(1948) Bulletin de la Guilde du livre, articles (1937–1948) « Puisque je suis un militaire… (septembre 1939) » pp. 131-133

Puisque je suis un militaire… (septembre 1939)d

Puisque je suis un militaire,
Il faut bien faire mon état.
Chanson du xviiie siècle.

— Tu te rends compte ? dit un camarade. — Pas trop. Mais pour sûr on y est !

L’impression générale, c’est qu’on nous a « mis dedans ». (Je dis on, je ne sais pas qui c’est. Comme le brave paysan vaudois, après la grêle, qui désignait d’un doigt le ciel coupable : « Je n’accuse personne, mais c’est dégoûtant ! ») Nous voilà faits, refaits par l’événement, plongés d’un coup dans le détail technique de ces grandes choses terribles qu’on imaginait, qu’on redoutait, qu’on croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur et sans préparation dès l’instant qu’elles deviennent présentes, cessent d’être imaginées, ou même imaginables.

Tout de même, après huit jours, les choses commencent à se situer. Les grandes masses de l’Europe, les grandes lignes de la guerre, et çà et là, dans nos frontières, des secteurs minuscules, comme au hasard, qu’on voit d’un coup avec une précision quasi absurde. Cette chambre paysanne ou j’écris maintenant, sur un bon papier quadrillé, tandis qu’Albert Mermoud, en travers de son lit, les hottes pendantes, dépouille le courrier de la Guilde… Je ne puis pas vous dire où cela se trouve sans contrevenir aux ordres les plus stricts, mais c’est très bien ainsi, Denis de Rougemont et le directeur de la Guilde « en campagne », car nous sommes n’importe où, sans raison raisonnable ou prévisible.

J’aime beaucoup les adresses militaires. Deux ou trois chiffres pour les initiés, et cette mention si belle, quand on y pense, dans son élémentaire grandeur : En campagne. Entendez : quelque part dans le pays, dans les champs anonymes, sous la pluie, dans les vergers où l’on écrase des pommes mal mûres, dans des cuisines de ferme, dans cette chambre boisée…

Confort paysan, seul authentique en nos pays. Aux parois, des versets bibliques, lettres d’argent et myosotis, autour de la photo jaunie du Chœur mixte en 1913. Deux bons lits de bois aux « duvets » écrasants. Pour le reste, un désordre exemplaire, courroies, bandes molletières, cigarettes, boîtes de conserve, tuniques mouillées, paperasses. Revanche sur des journées de discipline et de paquetages alignés au cordeau. Partirons-nous au milieu de la nuit ? Ou passerons-nous l’hiver ici ? Plus rien ne dépend de nous. C’est notre liberté.

Pendant que Mermoud compose son Bulletin de guerre, j’ai bien envie de vous dire un peu de quoi se fait la vie à l’armée, dans les débuts d’une mobilisation.

Les dames croient volontiers que c’est parades et bottes, fanfares, rythmes virils, flatteuses géométries garantissant l’ordre social contre le mystérieux Esprit de subversion. Ces dames sont en retard d’au moins deux guerres ou victimes d’expressions telles que « sous les drapeaux ». En vérité, l’armée c’est tout d’abord un cliquetis de casques et d’ustensiles grossiers ; des mouvements brusques en tout sens, tissant une sombre confusion qui se révèle ordonnée à l’heure H ; et beaucoup de choses très lourdes, bouclées et trimballées dans une hâte hargneuse et fouaillée de jurons, précipitant des hommes mal réveillés vers des attentes inexplicables sous la pluie. Mangeailles, arrêts, ahans, monotonie, ignorance des ensembles, objets numérotés, perdus, récupérés à la volée, c’est tout ce que l’homme dans le rang peut constater, si toutefois la fatigue lui laisse la faculté de constater quoi que ce soit, hors l’envie de boire et de se coucher.

Eh bien ! de tout cela se dégage un lyrisme. De cela précisément qui n’a pas de nom, qui n’a rien de spectaculaire, qui n’a pas sa photo dans les feuilles et qu’on peut seulement ressentir quand on a les pieds dans la boue, vers quatre heures du matin, après l’alarme. La plupart des hommes le ressentent, presque aucun n’oserait l’avouer. On croit que la poésie n’existe qu’héroïque ou sentimentale, et l’on ne sait plus la reconnaître au ras du sol, au niveau des choses brutes et brutales. Pourtant, rien n’est plus poétique qu’un rassemblement dans la nuit, grouillant de casques, de reflets sourds et de gamelles entrechoquées. Et, plus tard, au matin, quand l’attaque se prépare, un « à terre » prolongé à la lisière d’un bois, cela peut être un des plus beaux moments de notre furtive existence. Surtout quand il tombe une pluie fine.

Ce n’est pas seulement à cause de la saison qu’il convient de parler de la pluie. C’est à cause d’une profonde affinité entre la vie en uniforme et ce que l’on nomme par convention le mauvais temps. La pluie en ville et la pluie « en campagne » sont deux phénomènes bien distincts, aussi distincts que la vie civile et la vie militaire en général. La pluie civile n’est guère qu’un embêtement dont on se préserve comme sans y penser. On ouvre un parapluie, on enfile un « imper », on s’isole avec soin, avec dédain, des éléments. Mais la pluie militaire, comment dire, c’est quelque chose d’immense et de sérieux. On y pénètre de tout son corps, de tout son sentiment charnel, on l’accepte avec toute la nature, sans préjugés ni fausse pudeur. Couché dans l’herbe grasse, écrasé par son sac, l’homme observe l’avant-terrain par-dessous la visière d’acier régulièrement ourlée de gouttes. Le vent siffle à travers les trous du casque. L’homme tire la toile de tente qui couvre ses épaules et cherche à la caler sous son coude droit. Il sait que, d’une seconde à l’autre, peut venir l’ordre de bondir. Ça ne l’empêche pas de s’installer comme s’il n’avait rien d’autre à faire pendant des heures. (Est-ce une parabole de la vie ?) Il est bien. Merveilleusement bien. Libéré. Sans passé, sans avenir. Tout le présent limité par ces herbes où circulent des bestioles maladroites. Le drap du pantalon colle au mollet, les doigts sont rouges sur le fusil luisant. Les gouttes de la visière glissent d’un coup sur la gauche quand on lève un peu le nez pour voir si rien ne vient. Non, rien ne vient. Grisaille, monotonie, envoûtement de l’esprit par le corps – pourvu que ça dure encore quelques secondes, ça ressemble tellement au bonheur ! Un cri dans le vent va tout détruire. Oui, c’est bien ça, c’est toujours ça, le bonheur : un instant de répit sous la menace. Alors on vit à plein. On sent le goût des choses. Et l’on est prêt à tout abandonner au premier signe du destin, parce qu’on vient de remplir les limites du réel et d’accomplir un seul instant parfait.