(1948) Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948) « Caquets d’une vieille poule noire (août 1938) » pp. 115-117

Caquets d’une vieille poule noire (août 1938)c

Eh bien ! en ont-ils fait des histoires sur ma petite histoire ! Je vivais ignorée et sereine. C’est par la faute de mon auteur que j’ai paru dans toutes les feuilles, et je me vengerais bien si ce n’était de lui que dépend, après tout, mon existence. Ont-ils pu se moquer de mon aventure, tous les feuilletonistes indiscrets auxquels ce satané Journal livrait ma vie la plus intime ! Vous allez pouvoir en juger. Dans un grand quotidien de Bordeaux, il a paru tout un article intitulé sur trois colonnes — et j’en sens ma crête en rougir — « La poule de M. de Rougemont ». Voici le début de ce libelle :

Dans le livre si… si… et si… (je supprime des adjectifs élogieux, tout à fait déplacés à mon avis) de M. de Rougemont, Journal d’un intellectuel en chômage , il y a une poule. C’est une poule noire, triste et digne nous dit-on, dont nous faisons connaissance page 92. L’auteur habite avec sa femme une maison prêtée ; avec la maison, il y a un jardin ; au fond du jardin, cette poule. Elle n’a pas fait parler d’elle depuis le mois de novembre. Soudain, le 10 avril, elle se met à pondre, et avec tant d’ardeur que, dès le 16, elle a treize gros œufs, que sans désemparer elle se met à couver. On regrette que M. de Rougemont ne nous ait pas présenté le coq, même par la plus discrète allusion. Puis on attend. M. de Rougemont écrit des pages pénétrantes à propos de Goethe. La poule couve, la poule couve toujours. 14 mai, 16 mai, 21 mai, rien, toujours rien. M. de Rougemont cite Spinoza — mais il est inquiet : dans la nuit du 21 mai, n’y tenant plus, il retourne au poulailler, dérange la poule, aperçoit enfin un poulet… « C’est beau. C’est fascinant. C’est grave et mystérieux… » Cette poule qui met trente-huit jours à une tâche que ses congénères accomplissent généralement en trois semaines est en effet assez mystérieuse…

Et l’article se termine par une nouvelle impertinence à mon égard : le critique prétend que ce livre peut introduire le lecteur « dans un monde où l’on pardonnera aux poules d’avoir des mœurs un peu bizarres, parce que les hommes en auront de plus naturelles et de plus droites ».

Voyez-vous cela : « des mœurs bizarres » ! Quel toupet ! Et le plus révoltant de l’affaire, c’est que mon auteur a ri très fort de cet article et s’est lâchement refusé à prendre la défense de ma vertu et de mon honneur vilipendés. Il s’en fiche, il s’amuse à mes dépens après m’avoir livrée à la risée publique ! Comme si le ridicule jeté sur moi ne l’atteignait pas, lui aussi ! Mais, chômeurs ou non, — j’y reviendrai — ces intellectuels sont sans pitié et par surcroît ne sont pas bien malins ! Il était si facile de répliquer à mon calomniateur bordelais que c’est lui qui ne connaît rien aux mœurs des poules ! Que nous n’avons pas besoin d’un coq pour pondre un œuf quand cela nous chante3 ; que nous ne couvons jamais nos propres œufs dans ce bon pays des Charentes, mais bien des œufs « garantis fécondés » que nos maîtres achètent à cet effet : que je n’avais donc pas eu à fabriquer moi-même les treize œufs et que cette histoire honteuse et scandaleuse des prétendus trente-huit jours de couvée prouve simplement que mon auteur a négligé de vérifier ses dates !

Enfin, mon innocence éclate à tous les yeux. Ce qu’on me reproche n’est imputable en vérité qu’à l’ignorance presque touchante de ce critique aussi présomptueux que bordelais. Que dire des autres ! Figurez-vous que j’ai eu la curiosité d’aller picorer parmi les dossiers de mon auteur, épars sur son bureau, sur son divan, et jusque sur le sol de la pièce où il travaille (toujours ce désordre !). À ma stupéfaction, j’ai trouvé des dizaines d’articles pleins d’éloges pour ce maudit Journal . Il est vrai qu’ils étaient signés de noms que je crois fort obscurs, comme Mauriac, Ramuz, Halévy, Duhamel. Tout cela ne compte guère aux yeux d’une poule. Ce qui compte, c’est l’énorme étude de neuf colonnes parue, pour ma vengeance, dans Curieux. Nul n’ignore que l’hebdomadaire neuchâtelois a obtenu le concours régulier du plus fameux critique de Romorantin (Loir-et-Cher). Non pas que la Suisse romande manque de critiques très qualifiés, mais quand on a l’aubaine de publier des pages signées V. Meylan-Malécot, il convient de faire passer au second plan les considérations locales, toujours un peu mesquines. Donc, cette dame de Romorantin a pris en main ma cause méprisée et, s’adressant courageusement à mon auteur, elle l’apostrophe dans ces termes :

Il y a d’autres choses bien instructives — (« instructives » est ironique) — dans votre expérience. Témoin la fameuse poule noire et ses treize poussins. Certains en sourient, de votre poule noire ; moi, je lui trouve une vertu particulière. Voilà au moins un sujet substantiel, et qui a tenté de fort bons auteurs. Ce qu’on peut critiquer chez vous, ce n’est pas le sujet, c’est votre manière par trop naïve et enfantine de le traiter. Est-ce que, par hasard, il n’y aurait pas de poules dans votre pays ? Ou bien est-ce que vous ne les aviez jamais regardées qu’il vous faille aller en Vendée pour voir éclore des poussins ?

Voilà ! « Par trop naïf », c’est le mot qu’il fallait dire. Et l’on reconnaît enfin que moi, poule noire, j’étais « un sujet substantiel, et qui a tenté de fort bons auteurs ». Mon malheur a voulu que j’aie tenté aussi un auteur qui « malmène les mots » à tel point que Mme Meylan peut écrire de son livre : « Il est difficile d’accumuler plus d’âneries en moins de phrases. » Ça c’est tapé ! Je n’aurais pas dit mieux. Mais la dame critique de Romorantin (Loir-et-Cher) ne se contente pas de fustiger les apparences du vice : allant droit au fait, elle distingue à l’origine du livre de mon persécuteur la haine farouche de tout ce qui est beau et noble. Le génie seul a les yeux si perçants, le génie seul pouvait déjouer la ruse infâme de mon auteur. Car, sous prétexte de décrire une poule noire, savez-vous qu’il s’en prenait en vérité à la petite épargne, aux petits rentiers ! C’est ce que personne n’avait su deviner, avant Mme Malécot. « Mais vous ne les aurez pas, ces petits rentiers ! » clame-t-elle. Et pour le coup, je m’y reconnais : cette logique est celle de la race. On sent des siècles de cartésianisme derrière ce cri sublime et désintéressé. Naturellement, mon auteur, une fois de plus, a cru devoir hausser les épaules. Dans le fond de son cœur, toutefois, il a dû se sentir atteint. Et comment ne pas admirer le courage de cette Française4 qui, du fond de son Romorantin, se dresse, seule, contre toute l’opinion — quitte à passer pour Dieu sait quoi — et rive son clou à l’insolent Helvète !

J’ai eu un autre vengeur en la personne de M. François Porché. Mais j’avoue que cet article de Parisien est moins heureux que celui de la Romorantine. M. Porché estime que dans le Journal « tout est faux-semblant, illusion… » et « demeure en dehors des conditions normales, composé, arrangé, factice, bizarre ». À quoi j’applaudis des deux pattes. Mais voici où les choses se gâtent. L’auteur, conclut M. Porché, « a joué à la pauvreté ; quel sacrilège ! » Or, sacrilège veut dire : qui lèse le sacré. On en déduit que M. Porché tient la pauvreté pour sacrée. Là, j’avoue que je ne puis le suivre. Ce serait donner dans les pires utopies. Et mon auteur lui-même n’a pas été si loin : il s’est contenté de se débrouiller avec sa pauvreté et, loin de la croire sacrée, il a essayé d’en sortir. Je signale le cas de M. Porché à la vigilance de Mme Meylan, défenseur des rentes.

Pour finir, je vous confierai un renseignement qui a bien son prix. Beaucoup de critiques ont accusé mon auteur d’avoir usurpé le « titre » de chômeur (comme l’écrit curieusement M. Brasillach). Ils disaient qu’un intellectuel ne peut chômer totalement, puisqu’il pense, et donc travaille toujours. Mais c’était faire la part trop belle à mon auteur ! Je puis affirmer, d’après mon expérience, qu’il est plus paresseux qu’on ne le croit. Ne passait-il pas des heures entières à nous regarder amoureusement, moi et mes poussins ? Je sais bien que je suis un « sujet substantiel », mais tout de même… Je croyais qu’un intellectuel, c’était au moins un monsieur sérieux.

Pour copie certifiée conforme : Denis de Rougemont.