(1938) Articles divers (1936-1938) « Nouvelles pages du Journal d’un intellectuel en chômage (avril 1938) » pp. 11-14

Nouvelles pages du Journal d’un intellectuel en chômage (avril 1938)v

Note pour une préface. — « C’est une entreprise hardie que d’aller dire aux hommes qu’ils sont peu de chose », s’écrie Bossuet (Sermon sur la mort, 22 mars 1662). Que dirions-nous alors du sort fait à celui qui doit se montrer aux hommes tel qu’il est ? S’entendre dire que l’homme en général est peu de chose, n’est pas trop humiliant pour qui se flatte d’une image de soi composée dans la solitude : tant qu’on ne s’est pas avoué devant les autres, on peut toujours s’estimer singulier, c’est-à-dire supérieur à la masse. Et ce n’est pas encore franchement s’avouer que de se comparer aux seuls humains que le métier ou notre rang social nous met en mesure d’approcher. L’épreuve décisive est celle que l’on subit au contact de voisins que rien en nous, que rien dans notre vie n’attendait et ne prévoyait. Ce n’est qu’au prix d’un désordre social — selon les préjugés du régime établi — que ces rencontres deviennent possibles, se multiplient : se « déclasser », c’est à la fois se reconnaître en vérité et rejoindre l’humanité.


Chômage. — On dit souvent qu’il faut à l’homme un minimum de confort ou d’aisance matérielle pour pouvoir réfléchir, se poser des problèmes nouveaux, créer… D’où résulterait qu’un certain degré de pauvreté ou de misère physique condamnerait même un « intellectuel » au chômage absolu, c’est-à-dire à l’arrêt de la pensée, tout au moins de la pensée créatrice. Mais quel est ce certain degré ? À quel niveau placer cette limite inférieure ? La question paraît insoluble dès qu’on la pose dans le concret d’une vie connue.

Prenons deux hommes qui furent tous deux de prodigieux producteurs d’idées : deux hommes qui ont écrit chacun une vingtaine de volumes l’espace de dix ans : Kierkegaard et Nietzsche. Le premier était riche et dépensait sans compter85.

Le second était si pauvre, au moment où il écrivit ses plus grandes œuvres qu’il ne lui restait plus même une chemise entière : les morceaux du bras avant servi à rapiécer les épaules et le plastron. Le peu d’argent de sa retraite de professeur servait à payer ses logeuses successives, et les remèdes contre ses effroyables maux de tête. De plus, il était à demi aveugle…


Confort et culture. — À ceux qui n’ont rien, il faut donner du confort, afin qu’ils puissent concevoir d’autres buts à leur existence que la recherche d’un gain précaire. Mais à ceux qui ont quelque chose, il faut rappeler que la recherche du confort est ce qui s’oppose le plus radicalement à toute culture véritable.


Île de R. — La nuit ! Je l’avais oubliée à Paris. La nuit des villes n’est pas cette mort opaque dont il faut redouter je ne sais quelle invisible et brusque vie tout près. Nuit des villes, rouge et circulante, pleine de rumeurs, comparable à la fièvre. Plus lucide souvent que les jours. Ici, tout repose complètement. Un silence implacable et mat enserre l’homme qui chemine sur la route incertaine, au milieu des menaces originelles.

Par temps clair, les étoiles sont très grosses et molles au-dessus du jardin. Mais il arrive que le noir soit compact. Je me dirige à peu près le long de l’allée unique, entre les rosiers. Je trouve, à tâtons, le verrou de la porte du fond, dans l’odeur des lauriers épais. Voici les rues du village, illuminées comme un décor blanc et vert. Des chiens surgissent des coins d’ombre, aboient horriblement, tournent autour de moi, me flairent avec angoisse, et fuient soudain en gémissant.

J’ai des lettres à porter à l’autobus. Il faut s’éloigner du village. De nouveau le noir, et l’écho de mes pas contre les murs des maisons mortes. Je me glisse dans le hangar de la grosse voiture et tâte ses flancs jusqu’à ce que je rencontre l’ouverture de la boîte aux lettres.

De loin, le village apparaît fantastique : les becs de gaz, très bas, éclairent quelques façades blanches, carrés et rectangles détachés violemment au bas de l’énorme nuit. On ne voit que ces figures géométriques, dominées par le clocher à toit plat, et des fragments de silhouettes d’arbres devant les maisons. La rumeur de la mer arrive par bouffées. Puis c’est de nouveau cet étrange écho des pas, si proche dans les rues vides, et les mêmes chiens qui reviennent, et pas une âme. « Vallée de l’ombre de la mort… étranger et voyageur sur la terre… » Jamais plus que dans cette nuit.


Fin de séjour à A… (Gard). — Tout est en place. Je garderai toutefois le plan d’aménagement et de décoration des trois chambres du premier étage, on ne sait jamais… Les vingt-deux pièces du dessus de cheminée ont été replacées au millimètre, dans une symétrie impeccable. Mais tout l’effet de notre labeur risque d’être détruit par une odieuse malice du sort.

Nous avions descendu du deuxième un lourd sommier pour en faire un divan. L’escalier est étroit. La descente s’était opérée sans trop de mal lors de notre arrivée. Mais nous n’avions pas prévu la remontée ! Épuisés par une demi-heure d’efforts haletants, qui n’ont abouti qu’à coincer le sommier au tournant, entre la balustrade et les parois de la cage d’escalier — au surplus fortement rayées — nous avons couru implorer l’aide de Simard. « Ce cochon-là » refuse, prétextant une hernie ; sa femme aussi, prétextant sa jambe « coupée ». (Bonne occasion pourtant de la décrocher un peu pour toucher davantage à l’assurance !) Il a bien fallu se rendre à l’évidence : ce sommier implacable restera dans l’escalier comme témoin des bouleversements que nous avons infligés à la maison. Pas question d’aller quérir du renfort à A. Il faut encore boucler les valises, descendre mes caisses de livres à la gare, etc., et le train part dans une heure. Quand la propriétaire reviendra pour l’été, elle se heurtera à ce sommier monumental dans sa pose scandale et ma réputation sera faite ! Fuyons, fuyons !


(Été à Paris). Impossibilité du libre-échange humain. — Considération irritée et décevante des « gens » en général — quand je ne fais que les jauger d’un regard — et sympathie violente, « élan vers », dès que mon regard s’attache un peu longuement à un visage, au corps et aux vêtements, aux mains, à l’attitude distraite et vraie d’un être isolé près de moi.

Je prends le métro, malgré l’odeur de buanderie et ce relent de fauves de certains parfums de femmes, rien que pour regarder des êtres et vivre un moment auprès d’eux, le temps de trois stations, le temps d’imaginer une rencontre, un échange spontané, une de ces découvertes frémissantes telles que j’en ai sans doute vécues, adolescent — et sûrement ce serait bien autre chose… La femme descend sans se retourner ; l’homme déplie un journal que je n’aime pas, qu’il a peut-être acheté tout par hasard, comme il m’arrive à moi aussi, mais on se juge tout de même là-dessus… Je sors, je pense à autre chose, à quelque chose qui n’est pas d’ici. Et déjà je ne comprends plus pourquoi j’ai eu ce fort désir soudain, dans le métro, de tutoyer mes compagnons de route. Était-ce envie de donner ou de recevoir ? Il me semble maintenant que j’écris, que c’est profondément le même mouvement, l’amour. La même déception de l’amour, parce rien ne s’est produit, rien ne peut se produire, pour tant de mauvaises raisons qui sont plus fortes que nous tous. — Et alors, dira-t-on : « Faire la révolution ! » — Ce substitut, ce renvoi aux calendes de la Grande Communication…


Montparnasse. — Stupidité triste, parfois insolente et lourde, de cette population de mannequins vides et mal truqués. Figures grises devant des menthes fausses. « Fric », « bagnoles », « Paris-Soir », « on se défend… »

La grosse petite bonne qui tire sa robe à fleurs sur le quai désert du métro, enfin un être vrai.


Conclusion. — S’occuper des « petits-faits-vrais » vaut mieux que de les ignorer. Mais l’excellent, c’est de parvenir à les ignorer avec force, une fois qu’on les a bien connus, dans leur réalité sordide. Un petit fait vrai vaut plus que dix grandes idées discutables. Mais n’oublions pas qu’il vaut moins qu’un grand fait vrai, comme serait, par exemple, une grande idée embrassée avec force au mépris de soi-même et de l’utilité. Car elle peut devenir le fait dominateur.

En vérité, il n’y a pas de faits grands ou petits en soi et par comparaison. Il y a dans chaque vie d’homme à peu près digne de ce nom, un fait qui commande tous les autres et qui est la mesure de tout. Quand tu l’auras connu et accepté — tu es seul à pouvoir le connaître — lève-toi et regarde les choses, les gestes incongrus et mécaniques des autres : écoute bien ce qu’ils disent à travers les paroles qu’ils croient dire : essaie de les comprendre quand ils se plaignent ou quand ils rient : tu ne verras, tu n’entendras et tu ne comprendras jamais qu’un appel à devenir toi-même ce fait qui est plus fort que toi. Car il est tout ce que le monde attend, attend de toute éternité pour aujourd’hui et de toi seul — et c’est ta foi.