935 — ou cette fausse honte à l’endroit du matérialisme « grossier » ne sont là que pour rassurer l’intelligentsia radicale du Front populaire. La manœuvre, elle, est carrément « grossière ». Elle est d’ailleurs en train de réussir auprès de quelques écrivains bourgeois trop contents de voir les Soviets repêcher les vieux mythes de leur classe. Et l’on repart, toutes voiles regonflées, vers le Bonheur, la Richesse, le Progrès. Symbolisés, je le répète, par Stakhanov, l’homme des 1000 tonnes par jour et des salaires pharamineux.

L’on chercherait en vain, dans ce travail habile, le moindre rapprochement entre les méthodes de Taylor et le stakhanovisme. Grave lacune, qui ne s’explique que trop bien. On sait peut-être que Taylor écrivait :

« La direction des ouvriers consiste essentiellement dans l’application de trois idées élémentaires :

« 1° Tenir devant eux une prune pour les faire grimper.

« 2° Faire claquer le fouet au-dessus d’eux, avec, à l’occasion, une touche de la mèche.

« 3° Travailler épaule contre épaule avec eux, poussant ferme dans la même direction, et toujours les instruisant, les guidant, les aidant. »

Or : la prune, en URSS, c’est toujours le salaire50 ; le fouet a été remplacé par le peloton d’exécution51 ; et la « direction toujours la même » dans laquelle on pousse l’ouvrier, c’est celle de l’État totalitaire stalino-fasciste.

Ces criminelles foutaises inspirent à notre idéaliste impénitent une confiance sereine dans le marxisme révisé par M. Staline, seule « technique du progrès humain ». Nous saurons désormais ce que signifie pour l’auteur le progrès : c’est de remplacer le patron d’usine par un policier ; la « mystification spiritualiste » par une mystification dictatoriale autrement efficace sur les ouvriers, et qui laisse loin derrière elle les violences fascistes52 ; la vérité humaine par des idéologies de propagande ; et la raison par la raison d’État. Le « progrès » enfin, c’est de traiter de « fascistes » tous ceux qui ne se laissent pas impressionner par la puissance offensive de l’Armée rouge (Pierre Cot dixit), au point d’abdiquer tout sens critique devant les « doctrines » que « défend » cette armée, — « dialectiquement », bien entendu, et non pas « matériellement », la mitrailleuse n’étant qu’une arme « dialectique » lorsqu’elle est maniée par un vrai marxiste, au service d’un État « dialectiquement » totalitaire.

Tout notre honneur est de défendre ici, depuis quatre ans, une tout autre technique, au service d’un tout autre progrès.

Que si les staliniens de Commune ou d’Europe, comme c’est l’usage, ne répondent que par des injures à mes observations, ce sera vouloir m’inspirer la vanité de croire qu’il n’y a que des injures à y répondre.