(1972) Les Nouvelles littéraires, articles (1933–1972) « Le Problème du bien (12 septembre 1936) » p. 5

Le Problème du bien (12 septembre 1936)l

Couronnant une carrière d’auteur déjà longue — quarante-cinq volumes, sauf erreur — M. le pasteur Wilfred Monod nous a donné une œuvre aussi exceptionnelle par ses dimensions que par son style. M. Wilfred Monod est actuellement le représentant le plus marquant d’une famille dont les destins se confondirent durant tout le siècle dernier avec ceux du protestantisme français. Maurras, lorsqu’il voulut s’en prendre aux réformés, ne trouva rien de mieux que d’écrire un pamphlet contre la race des Monod, les traditions, l’esprit et l’idéologie de cette « tribu ». Il semble que l’auteur du Problème du Bien 13 se soit fait un glorieux devoir, et peut-être un malin plaisir, de soutenir les causes les plus vilipendées par ce furieux censeur païen. Qu’il suffise de rappeler que le nom de Wilfred Monod évoque immédiatement, dans l’esprit de tout protestant, deux grands mouvements de pensée et d’action dont il fut l’un des principaux initiateurs : le christianisme social, et l’union des églises non romaines, grande espérance œcuménique et internationale née dans le « désarroi » de l’après-guerre, et qui trouva lors du fameux congrès de Stockholm sa première réalisation concrète. À ces deux causes illustrées par notre auteur, il faut en ajouter une troisième, qui les commande directement : celle d’un certain humanisme chrétien.

L’ouvrage littéralement énorme (hors de la norme) qui vient de paraître sous un titre dont l’apparence paradoxale est typique de l’esprit de M. Monod, figure sans aucun doute le document le plus complet que le modernisme protestant aura livré sur son époque. Mais il marque en même temps son dépassement. Ces 3000 pages contiennent la somme de la problématique particulière à une école — est-ce trop dire — qui va de Schleiermacher à Harnack, en passant par Charles Secrétan, Frommel et même Renouvier, et à laquelle les récents livres de Bergson viennent apporter un ultime renouveau. À cet égard, le Problème du Bien mériterait un examen critique dont le cadre de ma chronique ne saurait supporter même l’esquisse. Mais le sous-titre de cette œuvre nous engage à l’aborder très librement : « essai de théodicée et journal d’un pasteur ». Nous n’avons pas affaire ici à une construction doctrinale. L’auteur prend soin de nous en avertir à maintes reprises :

L’intérêt du présent ouvrage ne réside pas seulement dans le récit d’une exploration hasardée en des régions peu connues, mais aussi dans la constante présentation d’un double cheminement : la recherche du penseur et le ministère du pasteur.

Par ailleurs, il ne s’adresse pas aux spécialistes, ni à l’Église, comme ce serait le devoir d’un traité dogmatique.

Je m’adresse aux chrétiens, mais plus encore aux autres. Mon cœur est tourné vers les agnostiques, les sceptiques, les incrédules, les athées, les désespérés (termes qui ne sont pas synonymes) et je leur propose de méditer le problème du Bien. Si des croyants peuvent douter de leur croyance à cause du mal, que des incroyants apprennent à douter de leur incroyance, à cause du Bien.

D’une part, en effet, dit M. Monod, « l’athéisme n’explique pas la Beauté, la Joie, l’Amour, la Sainteté. Il se brise contre le problème du Bien. D’autre part, l’orthodoxie chrétienne, avec son Dieu créateur omnipotent, omniprésent, mais silencieux, se brise contre le problème du Mal ». Notons que cette position du problème, ce double front contre l’athéisme et contre le dogmatisme, définit d’emblée la situation typique du penseur « libéral ». (Calvin disait : « libertin spirituel ».) Il s’agit de confondre les philosophes incroyants au moyen de leurs propres arguments, et les théologiens trop rigides par le recours à une piété plus libre. On sait que pour l’école de Barth, tout au contraire, le rôle de la théologie sera purement et simplement de critiquer, au sein de l’Église, la prédication de l’Église, pour la débarrasser des intrusions de philosophies passagères quelles qu’elles soient. Pour Barth, c’est Dieu qui met l’homme en question. M. Monod part au contraire d’une mise en question de « Dieu » par la conscience morale de l’homme. L’opposition apparaît absolue. Mais l’une des grandes surprises que nous réserve le Problème du Bien, c’est qu’au moyen d’une méthode « libérale » et partant d’un point de vue « libéral » — encore que l’auteur s’en défende, l’adjectif ayant pris peu à peu une signification ecclésiastique plus précise et restreinte que celle que je lui donne ici — M. Monod rejoint souvent des conclusions théologiques que Barth ne saurait renier. Cette convergence paradoxale et imprévue n’est-elle pas comme un signe, une promesse émouvante de l’unité future des chrétiens, par-delà les funestes divisions de l’orthodoxie et du libéralisme ? Mais revenons à la situation de départ de notre auteur.

Contre l’un et l’autre adversaire — l’athée et l’orthodoxe desséché — M. Monod recourt au fait de son expérience intérieure. Après avoir montré que cette expérience diffère de tout processus psychique, il précise : l’expérience religieuse ne devient proprement chrétienne qu’en tant qu’elle reconnaît que son objet, c’est Dieu le Père, révélé par le Fils, et non ce Dieu omnipotent du dogme. En effet, Dieu n’est pas dans la Nature, il n’en est ni le maître ni l’auteur : voilà la thèse capitale du livre. Ce que nous montre la Nature, c’est bien plutôt l’action d’un « démiurge » sauvage, omnivore, amateur de catastrophes et de crimes. Les animaux se mangent entre eux, les hommes périssent par accident, la terre tremble : est-ce là l’œuvre du Dieu d’amour dont parle l’Évangile ? « La fourmi périssant de mort violente sous le talon d’un chrétien qui prie en marchant », — voilà qui pose à M. Monod le problème central de ce livre. Faudra-t-il donc revenir à Marcion, hérétique condamné par toute la tradition chrétienne pour avoir affirmé que le monde est l’œuvre d’un esprit mauvais, d’un démiourgos que le Christ, fils de Dieu, est venu pour combattre et pour vaincre ? M. Monod le pense. Jésus, dit-il, « n’est pas venu nous enseigner que l’univers a un créateur. Il a, au contraire, déboulonné l’idole effroyable du Tout-Puissant ; il a enseigné que le vrai Dieu s’incarnait dans un crucifié vaincu ». Par une espèce de paradoxe — personne n’a chéri davantage le paradoxe depuis Kierkegaard — M. Monod déduit de cette « hypothèse de travail » une réaffirmation du dogme trinitaire : Dieu est un X qui ne se révèle à l’homme comme le Père que par son incarnation dans le Fils, reconnue grâce au Saint-Esprit.

Laissons l’aspect théologique de cet ouvrage : son style de pensée, sa démarche insolite et dramatique ont bien de quoi retenir le lecteur même incroyant ou ignorant de ces débats. Wilfred Monod nous apparaît ici comme une espèce de père Hugo du modernisme : même invention verbale, même goût des grandes antithèses, même générosité humanitaire. Et quelle surabondance d’images ! La TSF, les rayons X, l’automobile et la structure des atomes lui fournissent un matériel métaphorique inépuisable. Je n’y vois pas d’inconvénient à priori, mais à coup sûr, il s’agit là de littérature, bien que l’auteur s’en défende dans sa préface. Cela nous vaut des pages fort curieuses sur la Nature, des élévations romantiques, telle description poignante de réalisme, d’un ensevelissement dans la fosse commune. Le mérite capital de cette vision totalitaire du réel, c’est qu’elle replace l’homme dans la perspective cosmique dont un maigre intellectualisme dogmatique nous faisait perdre l’émouvant souci. À cet égard, on peut bien dire que M. Monod revient de loin. Les Soliloques dans la nuit, fragments d’un journal de jeunesse qui remplissent 200 pages du premier tome, témoignent d’une véritable frénésie de problèmes, d’un état de controverse intérieure et abstraite, où je crains bien que la jeunesse d’aujourd’hui ne voie plus qu’une fièvre morbide. Mais la forme excessivement libre de cet ouvrage le sauve de l’ennui inhérent aux gros livres. C’est une somme, ai-je dit, une étrange et vivante compilation de notes, de journaux, de lettres, de fragments de sermons, de boutades, d’analyses philosophiques, de poèmes, d’anecdotes, d’aphorismes. On s’y perd bien souvent, on y apprend beaucoup. On craint aussi qu’à la faveur de tant de richesses disparates, le sérieux proprement théologique du raisonnement ne soit parfois diminué par certains calembours trop plaisants. Je dirai, pastichant M. Monod, que ces ébauches suggestives ne vont pas sans quelque débauche intellectuelle. Et je redoute que certains fidèles ne soient gênés, comme je le suis, par l’affirmation répétée que l’auteur « écrit à genoux ».

Au sous-titre du Problème du Bien, j’apposerais volontiers cet argument : comment un protestant se libère d’un intellectualisme intempérant par la considération hardie du cosmos. Quant à sa thèse théologique, je me contente de suggérer qu’on l’admettrait plus aisément si l’auteur ne cherchait à l’imposer par le spectacle de ses propres luttes — où nous ne reconnaissons pas forcément les nôtres — et s’il ne tenait, par ailleurs, à l’étayer par une philosophie qui ne saurait plus être la nôtre : j’entends le criticisme à peine critiqué. Le contenu de la Révélation, malgré toutes les philosophies, doit rester pour tous les croyants : « Emmanuel ! » qui signifie : Dieu avec nous ! Est-il vraiment indispensable, est-il même permis au chrétien, de fonder cette Révélation sur le système d’un autre Emmanuel — Kant en l’espèce ? M. Monod ne saurait m’en vouloir de lui retourner une boutade qui porte évidemment sa marquem.