(1962) Esprit, articles (1932–1962) « Martin Lamm, Swedenborg (septembre 1937) » pp. 784-788

Martin Lamm, Swedenborg (septembre 1937)al

Je ne pense pas qu’il soit utile de parler dans Esprit de tout ce qui vient de paraître, sous prétexte que c’est « important » ou « intéressant » ou « plein de talent ». (La discontinuité de notre chronique des Lettres ne traduit d’ailleurs pas nécessairement des intermittences de la production littéraire. Celle-ci se trouve être en fait d’une inquiétante continuité, pour des raisons plus commerciales que spirituelles, on le sait bien.) Mais si nous essayons de limiter notre critique aux ouvrages qui présentent un sens quelconque pour notre action — soit qu’ils militent pour ou contre elle, soit qu’il y ait intérêt à faire voir que les écrits les plus « indifférents » militent toujours bon gré mal gré pour quelque chose, même s’ils préfèrent l’ignorer — nous ne pensons pas que cette limitation normale — et normative — doive se traduire par un appauvrissement de notre curiosité intellectuelle. Bien au contraire. Il est totalement inutile de parler du dernier roman, dont tout le monde parle, parce qu’il n’apporte rien. On ne peut pas recommencer chaque mois le procès d’une littérature qui se vante d’être « insignifiante » — c’est-à-dire sans but, privée de « sens » — et n’y réussit que trop bien. Mais cela nous donne justement de la place pour parler d’ouvrages « spéciaux » que tout le monde passe sous silence, et qui se trouvent des plus aptes à illustrer ou élargir notre vision personnaliste.

Le Swedenborg de Martin Lamm nous en offre un exemple idéal. À tel point que je ne puis aujourd’hui qu’indiquer les pistes qu’il nous ouvre ; il faudrait une équipe pour les suivre.

Le professeur Martin Lamm est de l’Académie suédoise ; le préfacier, Paul Valéry, est de l’Académie française. Ces deux illustrations officielles exercent leur sagacité sur l’œuvre d’un illuminé que toutes les académies de son siècle eussent rejeté avec mépris et pitié. Mais la gloire posthume est un « titre » ; « l’intérêt » s’accumule avec le temps ; l’œuvre enfin devient présentable… On a l’impression, à lire M. Lamm, qu’il n’eût pas accordé une attention extrême à Swedenborg du vivant de ce grand mystique. L’excellente analyse qu’il nous donne des principaux écrits de son compatriote ne prend quelque chaleur qu’aux endroits où il s’agit de réfuter les hypothèses d’un collègue historien. Je ne nie pas la valeur intrinsèque de la thèse que défend M. Lamm et qui me paraît très convaincante, mais on se demande souvent pourquoi il la défend, et pourquoi il s’occupe d’un personnage qui ne semble exciter ni sa réprobation ni son enthousiasme. C’est ce que l’on nomme du beau travail d’universitaire : l’absence de tout intérêt existentiel garantit « l’objectivité » de l’exposé… Le cas de M. Valéry est très différent. Si étranger qu’on le connaisse aux spéculations mystiques, et aux problèmes théologiques qui s’y rattachent étroitement, c’est cette étrangeté même de l’objet qui semble l’avoir retenu, et elle lui pose des questions personnelles qu’il formule admirablement dans sa préface. Morceau brillant, disert, d’une élégance trop aisée, mais non point vide, — l’une des expressions les plus « pures » de la rhétorique valéryenne.

Swedenborg présente le cas très singulier d’un savant encyclopédique, formé aux disciplines rationalistes du xviiie siècle, qui aboutit — c’est la thèse de Lamm —, par une évolution très raisonnable, à des « rêveries » purement mystiques. On s’imagine couramment que la doctrine théosophique de Swedenborg est le système plus ou moins disparate qu’il a déduit de ses visions fameuses. M. Lamm démontre au contraire que ces visions n’ont guère fait qu’illustrer, sous une forme mythologique, une construction d’origine scientifique, remarquablement cohérente. En somme, les grands traités mystiques de Swedenborg — dont l’influence fut si profonde sur les meilleurs esprits de la période goethéenne — seraient l’expression d’un effort admirable pour résoudre l’antinomie du rationalisme et du néo-platonisme sous l’égide de la foi chrétienne. Entreprise en tous points comparable à celle d’un Pic de la Mirandole, pour ne prendre que l’un des auteurs les plus souvent cités par Lamm.

Je voudrais dégager ici trois points qui peuvent intéresser plus directement notre effort.

1. L’impartialité ou objectivité qu’affecte M. Lamm, selon la pure tradition universitaire et bourgeoise, me paraît doublement onéreuse pour la vérité, voire pour l’intelligence. D’abord en ce qu’elle rend un livre de ce genre extrêmement ennuyeux à lire, quel que soit l’intérêt du sujet, donc à son détriment, surtout lorsqu’il s’agit d’un phénomène spirituel et culturel de première importance. Ensuite, cette impartialité ne saurait être honnête — bien que l’honnêteté soit justement le prétexte qu’elle se donne — s’appliquant à un ordre de spéculation tel que le mysticisme. M. Lamm a beau s’efforcer de ne point porter de jugement de valeur sur la « réalité » des visions de Swedenborg, son expression le trahit à chaque page, et révèle un parti pris assez brutal de réduction du mystique à l’illusoire. Par exemple, il relate une des premières extases de S. et conclut ainsi : « Il est de toute évidence que cet incident ne fut autre chose qu’une perte de connaissance, etc. » Ailleurs il parle d’une préface dans laquelle Swedenborg aurait expliqué « comment il a glissé de la science dans le mysticisme ». Enfin, l’on ne voit pas du tout en quoi la logomachie particulière à l’époque de M. Lamm serait plus « objective » et « scientifique » que la doctrine de Swedenborg, qu’elle prétend critiquer. Exemples : « Les visions dont il s’agit ici sont vraisemblablement des hallucinations hypnagogiques, genre de visions qui sont loin d’être rares, même dans des états psychiques normaux. » (?) Ou : « Il est infiniment probable que ces visions, de même que celles qu’on note chez la plupart des mystiques, doivent être considérées comme des pseudo-hallucinations, qui, à la différence des hallucinations dites psychosensorielles…, etc. » On ne nous dit pas si l’on juge ces visions réelles ou non, on nous dit seulement, modestement, que ce sont de pseudo-hallucinations. Ce genre de pseudo-explications, édictées avec une assurance doctorale, me paraissant prêcher par un je ne sais quoi qui rappelle d’une double manière la fameuse « vertu dormitive »…

2. Les auteurs qui s’occupent des mystiques et, en général, d’objets religieux qui leur paraissent inquiétants pour l’intégrité de leur image « moderne » du monde, ont coutume de tout « ramener » à des catégories scientifiques contemporaines. Or ces catégories se trouvent fréquemment périmées au moment où l’ouvrage paraît. Ainsi M. Lamm, suivant W. James et les psychologues d’avant-guerre — son livre est de 1915 — déclare que les visions intérieures de Swedenborg « ne sont pas autre chose » que des photismes, « phénomènes d’automatisme sensoriel de nature hallucinatoire ou pseudo-hallucinatoire » des plus fréquents chez les mystiques, et qui « expliqueraient » physiologiquement le chemin de Damas et beaucoup de « conversions religieuses de notre époque ». Or il se trouve que les récents travaux de Minkowski (en particulier les études sur la métaphore71 que le psychiatre polonais poursuivit en collaboration avec Arnaud Dandieu) permettent de donner une interprétation totalement différente de ces « visions intérieures » ; et cette interprétation rejoint très exactement celle que Swedenborg en donnait lui-même.

De même, la cosmologie swedenborgienne, qui constitue à mon sens la partie la plus intéressante de l’œuvre du Suédois, devait apparaître purement fantaisiste et périmée à un savant de l’avant-guerre. Swedenborg affirme que l’origine de toute matière, est un « point » sans poids ni étendue, point mathématique, donc non matériel. Cette vue pouvait être condamnée en toute tranquillité avant les découvertes de la mécanique ondulatoire, — qui nous en donnent aujourd’hui l’équivalent le plus étonnamment exact. Les spéculations de Swedenborg sur le temps et l’espace « vécu » par les anges relevaient également de la fantaisie la plus échevelée aux yeux de la science d’avant Einstein… Tout ceci tendait à prouver que le problème mystique n’est nullement justiciable de « la science » d’aucune époque, et qu’il se pose au seul jugement métaphysique et théologique de chaque génération.

3. Ceci dit, il me paraît utile de poser ce problème, très brièvement, en termes de philosophie et d’éthique personnalistes.

On a souvent opposé à notre attitude, et à notre conception de la personne, l’idéal de « dépersonnalisation », ou d’anéantissement du moi, qui est sans conteste celui de tous les mystiques, orientaux ou occidentaux, païens ou chrétiens, hétérodoxes ou orthodoxes. Je n’ai pas la prétention de traiter un si grave problème en quelques lignes. Mais il me semble nécessaire de préciser au moins le lieu de la véritable opposition.

L’anéantissement du moi peut être recherché comme la suppression radicale de toute conscience personnelle et de toute responsabilité, identité, ou vocation distincte. Dans la mesure où cet effort est réel et aboutit — ce qui est encore une question — il aboutit évidemment à la négation absolue du personnalisme, chrétien ou humaniste. Ce serait — je simplifie — le cas des mystiques orientales, dont l’influence est loin d’être négligeable chez les jeunes écrivains français et belges, et s’allie parfois curieusement avec l’éthique collectiviste.

Mais l’anéantissement du moi peut aussi être compris comme un effort de l’homme pour se libérer de sa personnalité (ou de son individualité) telle qu’elle se trouve donnée à cet homme par sa naissance, et telle qu’il la développait pour ses fins propres, individuelles, individualistes. « Le moi est anéanti, écrit M. Lamm, tous les traits de la personnalité sont volontairement effacés. c’est ce que Madame Guyon appelle “la mort mystique”. L’âme ne vit plus désormais de sa vie propre, c’est Dieu qui vit et agit en elle. » Il s’agit, au vrai, de la lutte entre le vieil homme et le nouvel homme, entre l’individu et la vocation qu’il se reconnaît, je dirais volontiers : entre la personnalité, naturelle ou factice (ou « personnage ») et la personne. Et nous retrouvons alors ce qu’on pourrait nommer l’ascèse personnaliste, la tension même qui constitue la personne et l’identifie, l’effort de l’homme pour transcender son petit personnage individuel ou sociologique, et se mettre au service de quelque chose qui le dépasse, mais où il trouve enfin sa plus profonde raison d’être.

Or il semble bien que la mystique occidentale, catholique ou protestante (Swedenborg était luthérien72, comme Hamann) ait suivi dans l’ensemble cette deuxième voie. Sans doute aurions-nous ici une très belle occasion de développer en profondeur la dialectique individu-personnalité-personne, qui est fondamentale pour tout notre mouvement. Je me contenterai pour aujourd’hui de marquer le point d’insertion d’un problème qu’il faudra, évidemment, que nous traitions un jour en toute franchise, entre croyants de confessions différentes et incroyants personnalistes.