(1938) Articles divers (1936-1938) « Changer la vie ou changer l’homme ? (1937) » pp. 203-232

Changer la vie ou changer l’homme ? (1937)q

Variations du communisme

Opposez les dogmes chrétiens aux axiomes de Marx et d’Engels, les communistes vous répondront, non sans apparence d’à-propos, que l’opération les laisse indifférents : ils sont sur le plan de l’histoire, non des vérités éternelles. Placez-vous donc sur ce plan historique. Voyagez en URSS par exemple. Constatez, comme beaucoup l’ont fait (qui sont sans aucun doute les plus honnêtes), que la dictature de Staline se rapproche des régimes fascistes. Essayez d’en conclure que le communisme c’est cela, s’il se confond, comme on nous l’affirmait, avec ses effets historiques. On vous répond que vous vous trompez du tout au tout ; que vous n’entendez rien au « devenir dialectique », dont la dictature actuelle n’est qu’un stade nécessaire mais provisoire. Vous voilà rejeté sur le plan doctrinal. Informez-vous alors de cette fameuse dialectique : vous apprendrez qu’elle fut inventée par Hegel, qui eut le tort de la fonder sur l’Esprit, ce qui était proprement la poser sur la tête : que le génie de Marx l’a remise sur ses pieds en la fondant sur la matière économique ; qu’ainsi lestée, elle a pu se mettre en marche et agir au niveau du réel ; que son but primitif était de détruire l’État au profit de l’homme concret, non sans avoir d’abord renforcé cet État jusqu’à l’extrême qu’on nomme dictature ; et qu’enfin cette dictature disparaîtra nécessairement, d’elle-même, avec les derniers opposants. Vous pensiez être dans l’histoire, dans le réel : on vous invite maintenant à n’en pas croire vos yeux, qui voient Staline, mais à croire une prophétie. Cependant vous demeurez sceptique : Staline, après vingt ans de pouvoir des Soviets, annonce une constitution qui renforce encore l’étatisme, et ne parle même plus de sa suppression future. Au contraire, il fait fusiller ceux qui en parlent. On vous répond que c’est une nécessité de la tactique, dûment prévue d’ailleurs par les dialecticiens. Alors, peut-être, vous commencez à entrevoir ce que signifie : dialectique. C’est en fait, l’obéissance au parti, l’obéissance aveugle à Staline, dépositaire unique de la doctrine. Quitter le plan des vérités éternelles pour entrer dans le plan de l’histoire, cela signifiait donc, précisément, renoncer à la vérité, et ne croire plus qu’à la tactique d’un dictateur, lequel changera la vérité tous les six mois.

Mais alors de quoi donc parle-t-on lorsqu’on parle de communisme ? Où le prendre ? En quoi peut résider l’identité d’une doctrine qui prétend justifier théoriquement, à quelques années d’intervalle, la démocratie des Soviets, puis la dictature de Staline ; le pacifisme à tout prix des débuts et l’impérialisme actuel (si mal déguisé par la IIIe Internationale) ; la lutte contre l’État, et en même temps, le capitalisme d’État de Lénine ; l’expropriation des patrons en 1918, puis la restauration de la propriété privée en 1933 ; la suppression de l’héritage puis son rétablissement ; l’antimilitarisme et la création enthousiaste d’une armée abondamment pourvue de maréchaux ; l’égalité sociale absolue puis la course aux salaires et aux grades ; la ruine de la famille puis sa réfection systématique ; la critique acerbe de la SDN puis l’entrée dans cet organisme ?

Tout cela peut s’expliquer, je l’entends bien, par des nécessités pratiques et contingentes, et je n’ai pas à porter, ici, un jugement d’allure politique. Mais ce qui est grave, c’est de voir tant d’intellectuels défendre ces manœuvres au nom de la doctrine, et les justifier à tout coup (avec léger retard sur l’événement !) par des nécessités dites « dialectiques »… Les communistes sincères comprendront-ils que cette méthode figure aux yeux de qui n’a pas leur « foi », nécessairement, un simple opportunisme ? Que sert alors de discuter, de confronter ? « Rien ne sera juste à cette balance » (Pascal).

Je m’en voudrais d’exploiter l’équivoque. Mais il fallait au moins rappeler son existence, sous peine de tomber aussitôt dans les pièges grossiers qu’elle nous tend. (Pièges dans lesquels tombent les neuf dixièmes des adversaires du marxisme — et combien de marxistes eux-mêmes !)

Si maintenant j’essaie de saisir l’identité foncière et la continuité de l’attitude communiste, au travers des contradictions violentes de ses témoignages successifs, je trouve tout de même, en fin de compte, une grande volonté invariable : la volonté de changer le monde. Or une telle volonté ne saurait prendre son élan que dans le sentiment insupportable d’un défaut inhérent au monde.

Connaître qu’il existe un mal universel, et qu’il faut donc transformer toutes choses, tel est, je crois, l’acte initial mais aussi la passion constante du communiste conscient et conséquent. C’est ce mouvement profond qui légitime, à ses yeux tout au moins, les détours les plus tortueux, mettons les détours dialectiques, de l’action du parti communiste41. La « cause » justifie les moyens…

Mais alors, comment ne pas voir que ce mouvement présente, dans sa forme, avec le mouvement du chrétien (qui est sa lutte contre le péché) les plus frappantes analogies ?

Sur ce plan seul, il m’apparaît qu’une confrontation soit possible.

L’homme d’abord, ou le monde d’abord ?

Le marxiste, tout comme le chrétien, a reconnu que l’homme n’existe pas isolément, qu’il est un être « en relation », qu’il est lié à une société42. Mais encore, à l’instar du chrétien, le marxiste croit que la société présente n’a pas le droit de déterminer le tout de l’homme, et ne le peut pas. Car elle est divisée contre elle-même, et fait de l’homme qui s’abandonne à elle un être antinomique, « divisé », et comme « aliéné » de ce qu’il y a de plus humain en lui. À la découverte de « cette aliénation de soi », qui selon Marx serait le fait de toutes les sociétés passées, y compris le communisme primitif, correspond formellement, dans le diagnostic chrétien, la reconnaissance d’une corruption fondamentale, qui est le péché originel.

Il s’ensuit que pour le marxiste, aussi bien que pour le chrétien, l’homme ne pourra trouver sa plénitude et se « regagner totalement »43 qu’à la faveur d’une économie44 radicalement renouvelée.

Une réaction semblable — toujours dans sa forme — dressera donc le chrétien et le marxiste contre toute espèce de statisme, contre toute spéculation idéaliste, détachée et inactuelle, et contre toute activité qui ne concourrait pas, d’une façon ou d’une autre, à transformer, à changer quelque chose, — à lutter efficacement contre le mal universel.

Cette volonté fondamentale de transformation, je la trouve formulée et résumée, de part et d’autre, par deux propositions parfaitement claires qui, tout en affirmant avec vigueur la nécessité d’un « changement », et d’un changement pratique, concret, visible, divergent cependant, d’une manière significative, quant aux voies et moyens qu’elles préconisent.

La 2e thèse de Marx sur Feuerbach affirme :

Les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter diversement le monde ; or il s’agit maintenant de le transformer.

Et l’apôtre Paul écrit dans sa Lettre aux Romains (12, 2) :

Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre sens, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait.

Dans les deux cas, il s’agit du même mot : transformer ; et il s’agit de transformer en tant que l’on est proprement humain (c’est-à-dire en tant que l’on obéit à l’Esprit, pour Paul, et en tant que l’on fait la révolution, pour Marx). Il s’agit donc d’action. Il s’agit d’attester soit la foi, par une réalisation des volontés de Dieu, contrariant celles du siècle, — soit la pensée, par une action45 qui ne peut être que révolutionnaire.

Et cependant l’opposition de Marx et de l’apôtre éclate en ceci : que Paul veut transformer l’homme d’abord — et le monde par lui — tandis que Marx veut transformer le monde d’abord, — et l’homme par lui.

C’est sur le fait de cette opposition centrale qu’il importe d’être bien au clair, si l’on veut comprendre pourquoi la pratique et les fins du communisme contredisent radicalement la pratique et les fins du christianisme, dont elles dérivent d’ailleurs obscurément, mais coupées de leurs liens éternels, abandonnées aux seules lois du Temps.

De la polémique antispiritualiste à la doctrine marxiste

On ne répétera jamais assez que la doctrine originelle de Marx est avant tout la mise en forme d’une polémique. Elle est, très consciemment, conditionnée par la situation de l’Europe occidentale vers le milieu du xixe siècle, et par la volonté de la changer. En particulier, elle n’est « matérialiste », au sens vulgaire, que dans la mesure où la mentalité de l’époque peut être qualifiée — et se qualifie elle-même — de spiritualiste, au sens le plus contestable du terme.

Quelle était, du point de vue religieux, la situation qui se présentait à Marx ? C’était celle de la Restauration. Professeurs et bourgeois libéraux, grands patrons du capitalisme naissant en Angleterre et en Allemagne, théologiens de l’école hégélienne, ou adversaires du christianisme, tous, dans un commun accord, enseignaient ou laissaient entendre, par leur attitude pratique, que la religion concerne « l’homme intérieur » et rien que lui. C’était une « affaire privée » ; et Marx n’a fait que le constater. Elle n’empêchait nullement de faire des affaires. Ni d’opprimer les ouvriers. Ni d’appeler justice, au besoin, ce qui était utile aux maîtres. La religion ne semblait plus gêner personne46. Elle sanctionnait et protégeait l’ordre établi. Elle traduisait cet établissement même, et non plus ce qui l’eût jugé.

Marx ne perd pas son temps à dénoncer l’erreur qui est à la base d’une pareille imposture : il la sait trop profondément enracinée dans l’homme pour être atteinte par une simple critique philosophique47. Or cette critique philosophique est la seule arme dont il disposerait sur le plan de l’« esprit », car il est incroyant. D’ailleurs, ce n’est pas l’« esprit » qu’il veut sauver, mais l’homme, que les spiritualistes abandonnent à un sort toujours plus inhumain. Il lui faudra donc recourir à un autre ordre d’arguments : ceux que l’on dit « matérialistes ». Ce seront d’une part la violence prolétarienne, d’autre part la « science » infaillible des lois de l’évolution économique, qu’il formule.

Je résume et je simplifie ce processus : ceux qui prétendent réformer « l’intérieur » se gardent bien de toucher à l’extérieur. Marx dira donc, contre eux, qu’il faut d’abord transformer l’extérieur — et le reste suivra nécessairement. Pour sauver le reste — disons : la culture, l’esprit, et l’âme si l’on y tient — il faut commencer par le nier. L’« esprit » du bourgeois spiritualiste n’est qu’une caricature, mais ses ravages sont déjà tels qu’on ne peut plus songer à rétablir la vérité par des moyens purement spirituels. Au mensonge spiritualiste, opposons l’argument frappant d’un matérialisme polémique : nous l’appellerons matérialisme dialectique, pour indiquer qu’il n’est que provisoire, instrumental, qu’il doit servir au bout du compte la vérité ­­— laquelle contient aussi l’« esprit » — bref qu’il n’est en somme qu’une tactique. Faisons de nécessité vertu. Proposons-nous de changer les choses et leurs rapports, de changer « le monde », c’est-à-dire les rapports économiques et sociaux. Et s’il nous reste encore du temps, nous changerons l’homme. D’ailleurs, peut-être suffit-il de changer le cadre matériel pour que le contenu se transforme ? N’a-t-on pas démontré déjà que la culture, par exemple, n’est qu’un « reflet » du processus économique ?

On voit ainsi comment Marx lui-même se prend à son jeu polémique. Ce ne fut guère qu’à la fin de sa carrière que son ami Engels en découvrit le danger. « Marx et moi — écrit-il en 1890 — nous sommes peut-être responsables de ce que parfois nos disciples ont insisté plus qu’il ne convenait sur les facteurs économiques. Nous étions forcés d’insister sur leur caractère fondamental, par opposition à nos adversaires qui le niaient, et nous n’eûmes pas toujours le temps ni l’occasion de rendre justice aux autres facteurs. »

De la doctrine marxiste à la tactique stalinienne

En effet, de ce « mensonge » opportuniste qu’était le matérialisme polémique, promu par un glissement inévitable au rang de doctrine du parti, devait sortir la « vérité » tactique du matérialisme vulgaire, celui que la presse bourgeoise a si beau jeu d’attaquer aujourd’hui — encore qu’elle le pratique elle-même sans vergogne, tout en le niant pour les besoins de sa cause. Ce matérialisme vulgaire, que Marx avait tout d’abord combattu48, est devenu, après lui, un mensonge absolu exactement symétrique de celui des idéalistes : la croyance que si l’on change l’ordre des choses, on change automatiquement la réalité humaine. Obligé par ses adversaires à proclamer la primauté du matériel, Marx ne se rendit pas compte qu’il allait déchaîner un préjugé absurde, une erreur non moins grave que celle des défenseurs de l’esprit pur : l’erreur qui porte l’homme à croire que la cause de tous ses malheurs est dans les choses, et non dans lui. (Il n’en fut pas conscient, et pourtant il en est responsable, nous reviendrons plus tard sur ce point.)

Le peuple — et la bourgeoisie donc ! — répète que l’habit ne fait pas le moine, et que l’argent ne fait pas le bonheur. Pratiquement, il croit dur comme fer que l’habit fait le moine et que l’argent fait le bonheur. Marx vient lui expliquer en 15 volumes — dont on a fait des résumés — qu’il a raison de croire cela. Bien plus, Marx vient lui démontrer que ceux qui prétendent le contraire, et qui prêchent que l’argent ne fait pas le bonheur, sont simplement des exploiteurs, qui ont l’argent et qui veulent le garder — justement parce qu’il fait leur bonheur !

Alors, il n’y a plus qu’une seule voie : instituons le plan quinquennal, créons une industrie puissante, faisons mieux que l’Amérique, devenons encore plus riches, car l’argent distribué aux masses ne manque pas de créer du bonheur. Pour réussir, il faut une discipline. Pour la maintenir, il faut un dictateur. Libre aux bourgeois, aux scrupuleux, libre au camarade Gide lui-même de s’indigner : il faut ce qu’il faut. L’étatisme dictatorial contredit la doctrine de Marx ? Qu’importe, puisque le but final est la richesse, mère du bonheur. N’est-ce pas là ce que voulait Marx ?

Résumons : Marx n’a pas voulu le matérialisme vulgaire. Mais les nécessités de la polémique d’une part, — et sa définition de l’homme concret, purement social, d’autre part, l’ont amené à mettre l’accent sur les facteurs matérialistes. C’est cet accent que « les masses » ont senti, parce que tout les y prédisposait. Le résultat, c’est l’URSS de Staline, régime dont je voudrais bien qu’on me démontre en quoi il diffère du fascisme, dans ce que le fascisme a de plus oppressif pour l’homme et pour sa liberté.

L’attitude chrétienne devant le « monde »

On parle avec raison de « doctrine » marxiste, d’« idéologie », de « tactique » communistes. Mais ce serait introduire une confusion irrémédiable que de parler dans le même sens d’une « doctrine » du christianisme. Le chrétien, et surtout le protestant, répugne absolument à concevoir que les dogmes théologiques puissent figurer la théorie d’une pratique49. Le christianisme n’est pas un programme ; ni, comme le disent certains primaires marxistes, une « idéologie » ; ni une tactique, cela va de soi. Parlons plutôt d’une attitude. Et d’une attitude totale. (Je dirais bien totalitaire, si le mot n’avait été pareillement perverti par les caricatures séculières de la révolution chrétienne.)

La vie et la pensée chrétiennes, en effet, se réfèrent à chaque instant à ce qui détermine le tout de l’homme : son origine, sa fin, et sa mission présente. Le chrétien sait qu’il vient de Dieu, le Créateur ; qu’il va vers le Royaume de Dieu, le Réconciliateur ; et qu’il a pour mission actuelle d’obéir à une Parole qui est Jésus-Christ, le Médiateur. Mais cette Parole juge « le monde » qui l’a rejetée. Elle ne sauve que ceux d’entre les hommes qui refusent totalement ce monde et s’attendent totalement au Royaume. Ce refus, cette attente active50 constituent la révolution la plus radicale qui soit, disons mieux : la seule radicale. Et toutes les autres, dans notre Occident troublé par un message qu’il méconnaît, ne sont que les reflets énigmatiques de cet événement primordial — ses succédanés temporels, en dérive vers le néant.

« Ne vous conformez pas à ce siècle présent, mais soyez transformés… » Cela ne signifie pas, pour un chrétien, que « le monde » soit abandonné. Cela ne signifie pas qu’une fois opérée cette transformation personnelle que l’on nomme la conversion, le chrétien n’ait plus qu’à attendre, et à subir en gémissant les lois d’un monde qu’il condamne ! Car alors, où serait son refus ? Et quelle preuve aurions-nous de sa transformation ? Une mauvaise humeur résignée ? Une simple réticence ou réserve mentale au sein du conformisme triomphant ? C’est bien là ce que pensent les marxistes, mais c’est aussi où apparaît leur erreur initiale sur l’homme. Leur ignorance ou leur aveuglement quant au devoir, et au pouvoir, de l’homme transformé par la foi.

L’homme nouveau, selon l’Évangile, est un homme qui a changé de sens. Il est orienté autrement, comme l’indique le mot conversion. Obéissant à la Parole que Dieu lui adresse, il reconnaît du même coup l’origine et le but de sa vie : il connaît dès lors son péché, tout ce qui l’écartait de sa voie. Mais il se connaît du même coup responsable à l’endroit du monde. Car si le monde s’est livré à l’injustice et au désordre, c’est par la faute de l’homme, qui était son roi, et qui a trahi. Et tout péché individuel répète et aggrave cette faute. Ainsi : conscience du péché, connaissance de la fin et de l’origine, obligation d’agir pour racheter le mal commis, sont trois moments indivisibles de la « transformation » dont parle Paul. L’un n’est pas concevable, sérieusement, sans l’autre. « Toute droite connaissance de Dieu naît de l’obéissance », écrit Calvin. Et que serait une obéissance qui ne se manifesterait pas ?

La transformation personnelle, au sens total de l’Évangile, ne peut donc se traduire, si elle s’est faite, que par une action du chrétien : contre le monde dans sa forme présente, et pour le monde restauré dans la Promesse.

Il faut aller plus loin que cette affirmation tout évidente. Non seulement l’homme converti devient transformateur du monde — ou sinon il n’est pas converti — mais encore toute transformation de la forme actuelle des choses, qui ne serait pas l’effet d’une conversion des hommes, ne doit être aux yeux du chrétien, qu’une réforme sans grande portée. Voilà qui paraîtra plus scandaleux. Et cependant l’Évangile est formel : « Que servirait à un homme de gagner le monde, s’il perdait son âme ? » Son âme, c’est-à-dire la conscience de son origine et de sa fin, du sens même de son action, de sa pensée, de sa vie corporelle ! Précisons, car nous ne parlons pas de vérités « purement théologiques » comme le dirait un incroyant. Que servirait à l’homme, tel que le voit le chrétien, de sauver sa vie matérielle et morale, d’échapper à la guerre, à la misère, à l’oppression, s’il ignore ou refuse « la seule chose nécessaire », le seul gage du salut total ? Alors, va-t-on, si l’on est converti, laisser le monde aller son train, et les guerres se déchaîner, et les chômeurs mourir de faim ? Ce serait prouver qu’on n’est pas converti. J’agirai donc, toutefois non pour le monde, et non pour sauver quelque bien, mais parce que je me sais responsable personnellement du désordre établi. J’agirai par reconnaissance envers Dieu qui m’a transformé. Si je n’avais pas cette reconnaissance, ce serait que j’ignore mon salut. Mais si je connais mon salut, je ne puis supporter mon péché et ses effets dans le monde réel où vivent les hommes — où meurent les hommes.

Reproches réciproques que s’adressent les chrétiens et les marxistes

Telle étant donc la conception chrétienne de l’homme, seul responsable du mal qui est dans le monde, on comprendra que l’état d’esprit marxiste lui apparaisse nécessairement borné. Je me servirai d’une image. L’enfant qui rate son coup, ou qui se heurte contre un meuble, se fâche contre les choses et les rend responsables. Il croit que c’est elles qu’il faut changer. Il bat la table, comme Xerxès faisait battre l’Hellespont. C’est ce préjugé infantile que le marxisme devait consolider dans la conscience prolétarienne. Déviation grossière, dira-t-on ; mais pouvait-elle être évitée ? Marx n’avait-il pas dit qu’il fallait commencer par changer l’ordre matériel, l’ordre des choses, et que les hommes ensuite deviendraient plus habiles à s’entendre et à vivre heureux ? « Changer la vie », criait l’enfant Rimbaud ! Et les intellectuels de gauche reprennent aujourd’hui cette devise, pour l’opposer au « spiritualisme » autant qu’à la routine et au cynisme des conservateurs.

Saint Paul n’a pas cette tragique naïveté. Il ne se fâche pas contre l’Empire romain, et ne désigne pas sa destruction comme premier objectif aux chrétiens. Pourtant l’Empire leur ôte toute liberté, et bientôt leur ôtera la vie ! Ne faut-il pas « aller au plus pressé », sauver d’abord sa peau, renverser les tyrans ? Ainsi parlent le bon sens, et le marxisme. Mais si l’Apôtre avait placé la lutte sur ce terrain que l’on dit réaliste, à supposer que le « parti chrétien » eût triomphé, rien ne l’eût empêché de subir le sort fatal des révoltes politiques : il eût revêtu les formes du pouvoir déposé51 et renvoyant à des temps plus paisibles l’évangélisation — sa raison d’être — il se fût consacré aux tâches plus urgentes : donner du pain et des spectacles à la foule. Mais Paul était apôtre et non pas dictateur. C’est pourquoi son message nous est encore prêché. Il annonçait aux hommes non pas la haine et le cynisme — qui appartiennent à la forme du monde — mais la nouvelle, absolument nouvelle, venant d’ailleurs, d’au-delà de ce monde, de leur transformation en Christ, venu au monde. Il n’annonçait pas un futur hypothétique, au nom d’une théorie ardue, mais une présence immédiatement active et totalement salutaire, au nom d’une Personne vivante et de son amour éternel. Il annonçait l’homme changé.

Trop beau tout cela ! Trop beau pour être vrai, dit le marxiste. (Chrétien, changé, je suis encore assez « vieil homme » pour le comprendre.) Sur quoi repose cette transformation dont vous parlez ? Sur une foi que ma raison refuse, et qu’elle m’ordonne d’ignorer. Je ne vois pas les effets d’une telle foi dans l’histoire de notre Occident52. Si je n’ai pas votre foi, je ne les vois pas. Je vois une Église établie, opprimant toutes les dissidences, pactisant avec les puissants, soutenant partout les régimes rétrogrades et prêchant la résignation. C’est vraiment trop facile de se mettre en règle avec sa mauvaise conscience, en prétextant que l’intérieur importe seul, et que le « pain de vie » suffit à nourrir l’homme ! Peut-être suffit-il à vous nourrir, personnellement, mais ce n’est pas cela qui supprime la misère, qui empêche la guerre, qui change le monde !

Il faut le dire à notre honte, à nous chrétiens : ces reproches apparaissent justifiés à la grande masse des travailleurs. Si le marxisme a provoqué parmi les « exploités » un tel soulèvement d’espérances, de telles vagues d’adhésions enthousiastes, si aveuglement enthousiastes, c’est qu’il s’est trouvé seul à protester contre le monde tel qu’il va. On dira : c’est d’abord qu’il a su rejeter sur l’oppression capitaliste, trop réelle, tout le malheur inhérent à l’existence, tout le malheur dont en vérité le péché de chacun est responsable. L’observation est juste ; elle est insuffisante. Ce qui explique en dernier ressort le succès « religieux » du marxisme, c’est sa volonté proclamée, concrète et immédiate, de changer tout ; et non pas seulement l’« esprit » ou l’« intérieur ». Or si le marxisme a réussi cela, s’il a pu paraître cela, c’est dans la mesure où le christianisme, aux yeux des masses, n’a plus osé se montrer chrétien. C’est que le sel a perdu sa saveur, et son amertume salutaire. C’est que la seule espérance véritable et certaine n’a plus été prêchée au monde avec une force d’attaque assez gênante et bouleversante. C’est que l’« esprit » qui devait être l’agent du changement total, perpétuel et seul réel, est devenu le gardien des conformismes, ou du moins n’a pas su, par excès de prudence, empêcher que les foules le considèrent comme tel.

Les chrétiens sont bien plus responsables des succès de Marx auprès des foules, que le marxisme n’est responsable du déclin des Églises dans le monde moderne. C’est pourquoi les reproches du marxiste au chrétien sont humainement bien plus valables que ceux du chrétien au marxiste. En gros : si Marx se trompe et réussit, c’est parce que Christ est mal prêché par ses disciples (que ce soit en paroles ou en actes).

Si les chrétiens gardaient une conscience plus fidèle, partant plus douloureuse de ce fait, je crois qu’ils éviteraient d’attaquer le marxisme dans les mêmes termes que la réaction. Mais ceci dit, et maintenu, il reste qu’en doctrine, et indépendamment de toutes nos fautes, l’objection marxiste ne vaut rien, alors que l’objection chrétienne est imparable.

Quand un marxiste me reproche de me contenter d’un changement tout spirituel, et qui n’affecte en rien le cours des choses, je suis fondé à lui répondre : « Ton reproche s’adresse à mon hypocrisie, à ma lâcheté, à mon absence de foi, mais non pas du tout à la foi. Car la foi, dit Luther, est ‟une chose inquiète”, on ne l’a pas impunément, et si on l’a, cela se voit, des choses changent. Ce que tu me reproches, c’est, en fait, de n’être pas assez chrétien ! Tu m’incites donc à le devenir davantage, quand tu croyais réfuter ma religion. Ton athéisme devient prédication ! Drôle d’aventure, pour un dialecticien ! Si tu dis que le chrétien est celui qui ne fait rien, tu prouves simplement que tu ignores tout du christianisme. » (Je répète que ce n’est pas sa faute, à ce marxiste, mais notre faute, et tout d’abord la mienne.)

Par contre, quand je reproche au marxisme sa déviation matérialiste actuelle, je ne passe pas à côté de ce qui est essentiel chez Marx. Je ne critique pas une erreur contingente. Je ne dis pas : vous n’êtes pas assez marxistes ! Je dis : dès le départ, dès l’origine doctrinale, intrinsèquement, et dans la mesure exacte où l’on est un marxiste convaincu, non point dans la mesure où l’on trahit le marxisme, on fait une erreur fatale, irrévocable, aujourd’hui manifeste. Erreur sur l’homme et sa mission cosmique. Erreur sur la personne — dans mon vocabulaire. Ma critique porte sur l’essentiel du marxisme, alors que la critique marxiste porte sur un christianisme dénaturé. Et l’essentiel du marxisme, je le répète, c’est sa volonté de changer le monde, le monde d’abord, et non pas l’homme d’abord, et le monde par lui. Or une telle volonté ne peut conduire qu’à l’excès du matérialisme, non point par la malice de Staline, mais par l’effet des conditions physiques et spirituelles de l’homme en ce qu’elles ont d’irréductibles à toute détermination sociale ou historique imaginable, dans le passé, le présent ou l’avenir53.

Le problème des fins dernières : Royaume de Dieu ou paradis terrestre ?

Nous arrivons maintenant, toute équivoque grossière dissipée en principe, au lieu de la véritable décision.

Certains, frappés comme je le suis, par les ressemblances formelles indiscutables que présentent la volonté du vrai chrétien et celle du communiste militant, ont tenté la synthèse pratique des deux croyances, qu’ils estimaient complémentaires. D’autres, plus nombreux qu’on ne le pense, souhaitent au moins et appellent cette synthèse, paraissant redouter je ne sais quel malheur pour leur foi, ou pour son « succès », si l’on ne parvient pas à l’opérer. Dans la jeunesse universitaire chinoise et japonaise, le problème se posait avec urgence, aux environs de 1933, de réunir dans un même enthousiasme, « les deux Karl », c’est-à-dire Barth et Marx !54 C’est ici qu’une critique proprement théologique se révèle seule capable de marquer les limites existant en fait, et les distinctions décisives.

La pratique du communisme n’est justiciable, en soi, que d’une critique politique, économique, historique, etc.55 Et je ne vois pas que le chrétien comme tel ait des lumières particulières sur ces sujets, qui exigent un savoir technique. Mais ce qui tombe directement sous le coup de la seule critique théologique, ce sont les buts derniers du communisme et les postulats qu’il suppose.

Qu’on me permette ici d’être un peu schématique pour plus de clarté. Il me paraît que l’opposition finale entre la croyance marxiste et la foi personnelle du chrétien suffit à expliquer tout le reste. Le communisme prépare un paradis terrestre, le paradis temporel de l’homme ; le christianisme prépare un Royaume éternel, qui sera celui de Dieu, non de la Terre. Tous deux sont eschatologiques, en ce sens qu’ils rapportent leur accomplissement à un état dernier et invariable, à un terme futur et total, accessible au travers d’une longue tribulation, d’une longue passion temporelle. Et c’est la « foi », substance des choses espérées, qui permet seule de supporter les maux que l’on endure au nom du but dernier. (Le chrétien chante sur son bûcher, le komsomol accepte un salaire de famine s’il faut cela pour sauver l’URSS.) Mais l’eschaton chrétien est au-delà de ce temps, est éternel, et par là même peut être immédiatement présent dans notre cœur56 alors que l’eschaton marxiste, temporel, s’enfuit dans un futur indéfini, — cent ans, mille ans ou deux-mille ans ? — et ne peut exister hic et nunc.

Comment l’opposition radicale de ces deux fins, la temporelle et l’éternelle, va-t-elle maintenant se manifester dans notre siècle ? Le phénomène de la « conversion » le fait bien voir.

Un homme qui se convertit au christianisme, c’est un homme qui reçoit et qui saisit la Révélation en Personne. Et du coup le Royaume est au-dedans de lui. Cet homme n’est plus le maître de sa vie. Il est l’agent d’une vocation venue d’ailleurs, mais pour lui seul et ici-bas, et qui anime désormais ses gestes et sa pensée la plus intime. Dès maintenant sa personne est recréée. Dès maintenant, elle entre en conflit avec le monde et ses formes mauvaises. Dès maintenant, elle porte témoignage en faveur du fait accompli d’une révolution humaine. Le chrétien converti commence donc par la fin que visait l’espérance communiste. Il possède déjà l’essentiel, que Marx voyait au terme de l’histoire : la personne. Et alors, il attaque le monde !

Mais un homme qui se convertit au communisme ne se rattache pas à une Présence actuelle. Il fait un pari dont l’objet n’est pas accessible aujourd’hui. Il mise son action immédiate sur un fait qui n’est pas accompli, l’histoire n’ayant jamais connu de réalisation de communisme. Ainsi, des deux, c’est le marxiste qui est l’utopiste ; et c’est le chrétien qui est le réaliste. (J’entends bien : le chrétien véritable…)

Le marxiste dit : « Je ne table pas sur une foi dans l’invisible, mais sur des faits concrets qu’il faut changer. Chaque réforme obtenue, chaque revendication réalisée, me montre dès maintenant un peu de la réalité de mes espérances. » Mais l’espérance finale du communisme, c’est la libération de l’homme. Et moi je lui montre un homme libéré, tandis qu’il ne peut me montrer que quelques conditions préliminaires d’une libération toujours future.

Je marquerai encore une autre différence, non moins radicale et urgente. Le chrétien converti a déjà l’essentiel : par là même, il se voit contraint à chaque instant de transformer autour de lui ce qui s’oppose à son bien souverain. S’il est chrétien, il sait qu’il est membre d’un corps qui porte toutes les marques du péché. Il est alors en face du monde, et au nom même de sa foi, dans la posture d’un révolutionnaire permanent. Non seulement il se voit contraint de venir en aide à son prochain, mais encore rien ne peut le satisfaire de ce qu’il obtient, par cet effort, s’il compare ce mieux-être relatif au don parfait qu’il a reçu en Christ. Il possède en lui-même la mesure d’une perpétuelle transformation, nécessaire dans tous les domaines où son activité peut se développer57. Mais le marxiste, quelles que soient la souffrance et la colère qu’il éprouve devant les injustices présentes, du fait qu’il croit que l’intérêt de l’homme est seul en jeu — et de l’homme tel qu’il le conçoit, être social — se verra fatalement neutralisé dans son effort par les gains peu à peu obtenus. Une balance s’établit entre les intérêts sociaux présents et le désir d’aller au-delà, d’aller jusqu’à l’accomplissement final. Car cet accomplissement, ou plénitude, n’est jamais qu’un futur théorique, — si passionnée que soit l’espérance du marxiste — et non pas une présence exigeante et totalement animatrice.

C’est ici la raison profonde des déviations dites « réformistes » ou « étatistes » de la révolution matérialiste. Pour qu’une telle pesanteur ne gagne pas sans cesse sur les élans révolutionnaires spasmodiques qui agitent l’humanité (comme en 1789 et en 1917), il faudrait que l’homme soit délivré de son péché, « changé », sorti du plan, précisément, où le marxisme le maintient.

Moyens d’action du chrétien et du marxiste

Préparer le royaume de l’homme, ou témoigner par des actes visibles en faveur du retour d’un Royaume déjà réalisé en Christ, cela suppose identiquement une volonté de changer tout ce qui peut l’être ; mais aussi, cela suppose certains moyens d’action qui ne sauraient être les mêmes dans les deux cas, si la fin seule justifie les moyens58.

La fin, ou le télos de l’action du chrétien, c’est le royaume de justice et d’amour. Tout acte qui contredirait, dans le présent, la loi d’amour et de justice, même s’il était commis au nom des intérêts de l’Église chrétienne, détruirait en fait cette Église en tant qu’elle vit dans chacun de ses membres, et non pas dans un ciel abstrait.

Car le gage de l’action chrétienne n’est pas futur, mais éternel et donc présent. Si, pour sauver le futur de l’Église, je désobéis dans le présent, je perds tout du même coup, présent, futur, éternité. Je crucifie le Christ et je m’oppose à son retour. Il n’est donc pas d’« opportunisme » chrétien qui tienne, et tous les moyens du chrétien doivent être aussi purs que sa fin.

Tout autre est le cas du marxiste. N’ayant pas derrière lui de modèle accompli, ni en lui de Présence souveraine, il se sent libre d’appliquer les moyens qu’il juge adéquats aux intérêts momentanés de son Parti et de sa classe. Ainsi Staline peut justifier en bonne doctrine « dialectique » ses négations actuelles du but final de Marx. Il légitime son étatisme totalitaire en arguant que c’est le seul moyen d’accéder à un stade économique plus favorable au développement du socialisme. Je vois beaucoup de marxistes s’en indigner mais je doute qu’ils soient bien conséquents, et que leur indignation traduise la vraie volonté du marxisme, plutôt qu’un reste d’humanisme libéral. Le fait est que la grosse majorité des communistes suit Staline. D’où il résulte à l’évidence que pour la grosse majorité des communistes, le mensonge, la haine, l’oppression, l’hypocrisie suprême nommée « raison d’État », et jusqu’à la guerre s’il le faut, sont des moyens parfaitement acceptables en tant qu’ils servent le progrès prolétarien, et préparent un avenir conforme à la doctrine59. Que leur importe une « faute » personnelle et actuelle, puisqu’il n’y a pas de salut présent ni éternel, puisque le salut n’est pas pour eux de toute façon, mais pour les descendants de leurs descendants ? C’est ainsi qu’on a vu Zinoviev, par « fidélité » au Parti, c’est-à-dire à l’avenir du Parti, proférer des aveux mensongers qu’il croyait tactiquement utiles.

Imaginez maintenant qu’un vrai chrétien juge bon de s’inscrire au parti communiste ou de militer en sa faveur : l’alternative où il se place est sans issue. Car ou bien il accepte les disciplines d’action que lui impose son parti, et qui comportent la haine et le mensonge : mais alors pour sauver le monde, il perd sa raison d’être personnelle, et renie justement cette foi qu’il croyait mieux servir dans le communisme ; ou bien il tâche de n’agir qu’en chrétien ; mais alors il devient un opposant, un « trotzkyste » ou un « saboteur », et à tout le moins un militant suspect.

Tout cela repose sur un fait unique, que nous pouvons formuler simplement : la fin dernière du chrétien est présente en chacun de ses actes, ou bien n’est pas ; tandis que la fin dernière du marxiste est un avenir absolument hétérogène aux actions qu’il peut faire aujourd’hui, dans un ordre non socialiste.

Par où l’on voit qu’en dépit du langage, la transcendance de la foi chrétienne se manifeste ici et maintenant et engage le tout de l’homme ; tandis que l’immanence de la croyance marxiste renvoie sans cesse le fait humain total dans un avenir indéfini, et n’engage que certaines dispositions de l’être, celles-là précisément que l’avenir socialiste, la société sans classes, doit supprimer ! Le marxiste croit que le bien sort du mal ; le chrétien sait que le bien naît du parfait.

D’une conséquence politique de la foi

Je m’adresserai maintenant aux chrétiens déclarés. J’en vois beaucoup qui estiment que la transformation de l’homme importe seule, puisqu’elle est, en effet, l’essentiel, et le but de tout autre changement. J’en vois beaucoup qui jugent que l’action personnelle de charité et de sacrifice, pour le mieux-être du prochain, suffit à compléter, si je puis dire, l’action proprement religieuse. Et j’entends bien que les sacrifices qu’ils font ne sont pas seulement « spirituels », entraînent des risques financiers, et même parfois l’abandon de tous biens et d’intérêts humains très chers. Mais je demande à ces chrétiens « changés » s’ils ont un souci suffisant des suites sociales et politiques qu’implique en fait leur attitude ? Et je pense en particulier aux membres du Mouvement des Groupes, qui représentent à l’heure actuelle le christianisme le plus « activiste ». Pourquoi refusent-ils de s’occuper de politique ? Comment se fait-il qu’un grand nombre d’entre eux s’en désintéressent pratiquement ? Ils me disent : « On ne peut pas tout faire ! Quand beaucoup d’hommes seront changés, beaucoup de problèmes se poseront autrement… » Je veux les croire. Ils courent au plus pressé. Mais le marxiste aussi me tenait ce raisonnement, pour justifier une action tout inverse. Je pense qu’il faut aller plus loin60.

La déviation matérialiste du marxisme ne doit pas seulement nous inciter à des condamnations toutes théoriques : elle doit nous avertir de corriger sans trêve la déviation spiritualiste qui menace notre vie chrétienne, et qui est la cause certaine des succès du marxisme. Tant que les chrétiens ne comprendront pas que leur foi doit se manifester sur tous les plans de l’activité humaine, y compris le plan politique, ils ne répondront pas au défi du marxisme, qui s’en trouvera justifié pour autant.

Je ne crois pas à une politique chrétienne, déduite une fois pour toutes de la théologie. Mais je crois que le christianisme, aussitôt qu’il se manifeste en vérité, entre en conflit avec certaines structures politiques, et contribue, par son action la plus intime, à la création d’autres formes. Il importe de savoir lesquelles, et de les préparer consciemment. Sinon nous laisserons le champ libre à toutes les entreprises désespérées qui passionnent les masses incroyantes. Il se pose là, me semble-t-il, une question de solidarité, qui est une forme de la charité. Parfois aussi le devoir chrétien peut apparaître plus historiquement défini et localisé : je n’en donnerai qu’un seul exemple, que je crois actuel entre tous.

Tout le monde sait, ou pressent au moins, ce que signifie la menace totalitaire, qu’elle soit fasciste ou soviétique : c’est la « mise au pas » de nos vies et de tous les aspects de nos vies, tant spirituels que matériels, au service de l’État déifié. Cette situation n’est pas sans rappeler celle de l’Empire romain au premier âge du christianisme, telle que nous l’évoquions plus haut. Toutefois, l’un des facteurs au moins s’est modifié notablement : les chrétiens ne forment plus des groupuscules obscurs, ils ont constitué des églises visibles (et même parfois trop visibles), organisées (parfois trop bien organisées). On parle, à tort ou à raison, d’États chrétiens, ou de nations, de forces, de civilisation chrétiennes. Tout cela se trouve mis au défi par l’exigence totalitaire, comme le prouve le spectacle de l’Allemagne. L’État nouveau veut qu’on l’adore, sinon déjà dans des formes religieuses, du moins dans des formes qui s’opposent aux commandements du Décalogue, et au devoir d’amour chrétien. Le conflit est inévitable. Suffira-t-il dès lors de se laisser persécuter ? N’avons-nous rien à faire qu’à subir le martyre ? Ou qu’à revêtir vis-à-vis de l’État une attitude d’objecteurs de conscience ? N’avons-nous rien que nous-mêmes à sauver, alors que nos erreurs passées sont pour une part, peut-être capitale, dans le malheur universel qui vient ? Or toute attente passive, si courageuse qu’elle soit, devient dans le cas présent une complicité. L’État totalitaire ne saurait s’instaurer contre l’opinion générale. Celle-ci se laisse séduire par les seuls constructeurs. Mais alors, quel point de vue constructif le chrétien peut-il soutenir, s’il ne veut pas rester l’objecteur que j’ai dit ?

Un protestant, et je précise : un calviniste, doit être ici en mesure de répondre.

De toutes les églises chrétiennes, l’église calviniste est en effet la plus antitotalitaire par essence. Je ne rappelle qu’en passant les dragonnades et les guerres de religion qui les précèdent : on sait assez que ce fut la lutte d’une royauté déjà « totalitaire » contre des groupes, loyalistes il est vrai, mais réfractaires à certaine mise au pas. Il serait peut-être abusif de déduire d’une situation déterminée par la persécution brutale, que les églises calvinistes défendaient alors, par principe, un régime fédéraliste. Mais si nous remontons plus haut, jusqu’au règne de François Ier, c’est-à-dire jusqu’à une époque où la passion totalitaire des gouvernants n’avait pas encore pu s’affirmer comme elle le fit sous Louis XIV, nous constatons que la première discipline que se donnent les églises calvinistes revêt une forme consciemment fédérative61. Or il ne s’agit plus ici de contingences historiques. C’est le fond même de la doctrine calviniste qui s’exprime par cette structure. L’importance attachée par Calvin à la notion de vocation personnelle suffit à expliquer ce processus. À une éthique charismatique62 correspond nécessairement une organisation fédéraliste de l’Église, et même de l’État.

Calvin n’a pas fondé, comme le répètent tous les manuels, une société théocratique, mais bien une société de type fédératif, respectant les diversités, voulues par Dieu, dans l’unité spirituelle. Et les suites de cette création sont encore visibles aujourd’hui : nulle part l’esprit totalitaire n’a trouvé moins de complicité et plus de résistance déclarée que dans les pays calvinistes, où la notion de l’autonomie des groupes reste vivace (Angleterre, Écosse, Suisse, Hollande). En Allemagne, la lutte des églises contre l’emprise morale de l’État fut menée, on le sait, par Karl Barth : c’est-à-dire par un calviniste…

Je ne voudrais pas restreindre la portée de ce fait en l’opposant, comme il serait facile, à l’esprit unitaire et impérial qui anime l’Église de Rome. Le grand souci d’œcuménisme, que nous voyons gagner toutes les églises, est une promesse à laquelle nous devons croire de toute la force de notre foi. Aussi ne veux-je tirer de mon exemple qu’une conclusion que je crois valable pour tout chrétien, à quelque église qu’il appartienne. Nous avons tous reçu de Dieu un appel strictement personnel, un « charisme » dont nous sommes responsables. Nous ne pouvons donc pas approuver une forme d’État qui, par définition, contredit toute diversité, toute autonomie spirituelle au sein de la communauté. Il y va de notre tout, personnel, mais aussi de la valeur de la communauté pour tous les hommes qui la composent. Ne fût-ce que pour cette seule raison — et j’en ai mentionné plusieurs autres —, un chrétien ne peut pas approuver, comme chrétien, la forme politique du communisme63. Il lui faut donc en préparer une autre, et prendre enfin parti, positivement, dans l’immense lutte qui va mettre aux prises l’étatisme totalitaire et le fédéralisme libre.

Responsabilité des chrétiens vis-à-vis des marxistes

On connaît la « croisade antimarxiste » qu’organise dans le monde entier la panique des capitalismes. Cette croisade a pour vraie devise : dividendes d’abord ! Mais elle entend utiliser le spirituel comme masque. Elle entraîne beaucoup de braves gens au service d’une cause présentée comme une valeur de pères de famille. C’est en vérité la croisade du matérialisme hypocrite contre le matérialisme généreux. C’est aussi la croisade des fascismes contre leur frère, le stalinisme : une guerre de religions qui ne sont pas les nôtres. Je prends ici parti contre une telle entreprise, pour les mêmes raisons, mais aggravées, qui me faisaient prendre parti contre le régime communiste. On nous donne à choisir entre deux sortes de matérialisme. Mais le communisme, au moins, voulait changer le monde…

Contre les arguments démagogiques de nos croisés, je répète, après Berdiaev, après Gide : la « vérité » du communisme résulte de la trahison du christianisme par la chrétienté. Toutes les aspirations valables et généreuses du marxisme sont autant d’essais de sauvetage de vérités chrétiennes égarées, déformées, ou « mises sous le boisseau par les chrétiens ». Cela est vrai même de l’aspiration totalitaire, qui est monstrueuse dans ses formes actuelles, mais qui traduit encore, obscurément, l’aspiration d’un Occident jadis chrétien, vers une économie sauvée : le Royaume où Dieu est « tout en tous ». Si les églises chrétiennes ont à souffrir demain par le fait d’un État tyrannique, il faut qu’elles sachent qu’elles en sont responsables, dans la mesure où elles cédèrent, jadis, aux tentations théocratiques ou séculières. Si la culture et si nos libertés civiques sont brimées, par le fait d’une doctrine et d’un État « matérialistes », il faut savoir que nous en sommes les responsables, dans la mesure où nous cultivons un esprit détaché du réel, une liberté abstentionniste et inféconde.

Tout le mal vient de notre esprit. C’est à lui de faire pénitence, car c’était lui qui devait témoigner de sa primauté salutaire. Mais il faut aussi repartir.

La tragédie de Marx et du marxisme, c’est de n’avoir pas su, ou pas pu opposer au mensonge spiritualiste, la vérité du spirituel.

Nous n’avons pas à nous dresser contre la « vérité » déviée de Marx, contre une vérité orpheline, coupée des liens vivants qui l’attachaient en Dieu à ses fins et à ses origines. Mais nous devons proclamer la vérité parfaite dont nous avons, nous les premiers, dévié. « Malheur à moi si je n’évangélise ! », disait l’Apôtre. Malheur à moi si je refuse de réaliser l’Évangile dans tous les domaines de la vie. La seule lutte efficace contre le matérialisme, c’est la lutte qu’il nous faut mener contre la tentation spiritualiste.