(1938) Articles divers (1936-1938) « C’est jeune (10 avril 1937) » p. 10

C’est jeune (10 avril 1937)j

L’ironie est parfois la meilleure des prudences. C’est la conclusion que je tire d’un article de M. Vandérem (dans Candide) où la critique des critiques actuels que j’avais esquissée, ici même, se trouve citée et commentée, et sans doute approuvée in petto… Mais M. Vandérem est réaliste : il trouve que j’en prends à mon aise et que je néglige un peu cavalièrement les contingences.

Si j’étais plus avancé dans la vie — écrit-il —, je me rendrais compte de tous les aléas que représenteraient pour la critique un chambardement de ce genre. Ce serait toute une série de notions à acquérir, d’opinions à se former, de classements à établir, bref une réinstallation complète demandant des mois.

On ne saurait mieux dire que le mal est aussi grave que je l’indiquais.

Et si l’on en doutait encore, c’est M. Fernandez qui me fournirait le plus savoureux argument. Dans sa chronique littéraire de Marianne, il reprochait tout récemment à l’un de nos bons écrivains, M. Arnoux, de n’avoir pas su s’imposer « avec assez de force au public ». Car, précisait-il, « on sait que la force, en ces matières, cela veut dire surtout la chance et la tactique, il me semble que le talent de M. Amoux est supérieur à sa tactique ». Faut-il être jeune, tout de même, et peu avancé dans la vie, pour s’ébahir, comme je le fais, d’une… « constatation » de cet ordre ! Comprenez-vous ce qu’elle suppose, ce qu’elle avoue sereinement, ce qu’elle déclare avec tant de naturel ? Sentez-vous, à la lire, quelque chose qui s’agite en vous, entre le rire, l’inquiétude, et le dégoût ? Partagez-vous ma naïveté ? Et M. Fernandez, qu’en pensait-il, écrivant cela ?

Dans quelle illusion ai-je vécu ? Ce n’est rien d’écrire, de faire une œuvre, de croire qu’on a quelque chose à dire ; le but de l’écrivain, c’est de s’imposer avec force au Public. Et cela demande de la tactique ! Je le vois bien. Je supplie donc qu’on m’explique la tactique. En quoi cela peut-il consister ? Aucune idée. L’angoisse m’étreint. Je suis comme un enfant devant le mystère de « la vie… ».

Profitant de mon innocence, que j’espère d’ailleurs provisoire, — je vieillirai — je voudrais dire ceci à M. Vandérem : la « réinstallation complète » dont nous parlions ne demandera pas seulement des mois, ni même des années ou des siècles, mais quelque chose de beaucoup plus dangereux et difficile que l’avancement dans la vie : quelque chose que nous autres appelons, dans ce journal, une révolution.

Quand les clercs en sont arrivés — et l’élite — à subordonner leur mission à la « tactique » du succès commercial, c’est le moment de fourrer les pieds dans le plat et d’éclabousser les convives. Nous ferons notre pain nous-mêmes.