(1938) Articles divers (1936-1938) « À qui la liberté ? (5 mars 1937) » p. 10

À qui la liberté ? (5 mars 1937)f

Tout le monde parle de la culture et de la défense de la culture. C’est qu’on ne sait plus ce que signifie culture. C’est que la culture est en pleine crise, et que cette crise ne sévit plus seulement dans les élites, mais se manifeste dans la vie publique, et dans les couches profondes de la nation.

Je dis que la crise de la culture est dans la rue. Je dis que la culture fait le trottoir. Et que c’est la politique qui s’est chargée de réglementer à sa manière la prostitution des mots-clés, des lieux communs fondamentaux sur lesquelles s’édifiait la culture.

M. de la Rocque défend ce qu’il appelle « la primauté de l’esprit ». Il fait placarder des affiches « Pour la défense de la liberté ». M. Vaillant-Couturier publie un manifeste intitulé Au service de l’esprit, où il est question à chaque page de défendre la liberté.

Dans l’état présent du langage, de la culture, et de la politique, on peut être à peu près certain que ces deux messieurs défendent en réalité le contraire de l’esprit et de la liberté, c’est-à-dire qu’ils défendent l’un et l’autre un régime d’étatisme oppressif et de dictature de l’économique.

Le résultat de ces pratiques ne se fera pas attendre, et l’on en voit déjà les premiers signes : parlez de la liberté, posez-vous en défenseur de cet idéal permanent de la Révolution humaine, vous passerez bientôt pour fasciste.

On dit que les mots n’ont plus de sens. Ce serait trop beau, ce serait trop facile, ce serait enfin la trêve des démagogues. En réalité, les mots prennent tous les sens qu’on veut dans la bouche des politiciens. Ils prennent de préférence un sens contraire à celui de l’usage courant. (Staline dit : « Je ne suis pas un dictateur » ; Mussolini fait la conquête de l’Éthiopie au nom de ce qu’il appelle sa liberté, etc.) Mais ils prennent aussi toutes sortes de sens intermédiaires dans la bouche de nos députés et journalistes, qui flétrissent (à droite) ou approuvent (à gauche) les lois sociales parce qu’ils les qualifient de socialistes, et qui approuveraient (à droite), ou flétriraient (à gauche) les mêmes lois si on les qualifiait de fascistes. Alors qu’elles sont, en fait, l’un et l’autre.

La politique actuelle s’occupe bien moins des faits que des mystiques dont on se sert pour masquer, à gauche et à droite, une impuissance profonde à rien changer aux faits. Or, ces mystiques reposent sur des mots. Ces mots suffirent longtemps à départager les opinions réelles : on disait liberté à gauche, patrie et autorité à droite. Mais la surenchère politicienne en est venue à ce point que, par une double démagogie, on dit aujourd’hui liberté et autorité à droite ; patrie, autorité et liberté à gauche.

La politique a prostitué le langage. La culture n’a pas été assez forte pour interdire cette prostitution. Il en résulte que la culture qui joue tant sur le sens des mots et sur leur acception commune, se trouve ruinée par la politique. Et que la politique, qui a tourné en mystique, parle pour ne rien dire ou pour dire autre chose que ce qu’elle dit.

On se demande pourquoi, dans de telles conditions, l’on s’obstinerait encore à écrire, à parler, si par hasard on est de bonne foi et si de plus on a des choses précises à exprimer.

Je réponds : écrivons pour poser ce problème tout d’abord. Écrivons pour montrer qu’il n’est pas de problème politique plus urgent que celui des mots ; et qu’il n’est pas de problème culturel qui ne dépende de la politique. Cela revient à écrire, si l’on me comprend, pour éduquer la méfiance du lecteur.