(1946) Articles divers (1941-1946) « Reynold et l’avenir de la Suisse (1941) » pp. 123-125

Reynold et l’avenir de la Suisse (1941)a

Le grand service que nous aura rendu l’auteur de Conscience de la Suisse, c’est d’avoir osé porter sur l’avenir immédiat de ce pays un jugement pessimiste. Les plus graves faiblesses, morales et matérielles, dans le domaine de la « défense spirituelle » comme dans celui de la défense du territoire, proviennent chez nous d’une incapacité congénitale à prévoir le pire, à l’admettre, et à se préparer en conséquence. Nous n’avons pas encore su prendre le tempo de ce xxe siècle. C’est que nous sommes devenus un peuple de bourgeois. L’ère de la bourgeoisie, ère du « confort moderne » et de l’absence d’imagination réaliste, prolonge encore dans la vie de nos cantons une existence condamnée ailleurs par des faits que je n’ai pas à rappeler. La faiblesse du bourgeois réside dans son refus de prendre au sérieux ce qui l’étonne. « Trop beau pour être vrai », disait-il au siècle dernier ; et aujourd’hui : « Trop affreux pour être vrai. » Cette double méfiance, cette double incrédulité à l’endroit de « ce qui nous dépasse » par en haut comme par en bas, traduit un seul et même refus de voir le monde tel qu’il est : pécheur et racheté, condamné et sauvé. Qui ne croit pas en Dieu ne saurait croire au diable. Qui ne croit pas au pardon ne saurait mesurer les profondeurs et les puissances du mal. Et c’est pourquoi les chrétiens seuls savent reconnaître les démons et déjouer à temps leurs calculs.

Reynold a le courage d’envisager — de regarder en plein visage — ce qui nous ruine. Non qu’il soit pessimiste par tempérament — ce n’est pas l’impression qu’il donne, pas du tout — mais il est simplement lucide. Il a su voir plus loin que le bout de la Suisse. Il a su voir l’Europe en pleine révolution. Il a montré l’un des premiers, chez nous, que la vraie fin, même inconsciente de l’étatisme disciplinaire, dépourvu d’idéal directeur, n’était autre que la mise au pas du pays, sa mise en marche vers le nihilisme — ou l’annexion. « Faire du socialisme, écrit-il, c’est faire la moitié du national-socialisme. » Certes, on peut lui répondre que faire du nationalisme, c’est faire l’autre moitié de ce tout. Mais enfin, l’important c’est que chacun commence par dire la vérité dans son patois, et celui de Reynold est « de droite ». Le mien passa souvent pour être de « gauche », comme si je croyais encore aux vaines distinctions qui chatouillent les politiciens ! Laissons tout cela et avançons ! La claire vision d’un but commun et d’un péril qui se désigne lui-même comme total (ou totalitaire) doit bien suffire à fédérer nos vérités partielles en une force vivante. Allons-y viribus unitis ! Car cela est clair : ni les gauches ni les droites seules, ni les catholiques ni les protestants seuls ne pourront rien faire chez nous. S’ils veulent rester eux-mêmes, il faut que leurs diversités se fédèrent au service du pays. Quand le temps presse, comme aujourd’hui, l’on voit ce qui compte, et c’est cela qui unit. Pour le reste, si sérieux soit-il, on en reparlera plus tard. Faisons d’abord en sorte qu’il y ait un « plus tard ».


En campagne, le jour de la capitulation de la Hollande.