(1962) Esprit, articles (1932–1962) « Autour de L’Amour et l’Occident (septembre 1939) » pp. 760-765

Autour de L’Amour et l’Occident (septembre 1939)as

Mon cher Davenson,

Votre article brillant, méditerranéen sur mon Amour et l’Occident , par sa forme même d’apostrophe amicale et ironique, provoque et engage un dialogue. J’ai d’autant moins envie de m’y soustraire que les chapitres de mon livre qui furent publiés ici même sont, avec ceux ou plutôt celui que vous critiquez dans un rapport quelque peu équivoque, qu’il m’importe d’élucider.

Vous me dites (avec une gentillesse désarmante et si rare !) que mon livre « est un livre d’histoire » et que je ne suis pas un historien. Je vois bien que vous non plus ne voulez pas l’être comme tant d’autres le furent et le restent. Toutefois, c’est bien comme « historien » que vous m’attaquez, et certes je ne fais pas de ce mot une injure, mais simplement je constate que vous parlez de l’histoire comme quelqu’un qui y croit encore, et qui escompte que le lecteur y croit. Or moi je n’y crois pas du tout. Je ne crois pas aux « faits objectifs » dont l’historien prétend communément « partir »109. Je crois qu’il y a un matériel hétéroclite de textes, de dates, de noms de personnes et de lieux, de chiffres, de relations de gestes et de paroles, matériel avec l’aide duquel l’historien compose des faits, comme le poète une poésie. Que faut-il pour écrire un sonnet ? Des contraintes rhétoriques et de la liberté, disons de l’imagination. De même, pour composer un « fait » d’histoire, il faut un certain nombre de renseignements fixes et une capacité fabulatrice qui leur donne un sens et un nom, comme « victoire » et « bataille de la Marne ». Le sonnet sera critiquable si l’ordre des rimes et des strophes n’est pas strictement respecté. La composition historique sera critiquable au même titre : si par exemple on appelle pape un Léon III qui fut empereur. Je ne songe pas à défendre l’inexactitude ni les erreurs typographiques, ou les négligences de copie. Mais ceci dit, il ne serait pas « exact » non plus d’appliquer les mêmes critères à ce qui ne relève pas du même ordre. C’est à savoir : le sens d’une interprétation. Or c’est l’erreur commune, bien moins des historiens — qui ne peuvent plus se faire d’illusions — que du public qui croit aux manuels. Je ne dis pas cela contre vous. Je le dis pour situer vos critiques dans l’esprit de votre lecteur — et du mien. Car en fait, je ne prétends nullement que mon livre soit un livre d’histoire, dans ce sens « critiquable » du terme. Ce n’est pas même de l’histoire littéraire. C’est bien plutôt, s’il faut une étiquette, un livre de théologie morale, et c’est sur ce terrain que je puis le défendre. Malgré toute mon horreur de Kant, je dirai même que j’en ressens l’obligation.

Ma formation théologique protestante m’incite à rechercher, en chaque domaine, non point le général comme les classiques, ou l’Idée comme certains romantiques, mais bien plutôt le moment décisif. Par exemple, l’histoire n’a pour moi d’autre sens que d’illustrer certaines décisions actuelles. Cette méthode n’a rien d’objectif au sens qu’a pris le mot pendant le xixe siècle. En effet, l’objectivité érudite ne rencontre jamais de décision ou d’acte parmi les renseignements qu’elle authentifie. En tant qu’érudition et critique dite « sérieuse », elle se constitue proprement par le refus d’admettre quoi que ce soit de ce genre. Elle se condamne à l’enregistrement sans intervention de l’esprit. (C’est d’ailleurs tout à fait impossible.) Or seul le créateur connaît la création, seul il est en mesure de la reconnaître là où elle est apparue dans le passé, et là où elle sévit dans le présent. Croyez bien qu’en tant qu’interprète et théologien de l’histoire, je n’ai pas été sans découvrir dans votre article une faculté d’interprétation créatrice au moins égale à la mienne. C’est à partir de là que nous pouvons dialoguer. Car à partir de là, nous pouvons en appeler à l’objectivité la plus réelle : celle de certaines formes fixes de l’esprit au nom desquelles nous portons nos jugements, et qui ne sont autres que les dogmes.

— Ça existe, l’amour courtois !… dites-vous. Mais voilà, je le « vide de sa riche, émouvante réalité humaine », Et vous citez la légende de Rudel, et vous me reprochez de n’avoir pas rêvé là-dessus et de n’en avoir tiré qu’un argument de tortionnaire. Vous ajoutez que je suis insensible à « cette éloquence passionnée, à cette beauté intérieure », que je tiens tout cela pour une « conception dépassée » ; et que j’en parle enfin comme on peut en parler à l’Université de Halle110.

Or il se trouve que plusieurs critiques m’ont adressé le reproche inverse : celui d’avoir donné de l’amour courtois une description si enthousiaste qu’à la fin, la conception chrétienne que je lui oppose « paraît quelque peu exsangue ». Je pourrais essayer de me justifier en remarquant que mon objet principal n’était pas de décrire les différents aspects de l’amour courtois, mais seulement cet aspect, à mon sens décisif, que je rapporte au catharisme. Je pourrais, je devrais vous dire que si je n’avais pas rêvé (et un peu plus…) sur l’aventure de Rudel, si j’étais insensible à cette éloquence passionnée et à cette beauté intérieure, si je croyais cette conception dépassée, je n’aurais pas écrit mon livre. L’amour courtois, ça existe tellement que j’en ai fait la cause principale de la crise du mariage moderne ! Et c’est si « beau », si « éloquent », si « intérieur », si « riche », si « émouvant », que ce n’était pas trop de tout un pesant livre pour essayer de formuler ce qu’il y a, au cœur de cet amour, d’antichrétien. Or, c’est à cela seulement que je veux renoncer. Sur ce point seul porte ma décision. Tout le reste, dans la perspective de mon ouvrage, ne pouvait être que littérature (la plus belle qui soit, nous le savons à Neuchâtel comme à Marseille). C’est à cela, c’est à ce « reste » que vous dites ne pouvoir renoncer. C’est cela que vous me reprochez de n’avoir pas assez exalté. Mais alors, je vous pose cette question : si j’avais exalté davantage tout ce reste, mes conclusions, à votre sens, s’en fussent-elles trouvées modifiées ? J’entends mes conclusions religieuses et morales, ma décision, non telle ou telle hypothèse « historique » que je suis tout prêt à réviser s’il y a lieu. Voilà le point. Voilà le terrain de ma défense et aussi de ma contre-attaque.

« Je ne puis, moi, renoncer à rien de ce qui a été humain », dites-vous. « Il me faut à tout prix que je puisse l’assumer. » Eh bien quoi ? Nous en sommes tous là ! Mais faut-il vraiment s’en réjouir ? Si l’on appelle catholique le refus conscient de renoncer à rien d’humain, sans distinction, je veux bien être appelé sectaire. (Huguenot, cela va sans dire, mais ce n’est pas synonyme.) Et même dissonant, s’il le faut. Dans ma dissonance obstinée, je considère que le chrétien, c’est un homme qui choisit sans retour, et qui décide de renoncer, comme malgré lui, à ce qu’il y a de corrompu, de « trop humain », de sous-humain dirai-je plutôt, dans tout ce que l’on appelle l’Humain, et qui ne l’est plus depuis la Chute d’Adam. Oui certes, rien d’humain ne peut m’être étranger ; reste à savoir si j’ai lieu de m’en vanter ; reste à savoir si ce n’est pas là, précisément la solidarité dans le péché, l’irrémédiable « consonance » dont un miracle seul peut nous sauver, en même temps qu’il sauvera ou restaurera l’humain, et comme à travers lui, pour le Cosmos. (Voir Romains 8).

Vous estimerez peut-être que j’abuse en transportant à ce niveau notre « tenson », comme on disait au temps des troubadours. Croyez-moi, je ne cherche pas à esquiver des objections précises111 par un recours aux vérités les plus redoutables de la loi. Mais il faut bien remarquer le point réel de notre divergence (en attendant nos psychographes). Votre insistance à me reprocher d’avoir sous-estimé ce que j’appelle insolemment « le reste », m’amène à me demander pourquoi vous y tenez tant. Je crois voir la réponse dans votre conclusion. Et force m’est alors de reconnaître qu’à l’origine de ce débat il n’y a pas seulement en cause une certaine conception « dissonante » de l’amour courtois tel qu’il put être vécu au xiie siècle, mais une certaine compréhension des dogmes essentiels du christianisme.

« L’Amour vient de Dieu, appartient à Dieu et tend vers Dieu. » Le vieux fou de Transjordanie profère une vérité première. (J’avais été tenté de citer l’anecdote dans mon livre.) Placée comme cela, en conclusion de votre article, cette sentence paraît écrasante pour ma thèse. Seulement, nous sommes dans le monde concret de la chute, le monde des vérités secondes, équivoques, mêlées de mensonge. Dans ce monde concret, il n’est pas vrai que tout amour tende vers Dieu. Il n’est pas vrai non plus que tout l’humain soit humain. « Je trouve deux hommes en moi », écrit l’Apôtre. Nous trouvons en nous deux amours, et même trois. C’est là précisément le sujet de mon livre. Le premier amour, c’est le désir, c’est l’amour sensuel, sa fièvre et son bonheur, un « aspect éternel du cœur humain » — si vous voulez… (Mais pourquoi ne pas dire du corps ?) Un amour dont l’exaltation cependant, était considérée par les anciens comme une maladie de l’âme. Mais à partir du xiie siècle, et par l’effet de confusions mystiques, l’exaltation de cet amour naturel est subitement considérée comme vertueuse, ennoblissante. C’est en tant que le désir est exalté, et d’une certaine manière « chaste » et spirituelle, qu’il devient un symbole religieux : et voilà le deuxième amour, l’origine de l’amour-passion. Or cette exaltation ne tend pas vers le vrai Dieu, ni vers la créature telle qu’elle est, mais vers le moi rêvé de celui qui s’exalte. C’est une espèce de narcissisme. Le seul amour qui tende vers Dieu et qui l’atteigne à travers la vraie créature, c’est l’amour qui est venu de Dieu, rendu aux hommes par le Christ, cette Agapè qui seule sauvera l’Éros et qui, loin de le sublimer, lui redonnera sa juste place dans l’humain.

Ma thèse centrale présentée de la sorte — n’est-ce pas assez clair dans mon livre ? — me direz-vous encore que vous êtes « plutôt contre » ? Voilà toute notre opposition : catholique et platonisant, vous insistez sur la nécessité d’englober toute réalité dans une synthèse transcendante, de tout sauver. Protestant, j’insiste d’abord sur la nécessité de distinguer l’élément décisif, ce qui sauve. Vous me reprocherez de sacrifier la richesse émouvante du réel ; et moi, je crains que l’ambition scolastico-mirandolesque d’assumer tout ce qui existe en un corpus de conceptions réputées « adéquates », ne fasse parfois perdre de vue « la seule chose nécessaire ». Car l’Écriture nous dit que si nous la gardons « tout le reste nous sera donné par-dessus » ; mais l’inverse n’est pas prévu.

 

Post-Scriptum. — J’avais commencé de lire le numéro d’Esprit par la fin, comme tout le monde. Cette réponse écrite, j’ai lu votre « Tristesse de l’historien ». (Mounier et Niklaus, qui sortent de chez moi, peuvent témoigner de l’authenticité de cette chronologie !) Ainsi toute la partie de ma lettre relative à l’histoire « objective » se trouve être un mauvais résumé des idées de Raymond Aron, que je ne connaissais pas, et que vous approuvez ! (C’est aussi, en réalité, le développement de quelques indications formulées dans Penser avec les mains . Indications que j’ai d’ailleurs retrouvées à leur tour chez Hamann ! L’Histoire comme prophétie à rebours, par exemple.) Rencontre amusante, instructive… Je me garderai donc de retoucher cette réponse. Mais pour conclure, je vous citerai en confidence deux phrases d’une lettre reçue hier, et relative à mon Amour  : « Quand j’étais jeune, j’aurais parfaitement méprisé votre manière si cavalière d’expédier les problèmes, mais à présent je ne sais plus. Puisque aucune patience historique ne conduit à la certitude, il est peut-être au moins aussi sage de faire confiance à l’intuition. » — Tristesse de l’historien n’est-ce pas ? Et c’est pourtant celui-là même qu’avec combien de raison vous offrez en modèle à vos disciples. (Mais oui, vous en avez, et je les souhaite nombreux : car avec de tels maîtres, ils auront bientôt fait de retrouver la joie de l’historien !)