(1962) Esprit, articles (1932–1962) « M. Benda nous « cherche », mais ne nous trouve pas (juillet 1937) » pp. 616-618

M. Benda nous « cherche », mais ne nous trouve pas (juillet 1937)aj

M. Benda décrivait l’autre jour à l’Union pour la vérité, une « querelle des générations » dont il définissait comme suit les éléments : « L’ancienne génération, celle dont les membres avaient environ la trentaine en 1900 fut une génération heureuse ; la génération d’après-guerre, en appelant ainsi l’ensemble des hommes qui ont aujourd’hui de 25 à 40 ans, est une génération particulièrement éprouvée par les circonstances. » D’où résulte que les anciens, les heureux, méprisaient l’action politique, — cultivaient la vérité désintéressée, — respectaient les principes éternels, — la liberté individuelle, — l’intellectualisme, — la pensée solitaire, — et le bonheur. Tandis que les jeunes, les malheureux, respectent la politique, ne veulent la vérité qu’au service de l’action, vénèrent la force, et pratiquent la religion de la lutte et de la vie dangereuse : en conclusion, M. Benda fit observer que les anciens étaient « intellectuels », et que les jeunes se voient contraints par la logique des circonstances à se montrer plutôt… « moraux ».

On goûta beaucoup l’euphémisme.

Mais lorsqu’un « jeune » fit remarquer que la génération des anciens est essentiellement celle de Barrès, de Maurras, de Sorel, de Péguy, de Claudel, de Rolland, de Bergson, qui tous, bien qu’« heureux » (selon Benda) ont défendu les thèses que M. Benda attribue à notre jeunesse « malheureuse », — M. Benda refusa de répondre. La génération des anciens, des heureux, des intellectuels riches, c’est M. Benda, et personne d’autre.

Et lorsqu’un autre fit observer, en mathématicien, que la gratuité n’est pas une méthode scientifique, et que toute pensée est un acte, M. Benda répliqua qu’il ne s’agissait pas du tout de cela, et que la pensée des jeunes se veut active en ce sens qu’elle vénère « ce qui rapporte », matériellement, bien entendu.

Après quoi, M. Benda apprit à l’assistance que ses livres se vendent très bien.

Enfin Denis de Rougemont dénonça le sophisme sur lequel repose l’œuvre de M. Benda, œuvre, en dépit des prétentions de son auteur, purement polémique et politique. Ce sophisme consiste à enfermer les intellectuels dans le dilemme : pensée « pure » ou pensée « asservie » à l’action, carence ou simonie, M. Benda ou Barrès. La jeunesse personnaliste, déclara notre ami, repousse l’une et l’autre de ces trahisons, et affirme que la pensée doit entrer dans l’action, non pas « à son service », mais au service de la vérité. Le mot d’incarnation résume cette position.

On nageait en pleine confusion. Les anciens se vantaient et accablaient les jeunes. Ceux-ci refusaient de se reconnaître dans le signalement qu’on leur attribuait.

Cette tempête autour d’un verre d’eau, dans la salle étouffante de la rue Visconti, nous apprend tout de même quelque chose. S’il est vrai que penser, pour les jeunes, équivaut à gagner de l’argent, M. Benda est auprès de nous un grand penseur, mais M. Dekobra est notre maître à tous. Et s’il est vrai que celui qui refuse d’endosser les conséquences de sa vérité prouve par là qu’il en a plus de respect que celui qui s’efforce de la réaliser, — c’est que la vérité dont il s’agit ressemble pas mal au néant.

Soyons sérieux : la majorité des traits que M. Benda attribue à la jeunesse, convient en fait à la génération des « anciens ». À cette erreur totale sur les faits, M. Benda ajoute une erreur non moins grave d’interprétation, lorsqu’il rattache ces divers traits au « malheur » de notre jeunesse, lequel ne saurait, en bonne logique, expliquer les doctrines d’un Barrès ou d’un Sorel, — qu’au surplus nous renions en bonne partie. Ce pataquès donne la mesure de la « cohérence » d’une pensée qui a pris pour idéal de « constater » purement et simplement ce qui est.

Au surplus, M. Benda se trompe quand il croit juger de Sirius. Il est encore en pleine affaire Dreyfus. Il se vante d’être intemporel, mais il n’est guère qu’anachronique. Partisan qui survit à sa cause ; et pensée qui refuse de payer.