(1982) Journal de Genève, articles (1926–1982) « L’Âme romantique et le rêve (23 mars 1937) » p. 1

L’Âme romantique et le rêve (23 mars 1937)g

Le rêve, le romantisme ? Et traités en deux gros volumes qui, au surplus, sont une thèse de doctorat ?3 Quoi de moins actuel, sera-t-on tenté de penser. Notre âge est dur. Le temps des rêves est passé. « Nous ne sommes plus un peuple de rêveurs et de philosophes ! », proclamait récemment M. Goebbels. Mais, tandis que s’élevait l’immense rumeur des heil ! et la vocifération triomphale des philistins enfin vengés, perdu dans la foule exaltée je me disais : Qu’est-ce que tout cela, ce discours, ces clameurs, sinon les phantasmes d’un rêve, d’un rêve de vie tendue, disciplinée, cruelle, c’est vrai, rêve pourtant, grande image collective exprimant le désir et l’inconscient d’un peuple, ses ambitions démesurées, ses utopies qui le consolent d’un présent beaucoup moins héroïque… En vérité, rien n’est plus actuel que le phénomène du rêve, je dirais même en politique. Rien n’est plus important que de savoir la qualité, et la nature, des rêves qui mènent le monde, à un moment donné de son évolution. À cette raison très générale d’approuver une étude du rêve et de l’inconscient telle que l’a poursuivie M. Albert Béguin, viennent s’ajouter, en 1937, des opportunités plus précises d’ordre culturel et littéraire. « Toute époque de la pensée humaine, dit en débutant notre auteur, pourrait se définir, de façon suffisamment profonde, par les relations qu’elle établit entre le rêve et la vie réelle. » Or notre époque, plus que toute autre semble-t-il, s’est attachée à l’étude des rêves : qu’il suffise de citer Freud et Jung et, d’autre part, l’école surréaliste. Une vague de rêves s’est étendue sur les années de l’après-guerre, fécondant de vastes domaines : poésie, roman, philosophie et sciences de l’homme. Il était temps qu’un ouvrage d’ensemble reprenne l’étude du phénomène à ses racines : M. Béguin vient de nous le donner, avec une maîtrise qui le met du coup au premier rang des historiens modernes de la culture.

C’est en effet au romantisme allemand qu’il faut remonter si l’on veut étudier la source véritable de préoccupations qui parurent fort nouvelles lorsque se vulgarisa l’œuvre de Freud. M. Béguin, d’ailleurs, prend ses distances vis-à-vis de la psychanalyse. Les interprétations de la vie onirique, qu’il nous propose, sont infiniment plus larges que celles du savant viennois. Elles englobent tout le mystère de la création poétique, elles font une part notable aux facteurs spirituels, religieux et métaphysiques. Tout le premier volume est d’ailleurs consacré à l’examen des théories romantiques du rêve. Ce sera sans doute pour la plupart des lecteurs non spécialisés une découverte pleine d’attraits : nous étions loin de nous douter de la « modernité » aiguë des problèmes que posèrent un Hamann, un Carus, à propos de l’inconscient notamment. Tout ce que les plus récentes écoles ont passionnément discuté, se trouve déjà posé et défini, avec une ampleur admirable, par ces penseurs dont nous ignorons tout. C’est que leurs œuvres sont pratiquement inaccessibles au public de langue française : en exposant leur contenu essentiel avec une clarté et une précision admirables, M. Béguin rend à notre littérature un service dont on ne saurait exagérer l’importance. Je n’hésite pas à affirmer que cette thèse fera date dans l’évolution naturelle du « domaine français » : d’une part en nous rendant accessible et actuelle la période la plus riche de la pensée germanique, d’autre part en déclarant et soulignant des correspondances profondes, et toutes nouvelles, entre le romantisme allemand et les plus grands poètes modernes de la France : Nerval, Hugo, Baudelaire et Mallarmé, pour ne rien dire des contemporains. Il serait passionnant, à cet égard, de pousser plus avant cette étude, et de montrer l’analogie que présentent les recherches d’un Valéry ou d’un Claudel avec celles d’un Novalis, par exemple. Ce serait l’occasion de réviser bien des préjugés ancrés dans nos esprits, notamment le préjugé qui veut que les romantiques allemands n’aient été que de « doux rêveurs », alors qu’ils furent souvent, en réalité, des esprits d’une lucidité puissante, voire téméraire. On saura gré, d’ailleurs, à M. Albert Béguin, d’avoir su marquer avec tant de justesse le point précis où l’entreprise titanesque du romantisme déborde les limites assignées à la personne humaine dans sa réalité. Il y fallait toutes les ressources d’un esprit bien armé par nos classiques, alliées à une profonde sympathie pour les hardiesses de la pensée allemande. Il me plaît de souligner ici la réussite d’une telle synthèse, dont il est permis de croire qu’elle exprime la vocation européenne des Suisses français dans l’ordre de l’esprit.