(1961) La Nouvelle Revue française, articles (1931–1961) « Alice au pays des merveilles, par Lewis Carroll (août 1938) » pp. 328-329

Alice au pays des merveilles, par Lewis Carroll (août 1938)am

Si l’on songe que le conte est par essence un récit cocasse et en quelque manière libérateur, on conçoit que les meilleurs sujets de contes sont les plus abstraitement logiques.

La logique enfantine est bien plus proche du raisonnement mathématique que de la raison avertie, donc impure. Elle opère en toute liberté sur un nombre restreint de données qu’elle considère dans l’absolu, et elle en tire des déductions exactes, qui se trouvent par là même contredire l’expérience vécue et les règles sociales. D’où le cocasse et le sentiment de libération.

En outre, quoi de plus important pour un enfant que la comparaison des grandeurs — « plus grand que » et « plus petit que » —, qui est aussi le fondement de toute mathématique.

Ces remarques peuvent nous orienter vers une compréhension nouvelle des contes de Lewis Carroll — qui était un mathématicien —, et d’Alice en particulier.

On dit à l’enfant : mange ta soupe et tu deviendras grand. Donc il peut exister des aliments qui produiraient l’effet inverse ? Et l’imagination peut aisément accélérer ces deux effets. Qu’en résultera-t-il ? Le rêve logique qu’est le conte de Carroll nous apparaît alors comme une série de variations sur le thème de la relativité dans l’espace et le temps. Tantôt géante et tantôt naine, Alice expérimente chaque fois un monde nouveau, et chaque fois elle se sent plus forte ou plus faible que les règles sociales admises. Supposées « justes » pour le niveau « normal », ces règles paraissent absurdes quand Alice est plus grande, et vexatoires quand elle est plus petite. Dans les deux cas, elles lui deviennent problématiques. D’où les discussions qu’elle engage avec les animaux parlants, créatures curieusement acharnées à lui opposer une logique qui, n’étant plus le fait des grandes personnes — « ce qui va de soi » — apparaît tantôt ridicule, tantôt tyrannique à l’excès. Ce Lièvre de Mars, ce Loir et ce Chapelier fou, on croirait une préfiguration des logiciens de l’école de Vienne. Et la discussion sur le temps, au cours du « Thé loufoque » où il est toujours cinq heures, annonce une psychologie post-einsteinienne, et fait songer au Temps vécu de Minkowski.

« Cette façon d’ergoter qu’ils ont tous ! », gémit Alice, constamment réfutée par un formalisme délirant. Le pire, c’est que la plupart des discussions pèchent par l’absence d’un élément de commune mesure : d’où l’impression d’entrave, de cauchemar. Impossible de savoir qui a gagné, quand une des règles principales du jeu est omise ou inobservée. (Ainsi la partie de croquet, la discussion avec le bourreau qui refuse de décapiter un chat dont la tête seule est visible, etc.). Et pourtant, ce n’est que d’un jeu qu’il s’agit. Alice en garde la conscience secrète — comme dans le rêve — et peut s’en libérer dès que l’absurdité devient intolérable ou menaçante.

D’ailleurs, on pourrait proposer une explication parallèle par le langage, autre problème fondamental pour un enfant. Les deux hypothèses rendent compte de la plupart des « gags » dont se compose le récit. Et parfois les pièges logiques ont une double détente par calembour. Tout cela est assez bien symbolisé par la déclaration de la Tortue à Tête de Veau, qui croit que les quatre opérations arithmétiques sont l’Ambition, la Distraction, la Laidification et la Dérision.

Mais ici se poserait le problème de la version française du conte ; celle de René Bour me paraît scrupuleuse, encore que déparée ici ou là par des préciosités indéfendables. Les dessins sont d’une meilleure plume.