(1961) La Nouvelle Revue française, articles (1931–1961) « Une révolution refoulée (juillet 1938) » pp. 158-159

Une révolution refoulée (juillet 1938)al

Est-il possible d’indiquer une raison simple de l’échec du Front populaire ? La psychanalyse nous propose un type d’explication qui me paraît bien tentant : c’est le mécanisme du « refoulement » d’où procèdent les « actes manqués ».

S’il y a eu « expérience Blum », elle a consisté à empêcher la révolution. Juin 1936 était un espoir que les accords Matignon trompèrent. C’est tout ce que l’Histoire retiendra. Ce fait initial a déterminé la courbe de l’expérience : il s’agissait d’affirmer une mystique, mais de ne faire que les réformes qu’imposait la pression des « masses ».

Dans une telle situation historique, les réformes vont toujours à l’encontre des buts allégués.

Chacun sent très bien que l’autre triche. D’où cet affaiblissement du sens civique tellement frappant dans la France actuelle. (Au moins dans celle qui se manifeste.) Et les réformes obtenues apparaissent comme les résultantes de deux lâchetés, non de deux volontés.

Or, quand le sens civique fléchit, c’est-à-dire quand chacun veut avoir plus qu’il ne peut et ne sait faire, seule une révolution est capable de faire aboutir des réformes.

Mais personne ne la prépare. M. Staline a d’autres plans, et Ce soir a d’autres vertus. S’il se fait une révolution, elle sera donc improvisée, donc sanglante, donc destinée à se figer dans le rictus d’une dictature.

Tout le monde le sent, tout le monde le craint — et le désire sans se l’avouer. Voilà pourquoi personne ne bouge. C’est effrayant, cette immobilité devant le péril. La dictature fascine les masses, et les élites. Sous prétexte de lui résister, les voilà qui d’elles-mêmes se mettent en rang, lèvent le poing, acclament des caporaux. Ainsi l’Autriche fascinée s’est jetée dans la gueule du dragon, après avoir trompé et désarmé la résistance prolétarienne.

On a refoulé dès sa naissance la révolution de 36. D’où le « complexe » qui s’est noué. Complexe fasciste, avoué sous le nom d’antifascisme, c’est normal.

On n’arrête pas une révolution lorsqu’elle est nécessaire, et c’est le cas. Mais il arrive qu’on la dénature en la refoulant trop longtemps. Elle cherche alors d’autres voies, et les trouve. Encore un peu de mystique Front populaire, encore quelques réformes à contretemps, à contre-fins, quelques crises gouvernementales, la livre à 600, le chômage ; — et le premier dictateur venu tirera les conclusions logiques. Sera-t-il Français ?

Je voudrais me tromper, croire au miracle. Je préfère opposer un pessimisme actif à tant d’espérances bernées.