(1946) Articles divers (1941-1946) « Angérone (mars 1943) » pp. 69-70

Angérone (mars 1943)d

Somnium narrare vigilante est.

Sénèque

En pleine polémique avec le mystère, il arrive à certains de s’oublier jusqu’à donner de l’amour une ou plusieurs définitions. Ah ! puissions-nous aimer l’amour assez pour ne jamais avoir recours à ces remèdes, car définir l’amour ce n’est point le connaître, mais limiter sa part dans notre vie, et nul amour ne peut survivre à cette méfiance ou à cette avarice anxieuse.

Mais il est une manière imaginable de parler de l’amour sans malice : c’est de former quelques rythmes de phrases où l’indicible jette par moments une espèce d’émotion ou de gêne, non qu’il soit dit ni même décrit par allusions ou par symboles, mais sa présence souveraine est annoncée par certain frémissement de l’assemblée des mots qui font la cour : le Roi s’approche.


Toute éloquence est amoureuse, excitée par l’amour qui la rend fleurissante. Mais l’amour même est chose du silence. Cela dont je ne puis parler sans l’offenser dans sa grandeur, c’est ce qui m’enflamme à parler. Rien ne peut être dit de l’amour même, mais rien non plus n’est dit que par l’amour, si toutefois quelque chose est vraiment dite.

La Fable nous apprend à sa manière que l’amour est le lieu d’un mutisme sacré. Angérone, déesse du Silence : on croit qu’elle avait sa statue dans le temple de la Volupté. Et certains pensent qu’elle est la même que la déesse Volupie.

Promenons-nous aux alentours de ce colloque.


La Volupté n’est pas le plaisir même, mais l’imagination active du désir qui lentement s’approche de son terme. Quand le désir s’empare d’un homme, il arrive qu’il le rende muet. Il arrive même que le désir se manifeste tout d’abord par ce mutisme. À tel point que l’homme ne retrouvera l’usage de la parole qu’avec le « terme » où l’esprit se libère. La volupté serait un phénomène analogue à celui de l’hypnose : un état de l’âme ou de l’esprit rétrécissant le champ des facultés vers un objet unique et dans une seule pensée — l’identification, par la conquête chez l’un, par l’abandon chez l’autre.

Que cette hypnose soit en quelque mesure — celle de l’esprit — indépendante de l’instinct, c’est ce qu’induisent à supposer les deux observations suivantes : l’extrême concentration de l’attention sur un objet non corporel, œuvre d’art ou pensée d’un ordre difficile, peut échouer comme par court-circuit dans le plaisir ; tandis qu’un débauché vulgaire gémit d’avoir perdu la volupté.


L’homme du désir : il ne peut aimer qu’indéfiniment. Il n’aime que cela : regarder longtemps en silence, se perdre dans des yeux. (Certaines heures, soirs, aubes, passages.) L’ivresse naissante des amants, c’est le silence qui s’établit entre eux.

L’approche des yeux, dès qu’ils ont accepté tout le regard de l’autre : sentiment comparable au vertige. Le jugement peut rester libre, mais il semble que l’âme s’extériorise et tombe sans fin dans le regard unique. Durant certaines secondes, elle dépasse le temps, s’approche des bords d’une immobilité sans fond où elle se penche… Maintenant un seul œil est visible dans ce visage décomposé en ombres et lueurs lentement mouvantes, — un seul œil par où toute l’âme regarde et supplie avec une impérieuse tendresse. De plus près encore, l’œil vient à perdre toute expression, regard absolu de l’angoisse. Si l’un s’écarte à ce moment, les voici vacillants comme hors d’eux-mêmes. Alors il lui saisit la tête entre ses bras, et la contemple. Et il la nomme dans sa pensée, comme s’il doutait… Adolescence !


Le charme du désir est celui du silence : il éloigne sans fin le terme.

Tu n’entends que ce qui s’interrompt. Tu ne sais rien que tu ne perdes. Car ce n’est pas le savoir que tu veux, mais la divine connaissance du présent. Or cette connaissance est interdite. Et c’est l’approche du viol de l’interdit qui impose aux amants leur silence, fascination de l’horreur sacrée, attirance de l’effroi mortel.

Dans le silence du désir, la possession a fait une brusque rumeur de vagues affrontées et hostiles. Maintenant, l’onde lisse et basse d’un temps nouveau nous environne. Ceux qui n’aiment point la femme qu’ils viennent de posséder, leur silence meurt à cette minute du plaisir. Ils fuient, bavardent.

Tristesse platonicienne

C’est dans l’accomplissement du plus violent amour qu’il nous est accordé de concevoir un absolu, mais sous la forme de l’inaccessible. Atteintes enfin les limites de la puissance du désir, sur la solitude égarée du couple, Éros pose en couronne un désespoir glacial : vous n’irez pas au-delà de votre union.

Ô silence des astres ! Fondues nos âmes ? Deux corps s’endorment dans leur paix, et l’être enfin comblé ne sait plus où se prendre. Il se ramène en soi, se divise en ses ombres. Ainsi passent les heures d’avant l’aube, dans le dépaysement de l’âme et les métamorphoses indicibles. Lui s’éveille parfois tout à fait, et ses yeux dans le noir imaginent. Une étreinte qui s’égalerait à l’Infini. Se fondre en un seul être, mais que cet être accède ensuite au commerce de ses semblables, qu’à son tour il les aime, les possède ! Ainsi par une suite de vertiges, multipliant la splendeur amoureuse, par mille étreintes successives il s’élève à la jouissance imaginaire et désespérément consciente de l’Être.

L’aube point. L’esprit se tourne vers les choses et les dénomme d’un regard. Un corps auprès du mien respire, mémoire pesante de l’incommensurable nuit. Nous n’irons pas au-delà de nous-mêmes. Mais dans cette défaite de l’étreinte, n’est-ce point le souvenir du seul désert que désormais nous chercherons ?

Au terme de la fuite, nous ne toucherons jamais qu’un impossible fascinant. Et nous vivrons dès lors dans le vertige de nous détruire au contact de cet infini, plus puissant que la joie et la douleur. Dans le vertige de revenir toucher cet absolu, sensible à celui seul qui l’éprouve jusqu’à l’épouvante : l’être que nous formons au sommet de l’amour, et qui meurt à l’instant où il naît.


Tout notre platonisme échoue dans l’instant de l’étreinte dénouée. Alors l’amour, dirait-on, change de signe. On voit soudain que le désir était le dialogue des corps, tandis que le plaisir est solitaire, instant où les amants sont le plus séparés, arrachés, retirés en soi. Alors paraissent la conscience, et le sérieux, et la réalité des vies au jour. Nous sommes deux.


Il n’y a que deux philosophies : celle du désir et celle de l’acte ; ou encore, il n’y a que deux doctrines : celle du silence et celle de la parole.

La négation du désir amoureux par l’acte même qui l’accomplit, c’est le signe physique, originel, de l’infinie contradiction que nous souffrons. Le désir divinise, l’acte rend à l’humain. L’amour rêvé meurt au seuil de l’amour qui sera notre tâche sérieuse.

Quittons ce temple où dorment deux idoles, et parlons le langage du Jour.