(1938) Articles divers (1936-1938) « Romanciers publicitaires ou la contagion romanesque (13 mars 1937) » p. 10

Romanciers publicitaires ou la contagion romanesque (13 mars 1937)g

Je n’apprendrai rien à personne en affirmant que le roman est le plus « contagieux » de nos genres littéraires, j’entends celui qui exerce l’influence la plus directe et la plus intime sur nos mœurs, sur notre vie privée.

Songez aux plus grands romanciers, songez à leurs meilleurs lecteurs, aux plus crédules, aux plus avilies, à ces jeunes gens qui choisissent le néant et la folie avec Ivan Karamazov, comme d’autres s’étaient suicidés après Werther ; ou qui entreprennent de gagner un million au sortir d’une lecture de Balzac ; aux boursiers dont Stendhal enfièvre l’ambition ; aux jeunes bourgeois qui se défont à rechercher leur « Temps perdu » ; enfin, à tous les adultères que le roman à trois personnages, genre français par excellence, a provoqués et justifiés dans toutes les sous-préfectures.

Ce pouvoir contagieux est, bien sûr, tout à l’honneur des écrivains qui savent le communiquer à leur œuvre, et des lecteurs assez ardents pour le subir autrement qu’en imagination. Et rien n’est plus légitime, voire désirable, que cette contagion pratique de l’art, tant qu’il s’agit véritablement d’art, tant qu’il s’agit, pour un auteur, d’influencer le public par des moyens choisis, et de lui transmettre une certaine vision du monde plus profonde, plus riche et plus vraie, que la vision banale de la vie quotidienne. Il est très bon que le romancier et ses romans agissent, de cette manière intime et souterraine, tant qu’ils ont quelque chose à dire.

Mais nos romanciers d’après-guerre, qu’ont-ils à dire ? Dans quel sens entendent-ils agir sur les mœurs de leurs contemporains ? Ils prétendent faire de pures et simples descriptions de la Vie (avec majuscule). Ils ne redoutent rien tant que l’œuvre à thèse. Ils se défendent de toutes leurs forces d’avoir une métaphysique, une idéologie déterminée, des intentions morales, sociales ou politiques. (J’excepte deux ou trois auteurs marxistes.) Et, cependant, leur influence n’est pas moins grande, sur la vie privée du lecteur. Ils ne veulent rien dire, mais, pourtant, ils disent ! En d’autres termes, ils influencent au hasard, gratuitement, d’une manière anarchique — tout en prétendant ne pas vouloir influencer, ils ressemblent beaucoup à ces gouvernements libéraux qui, par crainte de s’imposer ou par ignorance de ce qu’il faudrait imposer, se contentent d’un opportunisme à la petite semaine, et ménagent les opinions plutôt que les intérêts de leurs électeurs.

Cet opportunisme à courte vue caractérise très bien le romancier bourgeois. Refuser toute espèce de thèse, cela signifie simplement ménager et flatter le lecteur, la conscience bourgeoise du lecteur, ou plus précisément de la lectrice, car en France, paraît-il, ce sont les femmes qui lisent et qui se passionnent pour les romans.

Ainsi, à force de ménager les préjugés moraux et immoraux, à force de flatter les instincts les plus faciles à flatter, à force de ne vouloir rien affirmer de trop volontaire, de trop positif, de trop réellement révolutionnaire et constructif, le « romancier à succès », de nos jours, est devenu un simple reflet de la conscience bourgeoise moyenne. Il ne fait que traduire les humeurs, les goûts, les craintes et les vapeurs du bourgeois sensible, il ne cherche pas à les combattre, à les transformer, à les dissiper au nom d’un idéal personnel, et moins encore au nom d’un idéal révolutionnaire cohérent. Il n’a qu’une crainte : celle de passer pour autre chose qu’un « pur artiste », celle de passer pour un auteur à thèse, pour un propagandiste.

Cette crainte — qui ne fut jamais celle des grands artistes — fait de notre romancier, tout simplement, le propagandiste des goûts de sa classe. Rien n’est plus dangereusement tendancieux qu’un écrivain qui n’ose pas affirmer sa tendance. La contagion du roman réaliste ou psychologique actuel s’exerce uniquement au profit des classes possédantes et de leurs coutumes. Il n’est que de voir l’importance démesurée que nos romanciers attachent à la description des vêtements, des ameublements, des marques d’autos, et même de cigarettes (Paul Reboux) de leurs personnages ! Le romancier bourgeois qui s’imaginait, naïvement et confortablement, qu’on peut écrire n’importe quoi, sans ce que cela porte à conséquences, ce romancier s’est condamné lui-même, en fait, à ne plus être que l’agent de publicité — plus ou moins bénévole — des fournisseurs d’une certaine classe.

Ce romancier, et la culture qu’il représente, on comprend que la jeunesse actuelle ne marche plus pour les défendre. La crise du livre, dont tout le monde parle, c’est d’abord la crise du roman, et du roman fait à l’usage des bourgeois, de leurs loisirs improductifs. Une telle crise ne peut être résolue par des mesures de propagande, ni par des lois plus ou moins astucieuses. C’est toutes les bases de la culture actuelle qui sont en crise. Faites-nous des œuvres qui affirment, qui combattent, qui militent en faveur d’un ordre vrai, donnez-nous des romans qui riment à quelque chose, il n’y aura plus de crise du livre.