(1938) Articles divers (1936-1938) « Vers une littérature personnaliste (20 mars 1937) » p. 10

Vers une littérature personnaliste (20 mars 1937)h

On a très vivement critiqué le dernier chapitre de l’Histoire de la littérature française de Thibaudeti : celui qui est consacré à l’après-guerre.

II est vrai que beaucoup de noms y sont omis, que beaucoup de nos gloires y sont traitées cavalièrement (Maurois-Mauriac : « manque de substance, d’épaisseur, de variété… », « accrochés aux petites histoires de leur milieu… »). On a dit : le chapitre est bâclé. Je me demande si l’époque méritait mieux.

Époque bâclée, elle aussi, littérature bâclée, surtout la romanesque. Jamais on ne l’avait vu et constaté aussi nettement qu’à la lecture de ce bilan désinvolte.

Au lendemain de la guerre, la production écrite des hommes qui revenaient du front — 20 à 35 ans — connut un véritable boom commercial. « À nous la liberté ! » s’écriait cette génération : elle ignorait apparemment que la liberté est une conquête, et non pas une facilité.

Tout concourait d’ailleurs à faire passer cette erreur pour une évidence. Il y avait des places vides, toute une génération tuée à remplacer. Il y avait l’inflation, et la prospérité des nouveaux riches, une avidité de sensations, une libération érotique, des mécènes américains… Ce fut la grande Permission, la Permission perpétuelle — jusqu’à la crise de 1930. Il nous en reste une génération de gloires rapides et sans ampleur, des « noms » qu’un seul livre imposa, et l’on acceptait les suivants parce que c’était commode, et parce que les critiques sont admirablement disciplinés. (D’ailleurs, tous se connaissent trop bien : auteurs, critiques et éditeurs ; pratiquement, la franchise n’est pas possible.) De ces années, et de celles de la crise qui les suit, on ne retiendra guère que les bizarreries les plus aiguës : Cocteau, Max Jacob, les premiers surréalistes composeront très probablement une anthologie de « mineurs » qui prendra le charme d’un style, et très vite, une patine rassurante.

Quant au roman contemporain, il est curieux que Thibaudet, son premier historien, ne tente d’en sauver que les plus gros morceaux — au poids — les « romans-cycles ». Le roman-cycle, c’est, semble-t-il, la solution qu’adoptent naturellement les écrivains lassés de l’improvisation et du bâclé. Au lieu de chercher la densité, en profondeur, ils trouvent plus commode de donner en surface une impression de masse construite. Au lieu d’approfondir un personnage jusqu’au type, ils multiplient les personnages. Au lieu de marquer d’une empreinte durable un moment donné de l’histoire sociale, ils s’étalent dans la durée et vagabondent à travers les générations. Notons qu’ils s’attardent presque tous aux générations d’avant-guerre : le temps de leur jeunesse, remarque Thibaudet. Et il attribue ce phénomène de « refoulement de la durée vers l’amont » à l’incertitude du lendemain (et du présent), à la nécessité croissante de vivre sur ses réserves, enfin à une crise et à une carence de la création.

Malgré ces difficultés, conclut-il, on ne saurait guère douter que le super-cycle de ces sept romans-cycles (Martin du Gard, Duhamel, Francis, Lacretelle, Chardonne, Romains, Béhaine), le Tour de France des romanciers cyclistes, ne reste un trait capital de l’histoire du roman, du paysage, du roman, pour cette tranche de siècle que meublera la génération de 1914.

Il est caractéristique que le livre de Thibaudet se termine sur une note pessimiste, et sur l’expression de « dégradation de la littérature, au sens où les physiciens s’intéressent à la dégradation de l’énergie ». Mais cette dégradation littéraire, après tout, ne fait que traduire celle de la société. Tous ces romans-cycles sont, en effet, des procès-verbaux de dissolution du monde bourgeois : de Proust à Lacretelle, les salons se défont, les classes se mêlent, les propriétés sont vendues aux enchères ou rachetées par une coucherie, les fils renient leurs pères, les hommes leur sexe, les personnes leur identité. Comment imaginer la naissance, d’une grande œuvre romanesque dans un pareil état social ? Tous les chefs-d’œuvre du genre, au xixe siècle, étaient issus d’une société solidement établie, où les types étaient fixes et stables, et les relations codifiées, tyranniques : il y avait encore intérêt à passer outre aux conventions. Mais quand il n’y a plus de convention ? Lorsque tout est brouillé, lorsque tout est permis ? Que décrire, sinon ce qui s’écroule — et cela ne peut pas donner les éléments d’un art, si l’art est une construction.

Il semble bien que la littérature la plus récente s’oriente déjà vers d’autres formes. Les gros romans sociaux de huit-cents pages que nous assènent les Céline, Aragon ou Plisnier sont bien plus des pamphlets que des romans, des essais illustrés d’exemples : du coup, ils retrouvent un public. Il semble, d’autre part, que les documentaires entremêlés de réflexions et de jugements personnels, comme par exemple les derniers livres d’Henri Petit et de Marius Richard soient promis à des succès moins tapageurs, mais plus profonds. Nous avons à refaire un inventaire de l’homme, préparation modeste et nécessaire à une littérature vraiment personnaliste.