(1938) Articles divers (1936-1938) « Journal d’un intellectuel en chômage (25 juillet 1937) » p. 1

Journal d’un intellectuel en chômage (25 juillet 1937)o

Mon domaine, c’est ce que j’ai sous la main.

Voici d’abord la table que je me suis fabriquée : j’ai trouvé dans le chai deux tréteaux et deux planches bien rabotées ; j’ai dressé cela devant la fenêtre ouverte sur les verdures encore vivaces du jardin. Quand je lève le nez, je vois la cour de terre battue à l’ombre de ses deux tilleuls, la margelle du puits à gauche, où repose une vieille chatte, le chai à droite. Au-delà de la cour, les planches incultes du potager, de chaque côté d’une allée bordée de rosiers. L’allée aboutit à une porte de bois à deux battants, à demi cachée par des lauriers épais. De hauts murs blancs enclosent de tous côtés ce jardin de curé qui a juste la largeur de la maison. On ne voit rien que le ciel au-delà, un ciel lavé, tissé d’oiseaux, et parfois traversé par un nuage rapide.

En me retournant à droite, je vois par une autre fenêtre un coin de lande, et de petites dunes broussailleuses qui ferment l’horizon bas. Peu de terre et beaucoup de ciel, et partout cette humide lumière blanche qui met des ombres si légères, vertes et bleues, sur les murailles rosées.

La maison compte deux chambres au rez-de-chaussée, séparées de la cuisine par un couloir dallé. À l’étage, où l’on parvient par un petit escalier qui prend au fond de la cuisine, deux autres chambres assez vastes et presque vides, auxquelles le toit sert de plafond. Très peu de meubles, comme j’aime. Des murs blanchis ou teintés de bleu clair, des planchers rudes. Décor candide et gai, oui vraiment plus gai qu’ascétique. Dans le chai, à la porte un peu trop basse, règne une pénétrante odeur de laurier. On distingue dans l’ombre des amas de branchages, des outils et des treilles pour la pêche aux crevettes. Je me suis procuré un petit tonneau de vin blanc de l’île. C’est un clairet assez acide, qui laisse peut-être un léger goût iodé, au moins l’on est tenté de l’imaginer : la vigne croît ici au ras d’un sol sablonneux que l’on fume avec du varech.

De l’île, du village, de la mer, je ne veux rien dire encore : je laisse tout cela se mêler à ma vie, dans l’heureux étourdissement de la lumière maritime. Pour mes pensées, je les occupe en attendant à de petits exercices formels, sans nul rapport avec ce beau vertige de liberté. Depuis six jours que nous sommes arrivés, je n’ai lu que les Règles de Descartes, comme on ferait un mot croisé, pour tuer le temps avant un rendez-vous.

Premiers contacts avec les gens. — Le village se termine au bout de notre jardin. Passé la porte, on enfile une petite rue toute blanche qui contourne la panse de l’église, et aboutit à la place principale.

Au milieu de cette place, qui est un vaste rectangle de terre jaune, les habitants plantèrent à la Révolution un arbre de la Liberté. Cet orme est devenu gigantesque, majestueux exemplaire dans sa symétrie architecturale.

Il domine toutes les maisons et le clocher. Il est seul au-dessus du pays. Je voudrais le dessiner dans le style rom antique, avec tous ses détails et toute son opulence, frisé comme une perruque du grand siècle. De trois côtés de la place généralement vide, les maisons s’alignent en ordre modeste, peintes en tons clairs et simples, blanc, jaune ou vert. La couleur des volets s’harmonise avec chaque façade d’une manière subtile et précise qui en dit long sur l’âme de ce peuple discret. C’est l’impression que je veux retenir pour le moment des gens d’ici. Elle corrige la mauvaise humeur que m’a donnée notre épicière.

Car il faut bien, hélas, commencer par l’épicière, quand on aborde le village où l’on va vivre. Celle-ci est énorme et goutteuse. Elle a des douleurs dans les jambes, et m’en parle d’abord, pour me mettre en confiance. Je sens bien qu’elle veut me faire causer avant de fixer le prix du chou-fleur, des enveloppes jaunes, du peloton de ficelle et du kilo de riz.

Mes vêtements, citadins mais râpés, ne la renseignent pas clairement. Et que penser d’un « Parisien » qui manifeste l’intention de rester ici tout l’hiver ?

— C’est plutôt en été qu’on vient chez nous, me fait-elle prudemment observer.

— Je le sais bien, madame Aujard, mais je ne viens pas pour mes vacances ! J’ai du travail chez moi, des tas de choses à écrire…

Elle n’ose pas m’en demander davantage.

Et moi, je recule devant l’entreprise de lui expliquer la nature de mon travail. « Écrire », qu’est-ce que cela signifie ? Écrire pour les journaux, sans doute, mais il n’y en a pas tant à raconter sur ce pays… Je l’ai laissée en plein mystère. Elle a dû en parler longuement avec les clients qui attendaient en silence, le nez sur leurs sabots, que je sois sorti.

La mère Aujard n’a pas toujours ce qu’on voudrait. En hiver elle fait peu de réserves de produits alimentaires, les habitants n’achetant guère autre chose que de la mercerie, des lainages et des épices. Alors il faut aller de l’autre côté de la place, chez Mélie. Ce n’est pas simple d’éviter d’être vu par l’une, entrant chez l’autre. Mais c’est prudent, on me l’a dit. Car elles ne baisseront pas leurs prix pour garder un client, elles les augmenteront bien plutôt pour le punir d’avoir été en face. Sans compter qu’on n’aime pas être accueilli par la réprobation sournoise d’une épicière.

Le bureau de poste. — Trois mètres sur trois, et grille épaisse au milieu. Derrière la grille, le long visage de Pédenaud. J’ai l’impression que je lui gâte la vie. Trois fois la semaine au moins, il me voit venir avec une grande enveloppe contenant un manuscrit. Est-ce une lettre ? — Non. — Est-ce un imprimé ? — Non. C’est tapé à la machine. — Est-ce qu’il n’y a rien d’écrit à la main ? — Si, il y a des corrections écrites à la main.

Pédenaud relit pour la nième fois son tarif, fait son calcul sur un bout de papier, et conclut que j’ai à payer 72 francs, pour un envoi, ce jour-là, d’une centaine de feuillets. Il en paraît lui-même consterné. J’affirme avec vivacité que ça ne peut pas aller. Il faut tout recommencer. Finalement l’on décide d’envoyer le manuscrit comme échantillon sans valeur. Port : quatre francs soixante-quinze.

Dans l’après-midi, tandis que j’écris à ma table, j’entends grincer la porte du jardin. C’est la femme de Pédenaud qui brandit un papier. J’accours : elle me tend une formule de télégramme, mais ce n’est pas un télégramme, c’est une notification officielle d’avoir à verser sans délai la somme de Fr. 67.25 restant due sur l’envoi de ce matin. En effet, Pédenaud, qui a voulu en avoir le cœur net, a pris des instructions par téléphone au chef-lieu. Son supérieur lui a confirmé qu’un manuscrit s’affranchit comme une lettre. Il faut donc que je m’exécute, sinon c’est lui qui sera forcé « d’y aller de sa poche ». Me voilà courant à l’autobus pour arrêter le courrier. L’autobus vient de partir. Il faut téléphoner au chef-lieu, faire rouvrir au passage le sac postal, discuter passionnément, trouver une formule d’apaisement qui ménage toutes les susceptibilités, et finalement ne rien payer de plus.

Je note ceci parce que c’est un petit signe assez typique du malentendu qui apparaît entre les gens d’ici et moi dès qu’il s’agit de mon travail et de ses conditions pratiques. Petits ennuis sans gravité, bien sûr. Mais quel drame dans la vie d’un buraliste de recette auxiliaire ! Depuis lors, il rougit et transpire rien qu’à me voir entrer.

Je cause un peu, pour me faire pardonner. Pédenaud est mutilé de guerre. Il boite. On lui a donné cette recette auxiliaire à titre de dédommagement. Salaire : 280 francs par mois « en comptant tout ». Sa femme fait des lessives. En été ils pêchent des palourdes et les vendent aux baigneurs.

Bien entendu, je n’arrive pas à savoir combien ce petit commerce lui rapporte, « ça dépend des années ».

Pédenaud me considère comme riche (sinon dépenserais-je tant à son guichet ?), mais s’il savait que j’ai dépensé près de 600 francs depuis trois semaines, il estimerait que j’exagère, même pour un riche. Je me sens rejeté dans la catégorie bourgeoise. Ma bonne conscience de pauvre n’aura pas duré bien longtemps.

Derrière la même pile d’assiettes où je crois avoir déjà dit que j’avais trouvé deux ouvrages traitant de mon île, j’ai déniché ce matin une édition populaire de La Naissance du jour, de Colette. Je n’avais pas encore lu ce livre. Il est exactement de l’espèce que j’aime, et l’un des plus charmants dans cette espèce, mais ce n’est point pour cela que j’en parle ici. C’est pour une raison très précise et qui n’a rien à voir avec la critique littéraire. À la page 43 de l’édition que j’ai sous les yeux, je lis ceci : « … ils déménagent… comme les puces d’un hérisson mort. » Cette phrase a fait dans mon esprit ce qu’on appelle un trait de lumière.

Lundi dernier, au petit matin, nous nous sommes réveillés couverts de puces. J’exagère à peine : pour mon compte, j’en ai pris sept sur mon pyjama dans l’espace de deux minutes, ce qui doit constituer une sorte de record. D’autres sautaient sur le couvre-pied. D’autres sur le plancher. Je n’en menais pas large. Comme la mère Renaud était venue nous voir la veille, nous ne cherchâmes pas plus loin la cause du phénomène. Il est vrai qu’on a beau porter un nombre excessif de jupons, cela ne devrait pas suffire à rendre vraisemblable une hypothèse à ce point injurieuse. Pourtant nous n’en trouvions pas d’autres.

Or, peu de jours auparavant, un petit hérisson était venu se mettre en boule dans la plate-bande qui borde la maison, sous ma fenêtre. Il soufflait très vite, il avait l’air malade. Le lendemain nous le trouvions mort. Et je l’avais oublié là, sans sépulture, caché sous des feuillages brunis. Si j’ajoute que la porte d’entrée joint mal le seuil, tout s’explique sans peine désormais, grâce à la phrase de Colette.

Je rapporte cette anecdote parce qu’elle comporte une conclusion qui la dépasse d’ailleurs notablement et qui me paraît assez frappante. Voici : pour la première fois depuis je ne sais combien d’années, je viens de trouver dans un ouvrage littéraire la solution d’une question précise. Grâce à Colette, je sais maintenant pourquoi notre chambre était pleine de puces. Cela n’a l’air de rien, mais je vois là comme un symbole.

Les livres devraient être utiles.

J’écris ceci sur une table de café. À travers la vitrine, je vois le vieux port de cette vieille ville, la plus proche de notre île, et où nous devons encore passer deux heures en attendant le départ de l’autobus pour Taillefer. Nous sommes attablés ici depuis un bon moment déjà, tout contents de revoir le va-et-vient d’un lieu public, de lire les journaux de Paris et de fumer des cigarettes américaines au goût de miel, introuvables dans l’île. Pendant que ma femme lit des hebdomadaires, je vais renouer le fil de ce journal.

Tout d’abord, j’ai à constater l’échec de notre première tentative d’autonomie. Je ne suis pas arrivé à gagner assez vite ce qu’il nous fallait pour subsister après l’épuisement de notre réserve. J’ai travaillé beaucoup, mais je ne serai pas payé avant un mois. Or, un mois, ou même une semaine, cela compte quand on n’a plus rien. Pour celui qui vit au jour le jour, il s’agit essentiellement d’éviter les lacunes de cette sorte. (Ce que l’on nomme « difficultés de trésorerie » dans les affaires, devient ici, évidemment, un obstacle absolu.) Assuré au moins de quelque argent à venir, j’ai accepté l’invitation d’un ami qui nous offre de passer trois semaines chez lui. Il habite à une petite journée de voyage de notre île.

La leçon pratique de cette première expérience de deux mois, c’est que la liberté ne s’improvise pas. Qu’il faut la conquérir avec méthode, et organiser à l’avance un plan d’attaque, prévoyant à un jour près la date d’arrivée des renforts. Je ne suis pas trop fier de ma retraite stratégique, mais tout de même bien décidé à renouveler ma tentative, dans un mois.