(1938) Articles divers (1936-1938) « Réponse à Pierre Beausire (15 janvier 1938) » pp. 182-184

Réponse à Pierre Beausire (15 janvier 1938)t

M. Pierre Beausire80 demande aux personnalistes « de ne point perdre leur temps et leurs forces à discuter avec leurs adversaires ». Il leur demande ensuite de prendre le pouvoir. Mais avant de prendre le pouvoir, il faut convaincre, sinon l’on se verra contraint d’exercer cette dictature que l’on se proposait justement de combattre, et qui est celle de l’État totalitaire. Or, pour convaincre, il faut entre autres dissiper les malentendus, désarmer autant que possible les adversaires, donc discuter. Au surplus, je ne sais pas si le terme d’adversaire convient à M. Pierre Beausire. Il approuve notre réaction (qu’il dit « parfaitement justifiée ») ; et quand il énumère nos réclamations, il ajoute en parlant de leurs auteurs : « On ne peut que les suivre et les approuver. » En somme, il se rangerait à nos côtés pour l’essentiel de ce que nous avons dit dans notre numéro spécial81. S’il nous attaque, c’est sur des points que nous n’avons pas abordés, et sur des thèses que je souhaite qu’aucun de nous ne soutienne jamais. Précisons.

« Au nom de quel principe s’insurgent-ils ? » demande M. Beausire. C’est au nom du personnalisme. Mais qu’est-ce que le personnalisme ? « C’est l’amour abstrait de l’humanité. » Erreur totale et malentendu maximum. S’il fallait à tout prix reprendre les termes choisis par M. Beausire lui-même pour définir notre attitude, je dirais : Le personnalisme, c’est l’amour concret des hommes réels. Ce n’est pas « la bonté, la charité (vertus toutes passives et féminines) » (au sentiment de l’auteur), mais c’est, au contraire, la volonté d’agir dans le sens de ce qui libère en l’homme les forces de résistance et de création, systématiquement déprimées par les tyrannies que l’on sait. Mais tout ceci nous maintiendrait encore dans le seul plan « moral » où M. Beausire nous situe, par un réflexe bien romand ; (qu’il me pardonne !). Le personnalisme est bien plus qu’une morale, s’il en suppose une. Il est, à mon sens, la tradition centrale de l’Occident, l’élément civilisateur de notre civilisation, le caractère spécifique de la pensée et de la vie des hommes qui ont fait l’Europe et qui veulent la maintenir. Et l’individualisme et les collectivismes ne sont que les déviations complémentaires et périodiques de cette ligne de plus grande efficacité. Le mouvement personnaliste ne s’est constitué comme tel, et n’a pris ce nom, que parce que dans l’Europe actuelle se déchaînent des puissances de mort, spirituelles et matérielles, radicalement contraires au génie de l’Occident. Ces puissances nous ont obligés, par leurs menaces instantes et brutales, à prendre une conscience active de ce qui, depuis nos origines, n’était que le sous-entendu de tous nos efforts créateurs. Cette prise de conscience active s’est effectuée diversement selon les milieux et les groupes. En France, elle s’est traduite surtout en termes catholiques et en termes proudhoniens ; chez nous, en termes surtout protestants ; en Espagne, avant l’invasion des idéologies totalitaires, en termes proches de l’anarchisme, etc. Comme l’Europe, le personnalisme est essentiellement pluraliste, c’est-à-dire : fédéraliste. Il exalte les différences en ce qu’elles ont de créateur. Il veut une organisation de la cité qui leur permette de s’exprimer. Telle est la forme que revêt « la charité personnaliste », pour reprendre une formule d’Arnaud Dandieu (qui d’ailleurs était nietzschéen).

Que le christianisme vrai revive dans ce mouvement, je serais mal venu à le nier. En tant que protestant personnaliste, je tiens que seule la foi réelle — celle qui agit, et non celle qui endort — donne à notre attitude son sens dernier. Beaucoup de mes camarades, la majorité même, ne partagent pas cette certitude. Ils en ont d’autres, que je crois insuffisantes, et je le leur dis en toute franchise. Du moins ne tiennent-ils pas le christianisme dont je parle pour une niaiserie sentimentale. À défaut de la foi, ils connaissent l’Histoire, et savent de quoi l’Europe s’est faite.

Pierre Beausire ne craint pas de proclamer que « si l’on veut parler à des hommes, et non à des enfants, il faut renoncer à invoquer le Christ ». Je ne craindrai pas de lui répondre que ce n’est pas là parler en homme, ni en enfant, mais en adolescent impénitent.

Je ne sais trop quelle dose d’ironie M. Beausire joint à son vœu final : « Qu’ils s’emparent hardiment du pouvoir dans cet État, et, en manifestant la noblesse de leur caractère, nous délivrent du triste spectacle que nous avons sous les yeux. » Car la noblesse qu’il nous suppose, purement « morale », sentimentale, idéaliste, ne saurait suffire à la tâche. « Le peuple a besoin — nous dit l’auteur — de chefs d’une souveraine dignité, d’une intelligence froide et d’un jugement droit. » Où trouve-t-on cela ? Dans les livres de Nietzsche. Mais non pas encore dans l’Histoire ? Si ce n’est pas une utopie de plus, un refuge pour les faibles et les sceptiques, pour ceux qui craignent de se perdre en s’engageant, et préfèrent la littérature ; si ce n’est pas une manière de « grève perlée » que de n’accepter la lutte que dans ces termes ; si cet idéal est possible, si Beausire connaît de tels chefs, ou désire en devenir un, qu’il nous amène ce précieux renfort, et nous le saluerons d’un vivat ! Nous saurons très bien nous entendre avec tous ceux qui veulent sauver non point nos âmes — c’est l’affaire de Dieu seul — mais bien la possibilité de vivre et de créer sa vérité — bonne ou mauvaise — contre les fous totalitaires de droite ou de gauche, leurs guerres et leurs cultes d’État.