(1968) Les Cahiers protestants, articles (1938–1968) « La vraie défense contre l’esprit totalitaire (juillet 1938) » pp. 411-425

La vraie défense contre l’esprit totalitaire (juillet 1938)a

L’esprit totalitaire est pour nous une menace1. De récents événements l’auront fait voir aux plus naïfs. Mais il n’est pas seulement une menace. Il est aussi, et c’est beaucoup plus grave, une tentation. Il flatte au cœur de notre angoisse morale et matérielle le désir lâche d’un « ordre » imposé par la force, d’une « mise au pas » brutale qui nous dispense de nous sentir les responsables de la cité et de l’État. D’autre part, il nous tente par la promesse d’une communauté restaurée, d’un coude-à-coude physique, d’une grande camaraderie.

Et ce sont là les vraies raisons de sa puissance. C’est sur ce terrain-là — non sur des champs de bataille hypothétiques — que nous devons organiser nos résistances.

Le totalitarisme a triomphé surtout pour deux raisons, me semble-t-il :

D’abord il a utilisé le défaut de civisme qui résultait de la destruction de toute commune mesure dans la cité (ou d’un défaut total d’éducation, comme en Russie).

Ensuite il a donné une réponse à l’exigence religieuse des peuples, déçue par les Églises chrétiennes.

Défaut de civisme : j’en donnerai un seul exemple mais significatif.

En Italie, de 1920 à 1922, le parti socialiste était le plus important : 35 % des électeurs. Les fascistes n’étaient qu’une très petite minorité. Comment s’imposèrent-ils ? Par la terreur. Ils arrivaient dans un village, par petits groupes montés sur des camions mettaient le feu à la bourse du travail, extorquaient la démission du maire socialiste ou le tuaient, puis rentraient sans être inquiétés. Et cela, des centaines de fois. Comment ces crimes ont-ils pu se produire ? C’est que la police protégeait les fascistes contre les moindres réactions du peuple — réactions aussitôt qualifiées « d’odieuses provocations marxistes ». Si le fascisme s’est imposé, c’est donc d’abord grâce à la protection de la police. Mais cela supposait la complicité des ministères libéraux qui dirigeaient cette police. Pour ne rien dire, naturellement, des grands bailleurs de fonds bourgeois, banquiers et dirigeants de trusts. C’est donc à une complicité quasi universelle que le fascisme a dû de s’emparer de l’État. Un peu de civisme l’eût arrêté. Sa force n’a été faite que de lâchetés accumulées, et de calculs dits « réalistes » d’une bourgeoisie qui s’en repent peut-être aujourd’hui…2

Ne croyez pas que ce soit là une vue partiale et partisane de l’histoire : c’est la version très officielle des historiens fascistes eux-mêmes. Une seule fois, nous apprennent-ils, la police s’opposa aux bandes armées des chemises noires. Ce fut à Sarzana, en juillet 1921. 500 fascistes avaient débarqué à la gare de cette petite ville. Ils s’y heurtèrent à 8 gendarmes et 3 soldats, qui pour une fois s’avisèrent de résister. Au premier coup de feu, la petite armée des chemises noires s’enfuit dans les campagnes. Cet épisode est symbolique, comme le prouve le rapport que fit à son sujet le chef fasciste de l’expédition. Il écrit en effet à la Centrale du Parti : « L’expédition de Sarzana n’est qu’un épisode normal : il devait survenir dès que le fascisme aurait trouvé des gens devant lui, disposés à tenir bon… » Rien n’est plus vrai : le totalitarisme ne saurait triompher « de gens disposés à tenir bon » selon l’expression de l’Italien. Or qu’est-ce qu’un homme décidé à tenir bon ? C’est un homme qui a conscience de ses raisons de vivre. Ce n’est pas l’homme le mieux armé, mais celui dont le moral est le plus solide. Quand on lit les travaux historiques les plus sérieux sur la naissance des trois grandes dictatures, on constate l’existence d’une sorte de loi historique : le totalitarisme n’est fort que dans la mesure où le civisme est faible ; il est fort des lâchetés individuelles, répercutées dans le pouvoir établi ; et demain, s’il triomphe chez nous, sa puissance ne sera que la somme exacte de nos lâchetés particulières.

L’exemple de Sarzana nous le prouve fortement : ce n’est pas le nombre et l’armement qui ont triomphé ce jour-là, mais la bonne conscience civique. Or une telle bonne conscience ne saurait exister que là où existe l’autorité morale. Les fascistes ont été arrêtés à Sarzana, mais ils l’ont emporté partout ailleurs, parce qu’ils représentaient une espérance. Je rejoins ici ma seconde thèse : le totalitarisme a triomphé parce qu’il fut le premier à donner une réponse très grossière, mais enfin une réponse, à l’appel religieux du peuple. C’est parce que les fascistes avaient une mystique, tandis que les autres n’en avaient plus, que les fascistes n’ont pas rencontré de résistance sérieuse.

De ces deux causes du succès totalitaire, déduisons maintenant nos principes de conduite :

1° Il nous faut restaurer l’esprit de résistance civique. Et cela suppose que nous reprenions conscience de nos raisons de vivre dans la communauté, et des devoirs qu’impliquent nos libertés actuelles. Je le répète : la puissance du totalitarisme ne sera jamais que la somme exacte de nos lâchetés individuelles, c’est-à-dire de nos égoïsmes.

2° Il nous faut refaire une commune mesure vivante. Si nous ne la faisons pas, d’autres s’en chargeront, l’appel existe, et c’est le premier qui saura lui répondre qui vaincra. Soyons donc les premiers chez nous, répondons d’une manière plus humaine que les totalitaires, plus vraie aussi, et plus réellement totale. Mais c’est là une question religieuse, nous l’avons vu, et seule une religion plus vraie que leurs mystiques saura nous indiquer les vraies fins de la lutte.

Conscience civique et conscience religieuse. J’illustrerai le premier point par notre situation comme Suisses. Et le second, par notre situation comme chrétiens.

L’exemple de la Suisse me tient à cœur à double titre : c’est ma patrie, et d’autre part, il se trouve que sa tradition politique est la plus proche du personnalisme. C’est donc à propos de la Suisse que je pourrai le mieux faire saisir la portée immédiate de ce que j’entends quand je parle de conscience civique.

Lorsque l’Allemagne totalitaire envahit l’Autriche, nous fûmes saisis d’une angoisse soudaine : pour la première fois, depuis des siècles, nous concevions la possibilité, même théorique, d’un démembrement de notre État.

La première réaction de notre opinion fut aussi la plus naturelle et la plus instinctive : « Au signal du danger, armons-nous ! » L’instinct ancestral de l’homme, c’est de parer à la violence par une violence du même ordre. Cette solution est la plus naturelle parce qu’elle n’est en somme qu’un réflexe. Elle ne suppose aucun effort de l’esprit, aucune espèce d’imagination. Et c’est aussi pourquoi elle est de beaucoup la plus fréquente et la plus populaire. J’ai à cœur cependant de montrer son danger pour nous Suisses. Et je voudrais, à titre personnel évidemment, présenter quelques remarques sur la question des armements. J’y vois le piège le plus dangereux que nous tendent les totalitaires.

Plaçons-nous tout d’abord dans l’hypothèse que seule la force matérielle peut résister à une menace totalitaire. La conséquence qui en découle immédiatement, c’est qu’il faut nous armer jusqu’aux dents. Mais sommes-nous sûrs que le réarmement massif profite aux nations pacifiques ? Sommes-nous même sûrs qu’il soit un avantage certain pour les nations qui glorifient la guerre ? La vraie raison de la course aux armements, c’est l’incapacité où se trouvent les États, capitalistes ou soviétique d’ailleurs, d’occuper leurs chômeurs autrement qu’en leur faisant fabriquer des obus. Beaucoup de personnes prétendent que le désarmement créerait un chômage effrayant. Raisonnement bien curieux, si l’on y réfléchit. Quand il y a trop de médecins dans un pays, et donc chômage dans la profession médicale, personne n’a jamais eu l’idée de proposer qu’on donne la peste à toute la nation. Or c’est à peu près cela qu’on nous propose : faire vivre le peuple avec ce qui doit le faire mourir. C’est la politique de Gribouille : pour éviter la pluie, on se jette à l’eau.

Autre danger : si l’on accepte de jouer le jeu des armements, l’effrénée concurrence conduit l’État qui veut se maintenir à peu près au niveau du voisin, à perdre la mesure de ce qu’il peut dépenser sans s’affaiblir. Les armements deviennent trop lourds pour lui : ils le gêneront bientôt plus qu’ils ne le protégeront. Un officier français résumait l’autre jour ce processus par une image un peu grosse, mais frappante : « Un 75 est plus puissant qu’un revolver, disait-il, c’est entendu. Mais donnez-moi un revolver, vous m’armez ! Donnez-moi un 75, vous me laissez sans défense : c’est trop lourd pour moi. » Exemple à retenir, pour un petit pays comme le nôtre.

Mais supposez que cette question soit résolue au mieux de nos possibilités de vie normale. Il s’agira maintenant d’utiliser les armes. Nul n’ignore que la guerre moderne est devenue la guerre totale. C’est dire qu’il n’y a plus de distinction entre civils et militaires, selon la doctrine officielle dite de la nation armée.

Mussolini l’a très bien dit : « La discipline militaire implique la discipline politique ». Qu’est-ce que cela signifie pratiquement ? Cela signifie que pour faire bloc contre le fascisme, sur le plan où il veut nous mettre, les démocraties seront contraintes d’adopter peu à peu un régime politique qui les transformera automatiquement en puissances totalitaires. Avec cette différence que n’ayant pas vécu la révolution religieuse que représente le fascisme, elles auront moins de dynamisme. Ainsi, sous prétexte de vivre, elles perdront leurs raisons de vivre. Voici donc le dilemme que nous pose ce mimétisme totalitaire : ou bien la démocratie ne réussit pas à faire bloc à la manière fasciste, et alors elle est battue dans la « guerre totale » ; ou bien la démocratie réussit à faire bloc, mais alors la guerre est moralement perdue avant d’être livrée, puisque la conception totalitaire s’est déjà installée chez nous, sous prétexte de défense nationale.

Or je crois que l’erreur qui aboutit à ce dilemme est la plus grave que nous puissions commettre en tant que Suisses, car elle menace l’existence même de notre État. Réagir à la menace totalitaire sur le plan de la défense armée, et tout subordonner à cela, c’est introduire chez nous le cheval de Troie.

La guerre totale en effet suppose l’unification totalitaire d’un pays. Ou sinon, c’est qu’elle est très mal préparée. Or ce processus est radicalement contraire à la tradition fédérale, tradition qui est la seule raison d’être de notre État. Se placer sur le plan de la guerre totale et de sa préparation civile en temps de paix, cela équivaut pratiquement à faire du nationalisme. Et il est aisé de voir que le nationalisme, en Suisse, signifierait bientôt le partage de notre État en trois nations. Ce serait la négation la plus radicale des bases mêmes de la Confédération.

Souvenons-nous du sort de l’Autriche ! Si ce pays a succombé, ce n’est point tant qu’il ait cédé à la menace militaire, d’ailleurs réelle ; c’est surtout, c’est essentiellement parce qu’il doutait de sa valeur propre et autonome, parce qu’il doutait de sa vocation, de sa raison d’être comme État ; parce qu’il était miné par une intime tentation de suicide totalitaire. Leçon capitale pour la Suisse !

Un État qui ne croit plus à sa valeur spirituelle, ou ne prouve plus qu’il y croit, puisqu’il se met à copier le voisin, un tel État ne peut pas compter sur l’aide d’autrui. Nous ne pouvons compter sur cette aide que dans la mesure où nous sommes pour l’Europe quelque chose dont elle a besoin ; cette chose unique, irremplaçable : un État qui n’est pas national, mais qui est au contraire fédéral. Un État dont les bases historiques et la tradition ancestrale sont la négation même du totalitarisme. Un État qui représente et qui incarne le seul avenir possible d’une Europe pacifique. Si nous restons cela, si nous prenons conscience tout à nouveau de la grandeur d’une pareille vocation, on nous laissera tranquilles, parce qu’on saura là-bas que nous ne sommes pas assimilables. Voilà la résistance civique et toute civile dont je vous parlais, et voilà la conscience de notre force véritable. Si nous avons le droit et le devoir de rester neutres, ce n’est pas comme on le dit trop souvent en vertu de nos intérêts matériels, certes légitimes à nos yeux, mais dont nos grands voisins n’ont pas de raisons de tenir le moindre compte. Si nous avons le droit d’être neutres, ce n’est pas en vertu d’un privilège divin, mais d’une mission bien définie dont nous sommes responsables devant l’Europe.

Et alors, va-t-on dire, vous êtes contre l’armée ? Je serais contre elle si je croyais que dès maintenant nous sommes assez forts moralement devant l’Europe, pour pouvoir nous passer d’une armée. Ce n’est pas le cas. Mais il n’en reste pas moins que notre tâche est de tout mettre en œuvre pour échapper au cercle de la guerre totale. Je crois que le seul moyen sérieux de résister à l’emprise totalitaire sur le plan de la lutte directe, c’est d’inventer des formes de défense non militaires, donc non totalitaires. Je ne dis pas que je les ai trouvées. Je dis que le salut serait de les trouver. La force des totalitaires c’est d’entraîner les démocrates sur un terrain où ils se renient eux-mêmes. Il est donc vital pour nous de refuser ce défi, de déjouer ce calcul, et de ne pas opposer à la violence une violence du même ordre, mais forcément plus faible, où les totalitaires puiseraient tout simplement une énergie renouvelée. Essayons d’inventer autre chose. Ne jouons pas le jeu. Imitons les paysans du Morgarten : ils n’avaient pas d’armures ni de lances : ils trichèrent donc au jeu où l’adversaire devait gagner, et se défendirent avec leurs moyens propres : des quartiers de roche. Je ne veux pas dire, évidemment, que nous devions nous défendre aujourd’hui encore avec des quartiers de roche ; je veux dire que la force du faible, c’est de refuser le jeu du fort, et de le déconcerter par ce refus.

Je lis dans un ouvrage anglais quelques phrases qui pourraient orienter nos recherches à cet égard :

La non-violence de la victime, écrit l’auteur, agit comme le manque d’opposition physique dans le jiu-jitsu : elle fait perdre son équilibre à l’assaillant. Elle lui fait perdre le soutien que lui donnerait l’opposition violente à laquelle il s’attend. Il se trouve comme précipité dans un nouveau monde de valeurs, où il ne sait comment agir, et il y perd son assurance. Représentons-nous cela : deux hommes se battent. Ils sont apparemment en divergence absolue ; en réalité, ils se battent sur la base d’un accord fondamental : la croyance à la validité de la violence. Si tout d’un coup l’un des lutteurs supprime cet accord fondamental et prouve par ses actes qu’il abandonne la méthode de lutte ancestrale, il n’est pas étonnant que l’autre soit déconcerté, parce que ses instincts animaux ne lui dictent plus de conduite immédiate. Il vacille devant l’inconnu…

Pour ma part, je ne suis pas adversaire de la violence en soi, mais bien de cette forme mécanique qu’elle revêt dans la guerre moderne. Aussi bien, la page que je viens de citer ne propose-t-elle pas la non-résistance, mais au contraire une forme de lutte nouvelle. C’est à cette sorte de jiu-jitsu moral que nous devrions nous exercer. Si l’on y déployait le quart de l’énergie et de l’esprit de sacrifice qu’on met ordinairement dans le métier des armes, il est certain qu’on obtiendrait des résultats considérables. Il faut chercher.

Et je ne vous dis pas cela seulement comme personnaliste, adversaire du stalinisme et du fascisme ; je ne vous le dis pas seulement comme Suisse, convaincu de la mission fédéraliste de son pays ; je vous le dis aussi comme chrétien.

Refuser le jeu de l’agresseur violent, c’est le premier devoir du chrétien. Déconcerter le mal en lui opposant le bien, c’est toute la tactique des apôtres. Et pour qu’on n’aille pas penser que je préconise je ne sais quelle veule démission ou quel défaitisme utopique, je traduirai la même idée en d’autres termes : à la brutalité, le chrétien n’oppose pas la brutalité, mais la violence spirituelle, qui est la véritable charité.

Violence contre nous-mêmes d’abord. Aucune doctrine ne peut être chrétienne si elle ne se fonde pas sur la repentance, qui est une violence faite à notre orgueil. Reconnaissons, Églises et fidèles, que si la pseudo-religion totalitaire triomphe aujourd’hui en Europe, c’est que nous avons laissé les peuples sans commune mesure spirituelle. Nous avons tous trahi le grand devoir communautaire de l’Église, parce que nous avons transformé le christianisme en quelque chose de rassurant, de distingué, de commode et même de bourgeois. Alors les païens russes et les païens racistes ont fait ce que nous refusions de faire. Ils l’ont fait mal, et contre nous. Ils représentent notre châtiment, comme l’a magnifiquement montré Nicolas Berdiaev. Ce n’est pas à la méchanceté supposée d’un Hitler ou d’un Staline que nous devons attribuer tout le mal, mais aussi bien à la carence des chrétiens.

Ceci dit, il nous faut agir. Or agir, ce n’est pas haïr. Je ne veux, sous aucun prétexte pieux, exciter de la haine contre ceux qui adorent l’idole totalitaire. Je veux démasquer cette idole, et les raisons profondes du culte qu’on lui rend. Or je distingue dans ces raisons plus d’angoisse que de méchanceté.

J’ai reçu cet hiver, d’un jeune nazi, une lettre significative, et à certains égards, fort émouvante.

La raison profonde d’un mouvement comme le nôtre — m’écrivait-il — est irrationnelle. Nous voulions croire à quelque chose. Nous voulions vivre pour quelque chose. Nous avons été reconnaissants à celui qui nous apportait cette possibilité. Le christianisme, probablement par la faute de ses ministres, ne satisfaisait plus depuis bien longtemps au besoin de croire de la majorité du peuple. Nous voulons croire à la mission du peuple allemand, nous voulons croire à son immortalité, […] et peut-être réussirons-nous à y croire.

Ne sentez-vous pas une angoisse dans ce peut-être ? Et dans cette volonté de croire à n’importe quoi et à tout prix, fût-ce à quelque chose d’aussi peu croyable que l’immortalité d’un peuple ?… Or l’angoisse n’appelle pas la haine, mais au contraire la compassion, bien qu’elle l’appelle à son insu. Il faut savoir la deviner sous les rodomontades officielles et sous les vantardises effrénées de la propagande totalitaire. Tout cela n’exprime qu’un sentiment d’infériorité collective, un manque de foi réelle qui se déguise en défi, par désespoir.

Mais là encore, je ne parle pas d’une compassion sentimentale. Je parle d’une attitude virile et décidée, d’une volonté de libérer ces peuples en leur donnant l’exemple, dans nos pays, d’une meilleure solution de leur problème.

Contre les excès agaçants de la propagande soviétique et fasciste, toute espèce de tolérance polie serait déjà une complicité. Ce n’est pas ainsi que je conçois la charité. Quand les Romains adoraient leur empereur, les chrétiens ne craignaient pas de passer pour athées : ils refusaient le culte de l’idole et s’en moquaient. Nous aussi nous devons rire des idoles colossales qu’on nous vante. Quand je vois les trois dictateurs qui font les gros yeux à l’Europe, se proclament tous les trois infaillibles, je ne crois pas manquer au devoir de charité en jugeant parfaitement grotesque leur impossible prétention. Au fanatisme, il convient d’opposer une certaine douceur amusée. Voltaire nous conte là-dessus une anecdote dont j’aime assez l’impertinence. Il imagine un certain oncle à lui, qu’il appelle l’abbé Bazin. « Cet abbé mourut, nous dit-il, persuadé que tous les savants peuvent se tromper et reconnaissant que l’Église romaine est infaillible. L’Église grecque lui en sut très mauvais gré et lui en fit de vifs reproches à ses derniers moments. Mon oncle en fut affligé, et pour mourir en paix, il dit à l’archevêque d’Astracan : « Allez, ne vous attristez pas. Ne voyez-vous pas que je vous crois infaillible vous aussi ? »

Toutefois le scepticisme n’est pas toujours, hélas, une réponse suffisante. La seule réponse décisive à cette immense question religieuse des peuples, d’où sont issus les trois mouvements totalitaires, c’est la réponse vraiment totale de notre foi.

La foi chrétienne, pour les mystiques idolâtres, c’est un adversaire plus sérieux que les canons et que les railleries. C’est le seul adversaire irréductible, — et pourtant charitable. Car nous ne condamnons pas des peuples, encore une fois. Ce que nous condamnons, ce sont des solutions et des doctrines au nom desquelles on veut réglementer le tout de l’homme, quand il s’agit en vérité des solutions et des doctrines d’un seul parti, d’une seule tendance, et la plus animale de l’homme. Seule a le droit d’être totalitaire la vérité totale, qui n’appartient qu’à Dieu. C’est dans la mesure où nous ordonnerons nos vies à cette vérité-là, à elle d’abord, que nous pourrons prétendre apporter une réponse qui satisfasse aux vrais besoins du citoyen ou du soldat, ou de l’ouvrier, ou de l’aryen blond. C’est par cette seule mesure que nous pourrons devenir des personnes libres et responsables. Libres pour obéir à ce qu’elles ont accepté pour vocation, et responsables de cette vocation devant la cité qui les protège.

Je ne vous appellerai pas, en terminant, à une croisade antifasciste ou antimarxiste, mais à une tâche constructive, qui se situe d’une manière très précise dans le mouvement de l’Histoire occidentale.

Trois siècles d’individualisme, de divinisation de l’homme, nous ont conduits à une dissolution presque totale de la société. Nous ne sommes plus qu’une poussière de petits individus, impuissants, isolés, anxieux. Allons-nous retomber dans une folie inverse, encore plus grave, la religion collectiviste ? Le péril est immense. Mais notre chance devant l’Histoire ne l’est pas moins. Il dépend en partie de nous que nous trouvions la solution de l’éternel problème individu-communauté. Il dépend en partie de nous de refaire une société vivable, une commune mesure vivante sur le fondement de la personne, c’est-à-dire de l’individu à la fois libre et engagé, autonome et pourtant solidaire. Celui que j’appelle l’homme total.

Je ne sais si nous réussirons, mais nous aurons du moins sauvé l’honneur de cette génération anxieuse. Et pour tout dire, je ne suis pas sans espoir. Les faux dieux ne font pas de miracles. Je ne me lasserai jamais de le répéter — c’est mon delenda Carthago : Là où l’homme veut être total, l’État ne sera jamais totalitaire.