(1946) Articles divers (1941-1946) « Rhétorique américaine (juin-juillet 1943) » pp. 2-4

Rhétorique américaine (juin-juillet 1943)f

L’Amérique m’a fait prendre conscience de bien des choses qui allaient de soi dans notre Europe, et qui me sont révélées dans ce pays, parce que c’est leur contraire, ici, qui va de soi.

Parmi la douzaine de bouquins que j’ai pu emporter de Paris, il y avait le Journal d’André Gide. Chaque fois que j’en relis quelques pages, je suis frappé par le souci qu’y montre Gide d’une écriture durable et d’une œuvre d’avenir. Il n’accepte de rompre avec une tradition que pour en fonder une nouvelle, qui se révélera sans doute conforme à la tradition de la langue, à son génie le plus vivace. Gide craint d’inclure l’actualité dans un ouvrage, parce que c’est elle qui risque de vieillir en premier lieu. Ce souci, cette arrière-pensée, sont étrangers à la littérature américaine, trop jeune pour craindre les atteintes du temps. On n’écrit pas un livre pour qu’il dure, en Amérique, mais d’abord pour qu’il frappe et qu’il agisse, au maximum, dans le plus court délai. Signe de santé d’une culture.

Le journaliste est l’homme pour qui le lendemain n’existe pas, remarquait encore André Gide. Dans ce sens élargi du mot, mais en retirant à l’épithète toute qualité dépréciative, on pourrait appeler journalistes bon nombre d’excellents auteurs américains. Ils n’y verraient, à juste titre, aucun reproche. Car l’Amérique a fait du journalisme un art par une révolution trop ignorée de l’Europe. Un art qui n’exclut pas une poésie très drue, et qui possède une rhétorique, un « art de persuader » étrangement efficace. La connaissance de ses règles techniques permet de pénétrer certains secrets de la littérature contemporaine de ce pays. Secrets de style et de composition.

La rhétorique française veut qu’un discours, un essai ou un simple article, soient introduits par quelques précautions verbales, qui créent une atmosphère ou orientent l’esprit. La rhétorique américaine écarte ces prudences et ces cérémonies. Elle considère comme un poids mort nos formules de présentation ou de congé. Un article de magazine américain commence presque obligatoirement par une anecdote étonnante, une énumération de faits bruts, ou quelques chiffres impressionnants. C’est la Catch Phrase, la phrase-qui-attrape et qui vous jette de but en blanc dans l’humanité vive du sujet, saisi par son côté sensationnel. L’article ensuite ne se déroulera pas suivant un plan logique, mais suivant la ligne de plus immédiate efficacité. Là où l’écrivain français cherche à vous convaincre par la rigueur ou l’élégance de ses déductions, l’écrivain américain cherche à vous entraîner par la dramatisation (Dramatizing) de sa matière. Le style français triomphe dans la litote et le raccourci, le style américain dans l’effet de choc ou d’accumulation lyrique. L’un s’attache à la construction statique, l’autre au rythme. L’esprit français tend à dégager l’essentiel, l’esprit américain à l’engager dans le concret, à le sensibiliser, à l’illustrer. L’anecdote révélatrice, le Human Touch, sont régulièrement préférés par un directeur de revue américaine à la « formule heureuse » condensant et généralisant des observations que l’on néglige de rapporter en détail.

Au séminaire de Short Stories (histoires brèves, nouvelles) d’une grande université américaine, on enseigne aux étudiants à éviter toute expression « intellectuelle » du réel, à cultiver l’expression concrète ou sensorielle. N’écrivez pas : « John entra dans la banque. » Mais décrivez la sensation qu’il éprouve au moment où ses semelles-crêpe marquent d’une empreinte poussiéreuse le moelleux tapis du hall d’entrée, etc. Exemple caricatural d’un mode d’expression qui donnerait, avec beaucoup de talent, une page de Faulkner, un poème ; avec moins de talent, un long roman.

De cet ouvrage, la critique américaine ne dira pas souvent : c’est bien écrit, mais plutôt : c’est effective, agissant. Et d’une idée l’on ne demandera pas seulement qu’elle soit juste, mais qu’elle soit inspiring, stimulante.

Tout cela donne une littérature plus apte qu’aucune autre à l’expression du dynamisme aventureux de notre siècle. Entre la sensation et le sensationnel, elle fait preuve d’un incomparable pouvoir d’émotion. Mais elle attend encore son style intellectuel.

J’ai tenté de définir deux attitudes. Comment juger ? De la littérature qui veut agir dans l’immédiat, ou de celle qui se préoccupe davantage de durer, laquelle a le plus de chance d’avenir dans le monde où nous allons entrer ? Je n’en sais rien. Mais je suis sûr que l’écrivain français et l’écrivain américain ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Ils m’apparaissent complémentaires comme la virilité et la féminité, la couleur et le dessin, la poussée vitale et la retenue formelle. Et j’entrevois les plus féconds échanges entre ces deux principes de toute civilisation, que polarisent nos deux littératures : tradition et actualité, mise en ordre et mise en mouvement. De leur alliance naît la Liberté.